La marque et la trace

par M. Pierre Nora

Délégué de l'Académie française

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Chacun des pays engagés dans la guerre de 1914 a sa manière propre de l’appréhender et de s’en souvenir. Le sujet appellerait une comparaison internationale. Chacun des représentants de ces pays, conviés aujourd’hui, comprendra pourtant la nécessité, ici et en cette occasion, de me concentrer sur la France.

Si l’on jette alors un regard surplombant, à vol d’oiseau, sur le siècle qui nous sépare de 1914, on verra aussitôt s’individualiser deux périodes d’à peu près égale longueur. Une première, jusqu’aux années 1960, marquée par l’expérience du vécu, par un engagement plus ou moins direct de tous les acteurs et témoins, depuis les diplomates et hommes d’État jusqu’aux artistes et écrivains. Une seconde qui, avec le renouvellement des générations, avec le poids d’une seconde guerre mondiale qui oblitère la première et cependant la prolonge, en plus grave encore, en plus mondiale encore, voit naître et s’affirmer toujours davantage une approche plus analytique, plus réflexive, et surtout plus critique.

On pourrait faire apparaître le contraste entre ces deux périodes par un trait un peu fort, mais qui dit l’essentiel. En 1964, grande date commémorative du cinquantième anniversaire de 1914 et du trentième de la Libération, le général de Gaulle pouvait encore présenter tous les morts comme des héros qui s’étaient sacrifiés pour la cause sacrée du salut de la patrie. Ces héros sont peu à peu devenus les victimes d’une entreprise monstrueuse qui n’a abouti qu’au suicide collectif de l’Europe. Neuf cents morts par jour en moyenne pendant quatre ans ! La seule idée que trois semaines après la déclaration de guerre, en une seule journée, le 22 août, entre Somme et Ardennes, 27 000 hommes soient tombés sous l’artillerie allemande, laisse sans voix.

Ce sentiment général a trouvé son expression officielle au plus haut niveau. C’est Lionel Jospin, Premier ministre, qui en 1998, au quatre-vingtième anniversaire de l’armistice, demande, à Craonne, la réintégration des mutins jusqu’alors considérés comme des traîtres dans la mémoire des Français. C’est Jacques Chirac, président de la République, qui, en 2000, dans une conférence de presse à Berlin, déclare que tous les soldats « sont morts pour rien ». C’est François Hollande, ouvrant la commémoration du centenaire, qui déclare tous les soldats « qui n’ont plus d’uniforme, et qui reposent à égalité de respect » (…) « victimes d’un tragique engrenage ».

Si l’on veut cependant entrer plus avant dans les péripéties de la mémoire, on pourrait porter l’accent sur les moments tournants où se sont mis en place une approche et une perception nouvelle de la guerre. C’est ce que je me propose de faire ici à grands traits. Il y en a trois principaux qui scandent le siècle avec une étonnante régularité : le tournant des années trente, celui des années soixante, et, le plus important, le tournant des années quatre-vingt-dix où s’installe la perception qui est encore la nôtre.


Comment la crise des années trente, dans toutes ses dimensions, économiques, nationales, idéologiques, n’aurait-elle pas bouleversé les réactions de l’immédiat après-guerre ?

Le simple rapprochement de quelques ouvrages venus d’horizons très divers, mais tous parus autour de 1930, suffit à titre de repères symboliques, à illustrer le changement de l’esprit public. Jusque là en effet, celui-ci pouvait paraître s’exprimer dans les grands récits d’écrivains combattants dont les plus célèbres sont encore dans toutes les mémoires : Le Feu d’Henri Barbusse, prix Goncourt 1916, La vie des martyrs de Georges Duhamel, Les croix de bois de Roland Dorgelès, et surtout Les Éparges de Maurice Genevoix qui les domine tous par la puissance et la simplicité de son talent.

Soudain, voici quatre autres titres, dont la seule évocation fait mesurer l’écart. C’est le gros livre de Norton Cru, Témoins, en 1929, qui se donne précisément pour objet l’analyse critique des souvenirs de combattants depuis 1915. C’est, en 1932, le séisme littéraire du Voyage au bout de la nuit, première vision franchement noire de la guerre et d'un tragique dérisoire.

Et puis deux titres moins évidents, mais encore plus parlants : « La crise européenne et la Grande Guerre », 1934, dernier volume de la célèbre collection « Halphen-Sagnac », signé par Pierre Renouvin, le futur doyen de la Sorbonne et le maître des études d’histoire contemporaine, qui a formé plusieurs générations, dont la mienne. C’est la première tentative, après un précoce essai sur Les origines immédiates de la guerre, en 1925, pour constituer la guerre en objet d’histoire, même si c’est une histoire encore purement diplomatique et militaire. Mais en même temps ce grand classique, qui marque l’intronisation universitaire de la guerre comme le « Malet et Isaac » de la même année consacre son intronisation scolaire, est l’oeuvre d’un grand blessé, gazé et amputé d’un bras ; comme si ce premier ouvrage scientifique, constamment réédité jusqu’aux années soixante, appartenait encore au commentaire commémoratif.

Oserais-je accoler à cette liste, la traduction française de Mein Kampf en 1932 ? Oui, parce que cette expérience autobiographique du caporal Adolf Hitler dans les tranchées, laisse entrevoir, au-delà du manifeste national-socialiste, la perspective d’une seconde guerre.

La crise des années trente a remanié profondément le stock des premiers sentiments et des souvenirs. Elle a mis fin au mythe de la « der des der », au moment où l’arrivée au pouvoir de Hitler dans une Allemagne ruinée, et la consolidation du communisme stalinien dans une Union Soviétique épargnée par la ruine, paraissait justifier, aux yeux de certains, la condamnation de la démocratie libérale et parlementaire, sortie de la guerre moins victorieuse qu’impuissante et divisée.


Le tournant des années soixante voit la rencontre de deux générations : celle de la première guerre au bord de la retraite, et celle qui a vécu la seconde guerre mondiale. Il est à mettre tout entier sous le signe du social, aux deux extrémités de sens qu’a le mot.

D’une part l’élargissement du témoignage et de l’enquête aux individus, à tous les individus, simples soldats, femmes, enfants, mutilés, traumatisés à vie, tel qu’il s’exprime, en particulier, dans le grand livre de trois normaliens anciens combattants, André Ducasse, Jacques Meyer et Gabriel Perreux. Livre si fort que, refusé par tous les éditeurs, il avait fallu toute l’autorité de Maurice Genevoix, sa préface (et même sa postface !) pour imposer sa publication en 1959. Le titre est parlant : Vie et mort des Français, 1914-1918, simple histoire de la Grande guerre. « Sur la voix indiquée et ouverte par Norton Cru » souligne Genevoix, « elle veut être délibérément, une ‘ histoire des hommes en guerre ’ ».

Cette conscience de la guerre par la base est favorisée par l’essor soudain de la télévision. Il est significatif que ce soit le même historien, Marc Ferro, pionnier de l’histoire au cinéma et proche de Fernand Braudel, qui soit à la fois l’auteur de la première des grandes émissions commémoratives du centenaire et d’une Grande Guerre qui prend en compte toutes les dimensions du conflit, économiques autant que politiques, psychologiques autant que militaires. Détail typique : c’est en 1966, à Verdun, dont le comité du Souvenir s’est créé en 1961, que pour la première fois se rencontrent soldats allemands et français pour, après un moment d’hésitation, se tomber dans les bras les uns des autres.

Histoire des hommes en guerre, mais à l’autre extrémité du social, histoire des sociétés en guerre. Marxisme aidant, ainsi que diffusion grand public de la Nouvelle histoire, économique, sociale et structurelle, on se tourne vers les acteurs collectifs (ouvriers et industriels, artistes et scientifiques comme on vient de l’entendre) ; on se tourne vers les conditions matérielles (ravitaillement, transport, financement, secours médicaux) ; on se tourne vers les effets de rupture globaux et à long terme.

L’ouverture des archives publiques, en réponse à l’Allemagne qui nous avait précédés, relance alors furieusement le débat sur les responsabilités du déclenchement des hostilités, tandis que la collecte des archives privées et des papiers de famille, élargit brutalement le registre des curiosités aux profondeurs de l’individuel et du particulier.

