Un canton de France pendant la guerre

par M. Pierre Imbart de La Tour

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Messieurs

C’est un canton du Morvan. Posé sur ses flancs, en pointe vers le sud, dominant la plaine, il semble comme l’ouvrage avancé de la rude citadelle érigée au cœur de la France. Peu d’agglomérations. Des douze communes qui le composent, une seule, le chef-lieu, atteint 6 000 âmes ; quatre autres, 1 000 à 1 600 ; les villages ne sont eux-mêmes qu’un groupe de hameaux ou de fermes disséminées. Nulle industrie. Comme aux temps éduens, le peuple vit sur la terre et par la terre. Cette union intime de la race et du sol a, au moins jusqu’ici, préservé la race. Traits fins, teint clair, cheveux blonds, nulle peut-être qui ne rappelle autant l’aspect physique de nos Celtes. Elle a hérité quelque peu de leur physionomie morale. Fier, ombrageux, susceptible, mais serviable, méfiant bien que crédule, se livrant peu, même à celui qu’il écoute, tenace dans ses idées comme dans son travail, l’homme a gardé le sentiment de son indépendance et l’âpre obsession de son droit. Un pays de juristes : Guy Coquille et Dupin lui appartiennent. Mais aussi une terre de soldats : celle de Vauban. Que pensent, que font aujourd’hui ses fils ? — Essayons de les voir vivre. Il n’est pas indifférent d’observer le rôle de ces petites patries dans l’effroyable drame où se jouent nos destinées.


La guerre ? De quel son étrange eût résonné ce mot en juin 1914 ! Les oreilles n’y étaient plus habituées. Peu à peu, s’étaient effacés les souvenirs comme les générations de 1870. Une prospérité inouïe, bienfait d’une longue paix, avait attaché la masse aux œuvres de la paix. Ne voulant plus la guerre, le paysan ne croyait plus à la guerre. Contre elle, il avait pensé prendre ses sûretés dans les élections générales. Et à cet instinct profond, irréfléchi, une idéologie, qui n’était pas seulement de l’idéalisme, avait donné la force et les formes d’une conviction. Que parlait-on de conquêtes ? Une démocratie ne songe qu’à des reformes. D’armements défensifs ? Ceux qui ne menacent point n’ont rien à craindre. Une France paisible, maîtresse d’elle-même, avide de justice, de fraternité, d’humanité, ne peut qu’être aimée et respectée des peuples. Ainsi endormies sous le chloroforme du pacifisme, nos populations n’entendaient pas les craquements sourds qui annonçaient la rupture de l’Europe. Ni Agadir, ni les Balkans, ni la tension extrême des nationalismes ne troublaient leur quiétude. Elles nous en voulaient même de nos conseils ou de nos craintes, comme si prévoir la guerre était la désirer. L’ordre de mobilisation affiché le 1er août 1914, à quatre heures, fut un coup de foudre. Comment l’appel de la France en danger serait-il entendu ?

On sait quelle magnifique réponse lui firent ses fils. À peine les affiches posées, le tocsin en branle, les hommes quittent les champs. Ils rentrent chez eux ; le léger bagage est bientôt prêt qui sera le fidèle compagnon de route. Dès le soir, le long défile commence. Propriétaires, paysans, commerçants, instituteurs, prêtres, tous se sont dressés sous le fouet du péril. Pas un retard, pas un vide. Ils partent. Ceux-ci, les jeunes, avec la belle insouciance et les rêves fous de la jeunesse, des fleurs dans les mains, une chanson aux lèvres. Ceux-là, les aînés, plus graves, réfléchis, résignés, mais résolus, sans anxiété, non sans émotion, sachant bien que la guerre sera dure, disant très haut qu’après tout elle sera courte. Et voici encore ceux qui, dispensés par les infirmités ou par l’âge, refusent une justice qui ressemble à un dédain. À leur tête, un vieux gentilhomme de cinquante-neuf ans, le comte de Pelleport, qui après avoir donné son fils, s’est offert lui-même. Oh ! comme il est vrai que la jeunesse soit moins un état d’âge qu’un état d’âme ! Par la splendeur de sa bravoure, il entraînera ses hommes et tombera l’un des premiers à leur tête, mortellement blessé, le 20 août, à Sarrebourg. Sous la diversité des conditions, des caractères, des années, une seule âme, une seule volonté : celle de vaincre. Cette fermeté tranquille et simple a gagné ceux qui restent. Femmes et enfants à leur tour se sont raidis, ne voulant ni énerver les courages, ni se préférer au devoir public. Ils attendront le départ pour pleurer, seuls, en silence, dans la maison déserte, où se perçoivent moins que ne se devinent les sanglots étouffés qui montent, comme la plainte très douce de la terre maternelle privée de ses enfants.

Ils sont partis... De la funèbre chevauchée combien reviendront ? La race n’a pas menti. Le vieil idéalisme a afflué en elle. Les fils ont puisé à pleines mains aux réserves de bravoure amassées par les ancêtres. En Lorraine, dans les Vosges, sur la Marne, sur l’Yser, sur la Somme, à Verdun, leurs deux régiments n’ont cessé de se battre, plusieurs fois décimés, plusieurs fois renouvelés. Nous pouvons aujourd’hui mesurer nos pertes. Dans certaines localités particulièrement éprouvées, elles ont atteint une proportion exceptionnelle. Au chef-lieu où sont inscrits 986 électeurs : 105 tués et disparus ; dans un gros bourg de 406 électeurs : 59 tués et disparus ; dans une petite commune de 115 électeurs : 24 tués et disparus. Là, sur 25 jeunes gens de l’infanterie, deux seuls survivent. Comparons à ces chiffres ceux des prisonniers : 24, 18, 4, et, dans tout le canton, 64 contre 345 morts. Ces jeunes peuvent être surpris. Sur le terrain, ils ne se rendent pas ; ils se font tuer.

Voici la part du sacrifice. Regardons maintenant, à l’arrière de celle de l’organisation et du travail.

Tout d’abord, on s’est uni. Spontanément, librement, l’entente s’est faite, sans qu’un mot d’ordre l’imposât, qu’une arrière-pensée en affaiblit la force. Elle a été la création instantanée des mêmes angoisses, des mêmes devoirs, du même espoir. On a pu mesurer alors, dans la tourmente, ce que pesaient les cloisons artificielles des partis ou la puissance usurpée des clientèles. Nous sortions à peine des luttes électorales. La politique s’est tue ; adversaires de la veille se sont rapprochés ; les comités sont tombés en sommeil. Et, comme toujours, les hommes se sont groupés autour des forces vraies, ces autorités légales ou sociales qui, vivant dans le pays, instruites de ses besoins, sont par fonction, par éducation, par influence, des défenseurs nés de l’ordre comme du bien public. Par bonheur, toutes sont là. Ce canton du Morvan est un des rares pays ou ne sévisse pas l’absentéisme. Propriétaires, grands ou petits, résident. Ceux mêmes que leurs occupations, leurs relations retenaient d’habitude au loin se sont empressés d’accourir. Tel maire, éloigné de sa commune par l’éducation de ses enfants et ne l’habitant que pendant les vacances, s’est installé à son poste. Il ne l’a plus quitté. Les enfants s’instruiront en aidant leur père dans son petit gouvernement.

C’est bien, en effet, un gouvernement. Si la présence d’une élite a été, pour le pays, un avantage, celle des pouvoirs locaux fut une nécessité. Jamais leur tâche ne s’est révélée plus lourde. Réquisitions, ravitaillements, allocations, secours, passeports, statistiques, tout se fait par leur intermédiaire. Et jamais aussi l’autorité supérieure n’a témoigné à ses subordonnés sollicitude plus pressante. Voyons-la à l’œuvre. Un millier de circulaires, arrêtés, avis, dépêches, parfois deux par jour (plus de 300 000 pour le département), des ordres envoyés la veille et révoqués le lendemain, des textes clairs qu’un nouveau texte éclaircira, suivi d’explications doublées elles-mêmes d’un commentaire... voilà qui est administrer. Il ne sera pas dit que la crise du papier déchaîne la crise de la paperasse. Ainsi entraînés, nos maires se surpassent. Ils s’évertuent à écrire, classer, calculer, à courir aux gares, chez le percepteur, chez l’habitant, à porter des ordres, et, ce qui est plus difficile ; à les expliquer et les appliquer. Ils ont fait preuve de tact. Contre des mesures parfois abusives, ils ont défendu leurs administrés avec courage, souvent avec succès. Nous leur devons en grande partie la tranquillité qui n’a cessé de régner dans les communes. Mais il est juste aussi de reconnaître qu’ils ont été secondés par l’esprit public.

Aucun concours ne s’est dérobé. Au début de la guerre, il avait fallu aviser au plus pressé, assurer la sécurité. Dans toutes les communes s’est constituée une garde civique ; des rondes ont surveillé les chemins, donné la chasse aux espions comme aux malfaiteurs possibles. Les routes ont été barrées, et ce fut un spectacle au moins nouveau de voir, par une claire nuit d’août, un de vos confrères, armé jusqu’aux dents, monter la garde au pied d’une barricade. Peine inutile d’ailleurs : ni espion à découvrir, ni malfaiteur à poursuivre. Mais cet appareil fut jugé rassurant. Énervées, ébranlées par des rumeurs sinistres, les populations se sont senties protégées ; elles ont repris pied dans leur travail. Puis, on dut régler le sort des familles privées de leur chef. Presque partout, propriétaires ou maîtres devancèrent la loi. Les fermages ont été réduits ; la femme en service a continué à toucher le salaire du ménage. Les allocations, peut-être trop prodiguées, mais équitablement réparties, ont achevé cette œuvre d’accord social. — Peu à peu, la vie commune a repris. L’école est restée ouverte. Onze instituteurs sur vingt et un étaient partis. Les maîtresses ont suppléé aux maîtres, aidées elles-mêmes dans leur tâche par les plus grandes de leurs élèves qui surveillaient les plus petites. Cinq prêtres sur onze étaient mobilisés. Le dévouement des autres, chargés parfois de trois paroisses, a assuré le culte. La cloche familière et familiale a continué à porter au ciel les prières et les larmes. En vérité, dans nos villages, il semble que peu de choses aient changé, qu’après la grande commotion des premiers jours, un souffle d’apaisement ait circulé, trempant les énergies, disciplinant les âmes. Jusqu’ici l’entente a tenu ferme ; aucune fissure ne s’est produite. Elle a permis d’aiguiller les dévouements vers ces œuvres d’assistance qu’impose la guerre, et destinées à adoucir quelques-uns de ses maux.

Au chef-lieu de canton, une ambulance devait être installée dans l’école publique. Dès les premières hostilités, le personnel vint prendre son poste ; major, pharmacien, infirmiers, gestionnaire, secrétaire, cuisinier furent exacts. Tout avait été prévu… sauf les lits pour les malades. Il fallut que l’initiative privée s’en mêlât. En quelques heures, literie, linge, mobilier furent trouvés. Les habitants donnèrent ce qu’ils avaient. Plus d’une pauvre femme ouvrit la vieille armoire qui gardait les draps de famille, et, simplement, elle partagea. Cette générosité eut à s’employer plus largement encore. Le 10 août, un hôpital privé s’organisa, comme par enchantement, dans l’école libre. Ici, une femme de cœur et d’expérience avait pourvu à tout. Le 13 octobre, une autre petite école fut réquisitionnée pour servir d’annexe à l’ambulance municipale. Au total 120 lits... Le 20 août, les blessés de Lorraine commençaient à affluer.

Combien ils furent entourés, choyés, gâtés, qui, au pays, ne s’en souvient ! Dans la France entière, l’élan avait été unanime ; nulle part peut-être ne fut-il plus touchant que dans nos villages. Explosion de pitié, de reconnaissance pour ces fils de France qui avaient tout donné de leur jeunesse. Hommes ou femmes quittaient le travail pour les attendre. Fleurs, fruits, vins fins, mets choisis, rien n’était assez bon pour ces vaillants. Quelle joie de leur parler, simplement de les voir ! Les envelopper de tendresse était en quelque sorte s’imprégner de leur héroïsme. Petits Français, venus des quatre coins de la patrie, de Bretagne ou de Lorraine, de Dauphiné ou de Gascogne, vous n’étiez point, pour eux, des inconnus. Vous rappeliez l’absent, comme vous peut-être blessé, seul, étendu au loin sur quelque lit de douleur. Et par un miracle de dédoublement, vous sembliez prendre peu à peu les traits de son visage ou le son de sa voix. Était-ce à vous ou à l’autre, que s’adressaient leur compassion ou leurs sourires ?

En novembre, ce furent les réfugiés. Plus de 200 Belges ou Français, dénués de tout, dans un état insoupçonné de détresse matérielle ou morale. Les familles étaient disloquées ; dans le tumulte de la fuite, père, mère, enfants s’étaient échappés en tous sens, quelques-uns chez l’ennemi, d’autres dans quelque coin de France, sans qu’on pût retrouver leur trace. Les pouvoirs locaux les répartirent entre les communes, chez l’habitant, dans des maisons ou des chambres vides. Mais il était non moins urgent de les secourir. Un comité de dames s’organisa. Environ 1 700 francs furent aussitôt réunis. Plus d’un commerçant offrit généreusement sa part de vivres, de linge, d’ustensiles de ménage. Premier fond de bourse qui, grossi des allocations, des subsides du Secours national, permit d’installer, d’habiller, d’entretenir nos hôtes. Bien pauvre intérieur ! un lit, quelques chaises, une table. Mais sous la direction d’une présidente dont l’intelligence égale le dévouement, avec 4 800 francs, soit 24 francs par tête, le comité a, depuis trois ans, suffi à sa tâche. La vie matérielle assurée, on pourvut à la vie morale. Aux hommes, aux femmes valides, on trouva du travail. Les enfants furent envoyés à l’école. Quelques-uns, nos petits Belges, ne connaissaient que le flamand ; ils l’oublièrent. Ils se mirent à parler le français avec une facilité déplorable... pour leurs parents qui, eux, n’ont jamais réussi à l’apprendre. D’autres nous étaient venus déjà intoxiqués, malgré leur âge, par l’alcoolisme. Ils ont pu être sevrés du terrible aliment. Tout ce petit monde a fini par s’habituer au pays comme le pays à eux. Au début, ces fugitifs déprimés, aigris, par le douloureux exode, avaient été accueillis sans enthousiasme. La main sereine du temps a tout apaisé. Les cœurs se sont ouverts. Quelques-uns de ces réfugiés ont pu revenir dans leur pays reconquis, Les autres attendent ; ils savent qu’ils ne sont plus seuls, et la confiance qui les entoure a fait renaître en eux la douceur d’espérer.

Ce ministère d’assistance devra s’étendre encore. La guerre nous laissera bien d’autres misères qu’il faudra secourir sur place. Mais qui songerait à abandonner à elles-mêmes ces populations rurales qui ont fait tout leur devoir ? Sur elles, le fardeau de la guerre a été pesant. Pour les combattants, aucun privilège. Ce n’est point dans leurs rangs qu’on a trouvé des embusqués. Quant aux autres, ceux qui travaillent, qui ont intérêt à travailler, oublie-t-on leurs charges, les prélèvements des réquisitions, l’absence de main-d’œuvre, l’attaque brusquée des éléments, qui, en quelques heures, détruit l’effort d’une année et le revenu d’une famille ? Malgré tout, nos campagnes ont tenu. Lourdes étaient les réquisitions ! Elles furent acceptées, en dépit des gaspillages. Le paysan a tout donné, obligé souvent de racheter et beaucoup plus cher, le blé nécessaire pour se nourrir. Les bras manquaient ! Aucun champ n’est resté en friches. Conseils et sommations d’ailleurs ne chômèrent pas : « Du blé… du bétail... des machines… Semez plus tôt, vous récolterez plus vite… » Toutes nos révérences, messieurs les publicistes, Ce que nos populations ont à faire, elles le savent bien, et elles le font mieux encore. Voici une mère de famille qui a quatre petits enfants ; elle n’en cultive pas moins un domaine de 50 hectares. Ailleurs, le père veuf est parti ; les deux enfants, fille de dix-huit ans, garçon de seize, font valoir la ferme. Assurément, les voisins viendront à l’aide…, mais combien sont-ils ? Parfois aussi, l’homme sera renvoyé en permission, mais pour si peu de jours, quand ce n’est point à contre-temps, trop tôt pour les récoltes, trop tard pour les semailles. Qu’importe ! on s’arrangera. Femmes et enfants remplaceront les hommes. Les petits, de sept à huit ans, conduiront les attelages, la grande aînée dirigera la charrue. Sous ces mains un peu frêles qui tiraient l’aiguille et vaquaient aux soins du ménage, la terre s’entr’ouvre, germe, fuse en forêts naines d’herbages ou en gerbes frissonnantes d’épis. « Si nous ne travaillions point, disait l’une d’elles, qui donc nourrirait la France ?... » Oh ! les braves gens ! Les admirables femmes ! Que ceux qui pouvaient encore douter de nous se détournent un moment des oisifs, des sceptiques, des corrompus, dont s’amuse notre frivolité ou qu’amnistie notre indulgence. Qu’ils regardent ces énergiques. La France est là, dans cette grande armée qui travaille, sœur de celle qui se bat, dans ces vertus tranquilles, ces héroïsmes insoupçonnés qui font écho à d’autres vertus et à d’autres héroïsmes, Quand un pays donne de tels exemples, le monde ne peut désespérer de lui. L’épreuve qui l’accable l’aura aussi renouvelé.

