La romanisation de la Belgique dans l'Antiquité

par M. Franz Cumont

Délégué de l'Acdémie des inscriptions et belles-lettres

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Messieurs,

Lorsque l’Académie des Inscriptions m’a confié la tâche périlleuse de prendre la parole en son nom dans cette séance solennelle, je me suis cru permis de vous y parler de la Belgique, puisque c’était elle que mes confrères avaient voulu honorer en ma personne, et, dans les circonstances présentes, ma pensée est remontée naturellement jusqu’à cette antique période de son histoire où Rome étendit une même civilisation des Alpes et des Pyrénées jusqu’aux embouchures de la Meuse et du Rhin. Achevant l’œuvre maîtresse qu’elle devait réaliser en Europe, elle implanta, jusqu’aux confins septentrionaux de la Gaule, son droit, sa langue, son savoir, si solidement qu’ils ne devaient pas périr avec elle. C’est grâce à cette romanisation que la moitié des habitants de notre sol parle aujourd’hui le français, fait capital dont les effets furent dans le passé et restent dans le présent incalculables. Mais cette acquisition commune de toute la Gaule, si elle est la plus apparente, n’est peut-être pas la plus considérable de celles que nous devons aux Romains. À travers les bouleversements politiques, il y a dans la destinée des peuples une continuité historique profonde et comme sous-jacente ; les œuvres de la paix, progressivement réalisées, ne disparaissent jamais tout entières dans les catastrophes qui les atteignent périodiquement comme se reproduisent les éclipses. Ce n’est pas en vain que durant trois ou quatre siècles la Ville Éternelle exerça son action salutaire sur les rudes peuplades du Nord et les fit participer à la vieille culture méditerranéenne, qui auparavant n’avaient pas pénétré jusqu’à elles, conquête pacifique, réalisée par la persuasion plutôt que par la contrainte, qui devait consolider celle des légions de César.

Rome, en effet, n’a pas introduit par la force ses usages, sa langue, ses croyances chez les peuples soumis à sa domination. Elle ne leur a pas imposé une hiérarchie d’innombrables fonctionnaires, infligé une administration tracassière et une étroite surveillance policière. Elle gouvernait de haut et de loin, et l’intervention du pouvoir central a été moins tyrannique, durant les premiers siècles de l’Empire, que chez la plupart des nations modernes. Les Césars se bornent en général à maintenir l’ordre et la sécurité, et à exiger en échange le service militaire et le paiement de l’impôt. Ils laissent, autant par nécessité que par tradition politique, une large autonomie aux cités, petites républiques jouissant parfois d’une véritable indépendance — c’était le cas pour les Nerviens du Hainaut et les Trévires du Luxembourg — et ils se déchargent sur elles du soin d’assurer les services publics.

La romanisation n’a donc pas été le résultat d’un programme politique nettement arrêté, dont la monarchie aurait confié l’exécution à ses agents. Elle n’a pas été réalisée par les moyens que certaines nations contemporaines ont employés pour transformer les vaincus à leur image et leur imposer leur culture. Néanmoins l’action de l’État fut très puissante par certaines mesures d’ordre général qui furent prises dès l’annexion.

Tout d’abord l’armée, comme dans nos colonies européennes, contribua puissamment à l’assimilation des populations indigènes. À la vérité, il n’y avait sur le sol de la Belgique, à la différence de la frontière rhénane, aucune garnison importante. C’était un pays presque sans troupes et qui resta presque sans villes, et les soldats n’y implantèrent pas brusquement autour des camps, comme le long du Rhin, les mœurs et la langue de l’Italie. Mais les empereurs levèrent des contingents nombreux dans une contrée peuplée de tribus belliqueuses. Auxiliaires et légionnaires, fantassins et cavaliers allaient garder durant vingt ou vingt-cinq ans la frontière du Rhin ou du Danube, ou le vallum de Bretagne. Or, le latin était dans tout l’empire la langue de l’armée, et les engagés nerviens ou tongres s’accoutumèrent à s’en servir, comme nos recrues flamandes apprennent aujourd’hui le français. Durant leur long service, leurs officiers pouvaient aussi développer en eux l’esprit de discipline et de fidélité au drapeau, les sentiments de dévouement à l’empereur, envers qui les liait un serment sacré. