Perrette Baudoche

par M. le Comte Paul Durrieu

Délégué de l'Académie des inscriptions et belles-lettres

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Messieurs,

« Madame Baudoche et sa petite fille Colette, à Metz, vivaient d’une rente de douze cents francs que leur faisait une famille messine émigrée à Paris... À cette pension les dames Baudoche joignaient le mince produit de quelque travail de couture et, pour tirer parti de leur appartement... elles venaient de meubler et de mettre en location les deux meilleures chambres. »

C’est en ces termes que notre confrère de l’Académie Française, M. Maurice Barrès, dans un roman célèbre, expose la situation matérielle de son héroïne : Colette Baudoche. Il nous montre donc en elle une personne réduite à un faible revenu et obligée même de demander au travail manuel un supplément de ressources.

Fermons maintenant le roman moderne, tout en ne quittant pas la ville si chère aux cœurs français où M. Maurice Barrès place la Colette Baudoche, enfant de son imagination, remontons de plus de cinq cents ans en arrière et transportons-nous par la pensée dans la Metz historique du XIVe siècle. Là, nous rencontrerons, ayant parfaitement existé, une jeune Messine dont le nom sonne, à une seule syllabe près, comme celui de l’héroïne du roman : Perrette, au lieu de Colette, Baudoche. Mais sous cette homonymie presque complète, et avec cette identité de lieu de naissance, quel écart de position sociale et de fortune entre la demoiselle Baudoche fictive, tirant l’aiguille par nécessité, et la demoiselle Baudoche qui a réellement jadis habité Metz ! Dans celle-ci, les Messins de son temps voyaient la richesse unie à l’aristocratie du sang. En effet, la famille des Baudoche à laquelle appartenait l’authentique Perrette était, comme l’a dit un savant de la région, « une des plus illustres du pays messin par les emplois qu’elle occupa, par son ancienneté et son immense fortune ». Ses membres, souvent honorés du titre de chevalier, ont joué pendant plus de deux cents ans un grand rôle dans les fastes municipaux de Metz. C’est ainsi qu’en 1346, pour ne mentionner qu’un fait, le grand-père de Perrette, Jean Ier Baudoche, lui-même arrière-petit-fils d’un Nicolas ou Collignon Baudoche, qui vivait en 1260, fut élevé à la dignité de maître-échevin, la première magistrature de la Cité.

En ligne féminine, Perrette Baudoche se rattachait comme ascendances aux familles de Heu et de Gournay. Familles de Metz également très notables que celles-ci, et aussi familles dont il convient que nous, Français de notre temps, nous enregistrions la mémoire.

Au XIVe siècle, époque des ancêtres de Perrette Baudoche, par suite du partage de l’antique monarchie franque entre les descendants de Charlemagne, Metz n’avait pas encore fait retour politiquement au royaume des Capétiens ; c’était, pour prendre les choses dans leur réalité effective, une sorte de république indépendante ; mais les annales domestiques des maisons telles que celles des Heu et des Gournay montrent de quel côté les préférences des Messins se trouvaient attirées. Sur divers champs de bataille, de 1346 à 1382, à Crécy, à Poitiers, à Rosebecque, des Roger, des Williaume, des Nicole de Heu, avec d’autres Messins, les Jacques de Moyelan, les Jean Drowin, combattirent dans les armées de nos rois pour la France, et à cette patrie de cœur qu’ils avaient librement choisie plusieurs d’entre eux sacrifièrent leur vie. En 1396 encore, à Nicopolis, des chevaliers messins, dont un Laurent de Gournay, à la fois cousin propre et oncle par alliance de Perrette Baudoche, périrent glorieusement en luttant contre les Turcs à côté des troupes françaises. N’est-il donc pas de toute justice que nous n’oubliions pas ces Messins qui, il y a cinq à six siècles, donnaient déjà l’exemple que ne devaient pas cesser de suivre, au cours des âges, tant d’autres enfants de Metz en allant vouer leurs vertus guerrières à la cause de la France ?

C’est dans la seconde moitié du XIVe siècle que naquit celle qui tenait par la race à tant de vaillants, notre Perrette Baudoche. Vers la fin du siècle, elle épousa un Messin d’une naissance digne de la sienne, Jean de Vy, troisième du nom, seigneur de Saint-Jure, fils et petit-fils de deux maîtres échevins de Metz et qui devait être lui-même échevin du palais à Metz. Cette union ne fut que de courte durée : au mois d’août 1400 Perrette Baudoche mourait jeune, sans laisser d’enfants, et on l’enterrait dans l’église des Célestins de Metz, lieu de sépulture le plus recherché de l’aristocratie messine.

Enlevée à la fleur de l’âge, la quasi homonyme de l’héroïne du roman de M. Barrès n’a guère fait que passer sur la terre et sa trace serait bien fugitive, si une bonne fortune ne nous avait pas fait parvenir d’elle un souvenir matériel, un objet exécuté à son intention, qu’elle a tenu entre ses mains et dans lequel elle se survit même, en quelque sorte, jusqu’à un certain point, par l’apparition de sa propre image. Cet objet, c’est son livre d’Heures.

Les livres d’Heures manuscrits du Moyen Âge constituent une catégorie de volumes dont l’Institut de France, en particulier, peut s’enorgueillir de posséder, dans ses diverses collections, une très précieuse réunion.

Aujourd’hui ces livres d’Heures sont devenus des pièces de curiosité et des sujets d’étude. On les recherche avant tout pour leurs miniatures, qui peuvent fournir d’importantes indications pour l’histoire de l’art, et spécialement pour l’histoire de l’art français. Mais aux temps où ont été exécutés les manuscrits de cette classe, le livre d’Heures était plus et mieux qu’un bibelot de haute curiosité ou une source de renseignements pour les érudits. En lui, les Français d’autrefois voyaient le témoin vénéré de choses qui émouvaient les cœurs, le volume sacré que l’aïeul avait feuilleté et que le petit-fils transmettait à son tour à sa descendance, ou bien encore le symbole, par la mémoire du don qui en avait procuré la possession, de doux liens d’attachement.

Parmi les pièces hors ligne des collections placées sous la garde de l’Institut, figurent deux des plus splendides livres d’Heures qui aient jamais été exécutés : les incomparables Très riches Heures du duc de Berry, frère du roi Charles V, comprises dans la donation des trésors de Chantilly faite par Mgr le duc d’Aumale, et les Heures du Maréchal de Boucicaut qui nous ont été léguées par Mme Nelly Jacquemart-André. De pareils volumes de grand luxe, coûtant fort cher à établir, étaient réservés en principe à l’élite de la nation. Cependant il ne faudrait pas croire qu’au Moyen Âge un simple bourgeois français ne pût pas s’offrir à l’occasion le luxe d’un livre d’Heures rivalisant avec ce qui se faisait de plus beau pour les princes et les grands seigneurs. Ce sont encore les collections de l’Institut qui nous en donnent un exemple avec les feuillets des Heures de maître Etienne Chevalier conservés au musée Condé de Chantilly. Etienne Chevalier, qui fit sa carrière dans l’administration des finances sous Charles VII, n’était qu’un fonctionnaire d’une origine familiale extrêmement modeste. Néanmoins les peintures de son livre d’Heures pour lesquelles il sut faire choix du grand maître tourangeau Jean Foucquet, comptent à juste titre parmi les merveilles de notre art français du XVe siècle.

La majorité des livres d’Heures manuscrits sont beaucoup moins somptueux que ceux que je viens de citer. Il en est même qui, par la grossièreté de leur exécution, ont comme une apparence de pauvreté. Ces humbles volumes ne sont pas les moins expressifs. Ils nous donnent à entendre que jusque dans les classes tout à fait populaires de la société française du Moyen Âge on aspirait à posséder son livre d’Heures.

Et ce désir d’avoir à soi un tel volume s’explique aisément. Le livre d’Heures, en même temps que guide pour les actes de dévotion, touchait à bien des côtés de la pensée intime. Les miniatures qui accompagnaient les prières ne mettaient-elles pas sous les yeux du possesseur la fleur de ses croyances de chrétien ? Dans les « Heures de la Vierge » proprement dites, il contemplait, rendus en images, ces épisodes de la nativité et de l’enfance du Christ dont les récits l’avaient bercé depuis ses plus tendres années : le petit Jésus abrité sous une humble masure devant le bœuf et l’âne, les bergers réveillés dans la campagne où ils gardent leurs troupeaux par les triomphants Gloria in excelsis des esprits célestes, les Mages arrivant avec leur suite pour offrir leurs présents à l’Enfant-Dieu. Puis, ailleurs, dans le volume, c’était le Christ expirant sur la croix pour la rédemption de l’humanité ; c’était le visage rayonnant de mansuétude de la Sainte Vierge, la « doulce dame de Miséricorde », comme l’appelle une oraison qui se lit très fréquemment dans les livres d’Heures d’origine française ; c’était encore, par le tableau d’un enterrement ou du Jugement dernier, le Memento mori, l’allusion à la fin dernière, certaine un jour ou l’autre, que le chrétien ne doit jamais oublier, mais qui se pare pour lui des espérances de la résurrection bienheureuse.

Tous les fondements de sa Foi, je pourrais dire toute sa philosophie d’âme restée simple, se trouvaient ainsi résumés pour le Français des vieilles générations dans les miniatures de son livre d’Heures.

À ces inspirations de sentiments d’un ordre spirituel ne se bornait pas l’attrait de la galerie d’images constituée par les peintures du livre. En tête du volume, avant toute oraison, se plaçait un calendrier ; or, l’usage habituel était d’illustrer ce calendrier de miniatures représentant les occupations ou les plaisirs de chaque mois. Ces miniatures, par le développement donné aux sujets, pouvaient en arriver à former une suite de délicieux tableaux de la vie rustique ou de la vie élégante, empreints d’un vif sentiment de la nature. L’Institut en possède un type vraiment incomparable et célèbre à bon droit dans l’histoire de l’art du Moyen Âge, avec la série dite des « Mois » des Très riches Heures du duc de Berry.

Que, dans ces images du calendrier, des emprunts aux réalités du moment apparaissent sans cesse, la chose est, en soi, fort naturelle. Mais ces emprunts se glissaient aussi dans les miniatures qui illustraient les prières mêmes, dans la représentation des épisodes de l’histoire sacrée. Une revue des trésors de Chantilly me fournirait aisément plusieurs exemples caractéristiques de ce fait. Ne pouvant pas m’attarder, je me bornerai à citer une des pages des Heures d’Etienne Chevalier. Cette page est consacrée au sujet de l’« Adoration des Mages ». Mais le principal des rois Mages qui s’agenouille devant l’Enfant Jésus, ce n’est pas un des Orientaux du récit évangélique ; c’est, sous son pur costume français habituel, avec son pourpoint et ses hautes bottes, parfaitement reconnaissable à ses traits et accompagné de quelques-uns des gens d’armes de sa garde en uniforme, le roi de France Charles VII, le monarque sous lequel la France montra déjà que les pires catastrophes d’une invasion ennemie ne sauraient abattre son indomptable héroïsme.

Une des adaptations à laquelle se prêtait le mieux la série des peintures dans le livre d’Heures était de viser à rappeler aux yeux l’union de deux cœurs, la source des joies de famille.

En tête de nos Heures du Maréchal de Boucicaut, du Musée Jacquemart-André, une peinture à pleine page montre à la fois, en prières devant la Vierge, le vaillant maréchal et la compagne de son existence, sa femme Antoinette de Beaufort-Turenne. Nombre d’autres livres d’Heures nous font contempler également d’analogues couples d’époux. C’est le cas précisément pour les Heures de Perrette Baudoche, dans lesquelles le portrait de Perrette se trouve suivi du portrait de son mari Jean de Vy.

Et ces époux d’autrefois, non seulement nous les voyons dans leurs livres d’Heures, mais nous entendons l’écho de leurs sentiments l’un à l’égard de l’autre, grâce à leurs devises, adaptées aux circonstances, dont la teneur est inscrite parmi les ornements des volumes.