Cette force de résistance, nos populations la trouvent surtout en elles-mêmes. Auscultons leur pouls moral. Comme toute la France, elles avaient eu d’abord leur accès de fièvre, l’exaltation mystique, la tension nerveuse du premier choc. Combien lointaines ces heures d’angoisse, d’espoir, de déception, d’enthousiasme, heures de Charleroi ou de Sarrebourg, de Paris ou de la Marne, de la grande épreuve comme du grand miracle !... L’excitation est tombée. L’âme s’est tassée sous la pression régulière et monotone des habitudes ; à mesure que la guerre se prolongeait, d’autres sentiments se faisaient jour. Le devoir d’agir n’a pas changé ; une évolution s’est faite dans la mentalité.

Ces silencieux ont réfléchi. N’essayons pas de les prendre à la fanfare des mots ou au mirage des utopies. Ils ne se battent point pour des abstractions, mais pour la délivrance du sol. Leur réalisme se défie des enthousiasmes irraisonnés ou des illusions déraisonnables. Ils ne demandent plus à des articles inspirés ce qu’il leur importe de savoir. Le seul journal qu’ils croient est la lettre intime, celle du front, qui en raconte la vie mouvante. La gravité de l’heure présente ne leur cache point les redoutables problèmes de l’avenir. Nos ruraux y songent, et non d’un cœur léger, se demandant si, à le préparer, la hardiesse des improvisations, la surenchère des conseils suffiront à compenser l’absence de méthode ou le flottement de l’autorité. Est-il si étrange que sous l’empire de ces sentiments, parfois un doute les effleure, que dans l’attente se glisse une lassitude ? N’ayons crainte. La constance de l’effort n’a pas cédé aux invites du pessimisme. Nos campagnes aspirent à la paix ; elles n’ignorent pas les difficultés de la conclure. La guerre ne serait pas le pire des maux, si elle laissait notre pays diminué, nos frontières ouvertes, la paix elle-même sans lendemain.

Heureusement, les germes de mort qui, dans d’autres régions, dans d’autres milieux, ont détruit les forces comme les traditions sociales, parmi elles n’ont pas levé. La race est toujours saine. Point d’alcoolisme. Si l’homme s’oublie parfois, c’est avec le bon vin de France qui fait dire des folies plus qu’en commettre, et empourpre le visage sans infecter le sang. La famille est restée forte. Si la natalité a un peu fléchi, nous n’en sommes point à une crise de dépopulation. Le régime même de la culture a été une sauvegarde. Dans ces exploitations d’étendue moyenne, 40, 50, 60 hectares, qu’une famille peut cultiver, fermiers et métayers ont intérêt à avoir des enfants. Ceux-ci sont leur main-d’œuvre comme leur richesse. Nombreux encore sont les foyers qui en comptent quatre à cinq ; il en est qui en élèvent six ou sept ; quelques-uns plus de dix, jusqu’à seize. Petites colonies qu’un lien indissoluble attache à la terre... Maint chef de ménage cultive avec tous les siens, ses fils mariés, ses gendres, ses petits-fils. Quelqu’en progrès que soit l’individualisme, il n’a point brisé la cohésion de la cellule sociale.

Cette forte assise de la famille en a maintenu les vertus. Dans ces pauvres demeures que la guerre a dépeuplées, à peine trouverait-on quelques défaillances morales. Plus rares sont les scandales publics. Ces populations n’ont pas eu pour se corrompre la promiscuité de la ville ou la démoralisation de l’usine. La terre a bien gardé les siens. Là-bas, au front, l’homme peut se battre. Aucune blessure secrète ne désarmera son bras. Il y a une tendresse qui n’a cessé de le suivre, de veiller sur lui, celle qui le protège contre les privations, les rigueurs de l’hiver, « le froid » plus dur encore « de l’oubli ». Ce soldat peut revenir joyeusement à son foyer : il ne le trouvera pas désert. La paix bénie le rendra à son travail. Elle ne fera pas de lui un déraciné.

Cette belle tenue morale ne s’est point étayée seulement sur l’état économique et les mœurs. Elle a trouvé sa force dans la survie des vieilles croyances. Et si la guerre les a raffermies, si, de nouveau, l’église est moins déserte, comme la prière plus ardente, c’est qu’une foule d’âmes ont eu le besoin d’une foi, dans la grande angoisse qui pose devant tous le problème de la douleur et de la mort. Aucune de nos familles qui ne soit en deuil. Ici, l’unique enfant ; là, les deux seuls fils ; ailleurs, trois sur quatre. Des noms qui s’effacent ; des familles qui s’éteignent ; l’élite paysanne fauchée comme toutes les élites... Y songeons-nous assez ? Et pourtant, si aiguë que soit leur douleur, mères ou épouses ne murmurent point, ne se révoltent point. La plainte est refoulée qui, parfois, comme la goutte d’eau d’un vase trop plein, déborde sur les lèvres… Elles croient. Ne leur demandez pas des raisonnements ; elles se confient au mystère. Ce sentiment que nous ne sommes point des isolés, que le ciel n’est pas vide, notre voix sans écho, qu’il faut s’abandonner sans réserve entre les deux grands bras éternellement ouverts de la mansuétude et du pardon, que nos vies ne finiront point, telles des épaves appelées à surnager une heure et à disparaître à jamais dans le gouffre, voilà leur christianisme. Ah ! cette religion des morts, comme elle les a consolées et pacifiées ! Quelles que soient nos convictions, inclinons-nous devant elle, car nous pouvons juger ce que la croyance a fait de ces petits et à quelles cimes elle les élève ! Écoutez la confidence d’un de nos soldats, pupille de l’Assistance, élevé par charité, sans famille, peut-être sans nom… « Avant de repartir pour l’attaque, ou d’accomplir une mission dangereuse, je regarde en esprit le grand Christ de notre église… » Ou encore le cri d’une mère, une pauvre, très pauvre femme, qui vient d’apprendre la mort de son enfant… « Tout ce que j’ai, pour lui ! Je ne veux pas que son âme manque de prières. Il ne sera pas abandonné. »

N’être pas abandonnés ! Morts obscurs, dont la gloire ne gardera pas les noms, morts héroïques, qui gisez, épars, perdus, sous les glèbes éventrées de Champagne ou de Lorraine, vous aurez eu au moins cette certitude. Il vous a manqué la dernière étreinte infiniment douce de cette terre qui vous vit naître, vous a nourris et fit de vous des hommes. Sans doute n’y dormirez-vous jamais... Il est cependant un abri plus sûr, plus inviolable encore, qui vous garde, le cœur meurtri de celles qui, vous ayant aimé, ont tout perdu à vous perdre. Leur regard vous recherche, comme leur tendresse vous retrouve. Elles communient à votre être dans l’intimité de leur prière ou le recueillement de leur vision vivante. Cette foi qui les sauva du désespoir vous sauvera vous-mêmes de l’oubli. Hôtes invisibles, à votre tour, soyez leur soutien et leur guide. Dites-leur qu’elles se souviennent. Il ne faut pas que la cruelle épreuve demeure sans enseignements. N’oublions rien de cette guerre, ni les crimes qui l’ont souillée, ni les erreurs qui l’ont rendue possible... Dites-leur qu’elles restent fermes. S’abandonner serait se perdre. Il n’est pas possible que votre sacrifice ait été vain, que tant de douleurs soient stériles, que le sang de France ait coulé en pure perte !... Dites-leur enfin que, élargissant leur âme des espoirs de la patrie, elles ne cessent, comme vous, de la préférer à tout. Se dévouer, même s’il en coûte, faire son devoir, quoi qu’il advienne, rester unis pour être forts, voilà les grandes, les nécessaires vertus d’aujourd’hui, de demain. Dans cette société des peuples qu’elle rêve, la France aura la place que lui feront ses fils.

Quand le fracas des armes sera apaisé, petits soldats, qui êtes morts pour elle, c’est encore à vous que pieusement nous songerons, pour la servir dans l’œuvre immense et durable de la paix.


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