Bref, la réintégration dans la guerre des hommes, des groupes et des forces sociales, ouvre un domaine immense à une jeune génération d’historiens en tête desquels Jean-Jacques Becker avec Les Français dans la Grande guerre et Antoine Prost – qui préside aujourd’hui le conseil scientifique de la mission du Centenaire - dont la thèse Les anciens combattants avait, en 1977, lancé le mouvement.

Des termes et des thèmes complètement nouveaux font leur apparition : le lien étroit par exemple entre guerre et révolution, le rôle de l’opinion publique, le poids des morts et de la mort comme axe des représentations de la guerre, l’intérêt pour la mémoire, les mémoriaux et les monuments aux morts.

C’est toute la manière d’appréhender et de faire l’histoire de 14-18 qui tourne sur ses gonds. Le changement va se faire sentir en quelques années dans tous les domaines. Le fossé entre la mémoire et l’histoire tend à se combler. 14-18 est devenu, après 89, le second des grands massifs de l’histoire de la France contemporaine.


Une vision toute nouvelle de ce massif historique, s’est ainsi, ou s’est pourtant, mis en place au tournant des années 1990. On peut la décrire, cette fois, comme le propose Stéphane Audoin- Rouzeau, sous le signe dialectique de la distance et du rapprochement. Distance, avec la disparition des derniers vétérans, dont la présence et le témoignage faisait obstacle à une historisation intégrale. Rapprochement, parce que la guerre n’a jamais été aussi présente, - même et surtout chez les plus jeunes – comme les sondages le prouvent. Mais d’une présence étrange, faite de stupeur et d’horreur, d’une curiosité nourrie du sentiment d’inexplicable absurdité.

Le contexte historique s’y prête, par la concomitance de deux événements majeurs. D’une part la disparition du communisme à l’Est et l’éclatement de l’Union Soviétique, qui effacent la première et l’ultime conséquence du conflit mondial au plan idéologique et politique. Et d’autre part, le traité de l’Union Européenne, à Maastricht, dont la raison d’être était l’effacement des nationalismes et l’intégration des nations au sens qui avait provoqué cette « guerre de trente ans ». Et surtout, dès 1992, la réapparition du nom même de Sarajevo qui paraît, en cette fin de siècle, ramener la guerre au lieu même de son premier déclenchement.

14-18 va connaître en quelques années une présence dilatée dans toutes les directions.

Cette vision nouvelle de la guerre a trouvé son lieu d’expression concentré et son foyer d’interrogations à Péronne, dans la Somme, dans un musée qui pour marquer sa spécificité s’est appelé « L’Historial de la Grande guerre », ouvert précisément en 1992. Musée européen, c’est l’œuvre d’une équipe internationale, allemande, anglaise et française, où l’architecture et la muséographie se combinent pour faire de ce lieu, comme dit Antoine Prost un « discours de la catastrophe partagée ». Dès l’entrée, on bute sur une fosse ouverte au niveau du plancher où reposent, autour d’un uniforme, les armes de la guerre. Par rapport à une mise en condition de type représentatif, accompagnée par exemple de sonorisation, prévaut ici un regard de type ethnographique, interrogatif et distancé. Et c’est précisément cet écart qui favorise, de manière déconcertante, la fusion du subjectif avec le collectif, et nous rapproche de ce qui n’est plus nous. La prise de conscience d’une « culture de guerre » naît d’un contact presque physique avec les objets, d’un rapport presque intime au corps, à la violence, à l’acte de tuer, à la terreur, et elle débouche immanquablement sur cette question essentielle : qu’est-ce qui a permis ce consentement, ou cette soumission, des peuples et des soldats à de pareils sacrifices ? Ce consentement, ou cette soumission ?


Résumons-nous. Ce que ce survol met en évidence, c’est la succession de trois principaux cadres interprétatifs de la première guerre mondiale : guerre des nations, guerre des sociétés, guerre de l’homme contre l’homme. Chacune de ces interprétations a fait naître son lot de questions, que chaque grand événement du siècle est venu éclairer d’un jour différent. Aucune ne s’exclut, toutes se fondent et se complètent. Elles enrichissent intensément notre savoir, mais nous apprennent en même temps peut-être et surtout que, de ce phénomène historique total et inépuisable, plus on en sait, et moins on le comprend.


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