Vers l’époque de son mariage célébré en 1423 avec une princesse de la Maison de France, Anne de Bourgogne, le fameux duc de Bedford, Jean de Lancastre, fit exécuter un magnifique livres d’Heures que possède maintenant le Musée Britannique à Londres. Dans sa devise, qui s’y lit, le duc de Bedford atteste qu’il se donne entièrement à sa jeune épousée : « À vous, entier ». Et à cette déclaration d’un amour exclusif la devise d’Anne de Bourgogne répond gentiment : « J’en suis contente ». Sept ans plus tard, en 1430, le frère d’Anne, le duc de Bourgogne Philippe le Bon, se mariant avec Isabelle de Portugal, prenait lui aussi à cette occasion une devise que l’on rencontre maintes fois transcrite sur des manuscrits enluminés pour lui. Avant d’épouser Isabelle de Portugal, Philippe le Bon s’était déjà marié deux autres fois et, en dehors de ses femmes légitimes, il ne s’était pas fait faute de toute une série d’aventures galantes. Voulut-il rassurer sa troisième épouse ? Toujours est-il qu’il eut, envers celle-ci, l’attention d’arborer, en s’unissant à elle, cette nouvelle devise, bien connue : « Autre n’auray » ; et la duchesse Isabelle d’adopter, en contre-partie, une suite de quatre mots, dans lesquels il faut certainement voir un engagement de fidélité jusqu’à la mort, mais dont la teneur un peu ambiguë pourrait paraître aussi, pour un observateur malicieux, empreinte d’une certaine nuance de mélancolie sceptique. « Autre n’auray », affirmait le duc à sa troisième femme. « Tant que je vive ! » ajoutait le complément de phrase mis dans la bouche de la nouvelle duchesse. Un ancêtre du roi Henri IV, le comte de Foix Jean de Grailly, en choisissant sa devise ne s’aventurait pas, lui, dans les protestations à long terme ; il se contentait d’exprimer sa fierté d’heureux mari : « J’ay belle dame ».

Ainsi le livre d’Heures, tel qu’il avait été exécuté à l’intention d’un premier possesseur, pouvait s’animer d’un souffle de vie contemporaine. Ce souffle ne s’éteignait pas à partir de l’instant où le volume était mis aux mains de son destinataire d’origine. Rien ne s’opposait à ce qu’il continuât à se propager par des additions introduites après coup. Dans le calendrier, par exemple, la disposition matérielle rendait facile l’inscription postérieure, et à des reprises diverses, d’éphémérides intéressant les propriétaires successifs du livre.

De ces éphémérides, la plus impressionnante, surtout dans le temps où nous vivons, c’est nous, Institut de France, qui en avons la garde en vertu de la donation du duc d’Aumale.

On n’était pas arrivé du premier coup, en France, à la formule définitive du livre d’Heures proprement dit. Au début du XIIIe siècle, c’étaient les psautiers qui jouaient le même rôle comme livres de prières à l’usage des riches laïques. Dans le calendrier d’un psautier de cette date, que le duc d’Aumale a acheté pour Chantilly, on lit en regard du vingt-septième jour de juillet, cette note, d’une main de l’époque, qui commence par l’indication en latin de l’année 1214 et se continue ensuite en français : « Anno Domini M° CC° quarto decimo, veinqui Phelippe li rois de France en bataille le roi Othon... et plusors autres barons. »

Quelle évocation, messieurs, pour l’historien, dans ces mots que fit tracer sur son livre de prières la princesse danoise Ingeburge, reine de France ! Cette bataille du 27 juillet 1214, c’est Bouvines. Le roi vainqueur, c’est Philippe-Auguste, non seulement défendant la France, mais la défendant contre la menace d’un écrasement sous la domination tudesque, dans cette lutte où s’unirent toutes les classes de la société française d’alors, où les « Communes », ancêtres de nos admirables simples soldats de l’heure présente, rivalisèrent avec les grands seigneurs et les chevaliers pour faire triompher la bannière nationale, d’abord en péril, comme le roi lui-même, sous les coups de l’envahisseur, puis redressée et finalement triomphante. Et le vaincu, cet Othon dont le nom est rappelé, c’était un empereur allemand, l’empereur qui était venu au combat ayant sur son casque un aigle soutenu par un dragon dont la gueule semblait s’ouvrir contre les Français, et qui dut fuir honteusement avec les débris de ses troupes décimées et rompues.

Ah ! si l’usage des livres d’Heures et des éphémérides à inscrire sur leurs calendriers était encore en honneur parmi nous, que de lignes infiniment émouvantes pourraient y tracer nos familles françaises ! Telle date de tel mois, mon mari, mon père, mon fils a été porté à l’ordre du jour pour son héroïsme ; il a été promu d’un grade ; il a reçu la Croix de guerre, la Légion d’honneur, la Médaille militaire. Hélas ! les éphémérides de deuils s’y mêleraient aussi, comme il advient pour les vieux livres d’Heures, deuils qu’illuminent les rayons de la gloire mais qui n’en déchirent pas moins les cœurs aimants. À tel quantième, celui qui avait toute ma tendresse, celui qui était mon bonheur, mon orgueil, l’espoir de ma vieillesse est tombé face à l’ennemi, ou a succombé à ses blessures, à ses fatigues, sacrifiant à la cause sacrée de la Patrie cette vie qui m’était si précieuse. Et si la France personnifiée réunissait, comme dans un immense calendrier, toutes ces éphémérides familiales, quel merveilleux trésor d’actes sublimes elle se trouverait présenter à l’admiration de tous les peuples, où pas un seul jour ne se suivrait qui ne soit marqué d’une action d’éclat ou d’un dévouement incomparable, jusqu’à la date, réservée par le Destin, où, comme la reine Ingeburge après Bouvines sur son livre de prières de Chantilly, la France pourrait enfin faire écrire : À ce moment de l’année, mes armées ont définitivement vaincu en bataille...

Les notes additionnelles introduites dans les livres d’Heures n’emportent pas toujours, il est vrai, la pensée vers des régions aussi élevées. Parfois même il peut sembler qu’elles cadrent assez singulièrement avec le caractère vénérable d’un volume d’oraisons.

Je vous ai parlé de ces Heures du maréchal de Boucicaut qui ont été léguées à l’Institut par Mme Jacquemart-André. Les aventures de ce superbe manuscrit, avant qu’il ne nous arrive, ont été singulières. Il a été fait pour un guerrier, type accompli de l’honneur, qui porta le renom de la vaillance française à travers toute l’Europe et jusqu’en Orient. Sous Louis XIV, il appartint à un sévère magistrat, M. de La Reynie, le premier lieutenant-général de police, si mêlé à la dramatique histoire des Poisons. Mais entre le grand homme de guerre du temps de Charles VI et le grave magistrat du XVIIe siècle, la liste de ses possesseurs successifs nous présente des figures toutes différentes, des visages de femmes délicieuses, en qui s’incarna toute la grâce française, mais dont on ne peut pas dire que l’austérité de vie ait été leur plus grande préoccupation : Diane de Poitiers d’abord, puis la marquise de Verneuil, cette Henriette de Balzac d’Entraigues pour qui le roi Henri IV eut les mêmes yeux qu’Henri II pour Diane de Poitiers.

Du temps où le livre d’Heures appartenait à la marquise de Verneuil, il fut employé à un usage que n’aurait certes pas prévu le maréchal de Boucicaut. On y enregistra la venue au monde des enfants de la belle marquise et du Béarnais. Ce fut Henri IV lui-même qui, de sa royale main, traça sur un feuillet du volume la note relative à la naissance du second de ces enfants, une fille. Pour l’aîné, plus tard titré duc de Verneuil, un simple secrétaire fut chargé de l’inscription. La mission était délicate ; le futur état civil du bébé qui venait de voir le jour posait un problème : quelle place lui serait réservée dans la Maison de France ? Il fallait ne rien préjuger encore. Le secrétaire se tira d’affaire par une formule dont les paysans gascons du pays natal d’Henri IV continuent à se servir pour désigner un héritier de bonne rac : « Le cinquiesme jour de novembre, mil six cents et ung, écrivit-il sur le volume que possède aujourd’hui l’Institut, entre les dix et unze heures du soir, un lundy, dixiesme jour de la lune, naquit à Verneuil le petit monsieur. »« Lou pétit moussu », eût dit dans le patois local un compatriote du bon roi Henri.

Dans les Heures de Perrette Baudoche, auxquelles je reviens, les souvenirs familiaux consistent essentiellement dans les portraits de Perrette et de son époux Jean de Vy, dont l’identification est rendue absolument certaine par les armoiries qui les accompagnent.

À Perrette Baudoche est réservée la place d’honneur. Elle est représentée dans la première miniature qui ouvre le livre après le calendrier, à genoux en prières devant la Vierge, nous donnant l’impression d’une élégante jeune femme blonde, richement habillée et coiffée avec une coquette recherche.

Quant à Jean de Vy, il est peint dans une des miniatures suivantes du volume, le corps revêtu de son armure de guerre. À genoux lui aussi, il adresse ses oraisons à saint Pierre Célestin, le pape canonisé à qui est due l’institution de la Congrégation des Célestins. La présence de ce saint est motivée par une dévotion familiale. Par sa mère, Jean de Vy était l’arrière-petit-fils d’un pieux Messin, Bertrand le Hungre, qui avait introduit les Célestins à Metz, en y fondant le couvent dont l’église devait un jour recevoir la dépouille mortelle de Perrette Baudoche.

Antique couvent des Célestins ! toi aussi tu mérites notre souvenir. Lorsque tu fus fondé à Metz, il y a cinq siècles et demi, tes premiers religieux étaient de la maison des Célestins de Paris ; et, quand ton organisation fut régularisée en 1381, c’est à la Province de France que tu fus officiellement rattaché.

Le portrait de Jean de Vy dans le livre d’Heures de sa femme, Perrette Baudoche, n’est pas le seul que nous ayons du personnage. J’en ai découvert un second dans un manuscrit à miniatures qui a passé en Angleterre.

Le manuscrit en question, calligraphié et enluminé pour Jean de Vy, se distingue par une particularité bien attachante. Il renferme, comme texte, la copie d’une traduction en français, exécutée à l’intention du roi de France Jean le Bon, de l’Histoire romaine de Tite Live. Pour faire faire sa copie, Jean de Vy eut naturellement besoin d’avoir à sa disposition un prototype, un autre manuscrit de cette traduction, déjà existant et à prendre comme modèle. Il trouva ce prototype, au témoignage d’une note inscrite sur son exemplaire, chez un ami qui exerçait un commandement pour le roi de France sur les limites de la Lorraine et de la Champagne. Or, cet ami, à qui l’époux de Perrette Baudoche recourut en cette circonstance, c’était Robert de Baudricourt, le Baudricourt qui s’est immortalisé en facilitant à Jeanne d’Arc les débuts de sa merveilleuse mission de patriotisme.

Un volume qui éveille un tel souvenir ne peut rester indifférent à ceux qui ont le culte de notre bienheureuse Jeanne la Pucelle. Il suggère aussi une autre pensée. Par son contenu, ce manuscrit est un livre de lecture en français ; et c’est un habitant de Metz, né dans le XIVe siècle, qui en a choisi et fait transcrire le texte pour son agrément personnel, en apportant ensuite le livre à Metz où il est resté pendant plusieurs générations dans la famille Baudoche. Nous avons donc là une nouvelle attestation de cette vérité, d’ailleurs maintes fois démontrée et qui ne saurait être mise en discussion, que, en pays messin, l’idiome vulgaire, dès une date très ancienne du Moyen Âge, ce fut toujours notre langue nationale française.

Ce « doux parler de France », à l’époque de l’authentique demoiselle Baudoche du XIVe siècle, et pendant près d’un demi-millénaire après que celle-ci eut été couchée dans son tombeau des Célestins, nul n’en menaça l’emploi à Metz. Plus tard nous avons vu la tempête souffler, oppressive et sauvage. « Garde toujours le pur langage de ta nation », est obligé de dire M. Maurice Barrès dans une touchante apostrophe à sa Colette Baudoche du roman. Une telle recommandation eût été superflue aux temps de liberté où les parents messins de la Perrette Baudoche historique pouvaient, à leur volonté, servir dans les armées françaises, où les Célestins du couvent de Metz ne rencontraient aucune difficulté à se rattacher, dans leur ordre, à la Province de France. Mais il est des liens tenant aux plus intimes moelles d’une race qui ne se brisent pas. Un Messin de pure ascendance, en dépit des obstacles et jusqu’à la délivrance à venir, fera toujours comme le mari de Perrette Baudoche allant nouer des relations avec le Baudricourt auquel s’adressa également Jeanne d’Arc : toujours cet enfant de la vieille cité de Metz songera, avec toute la Lorraine, à se tourner du côté de la France.


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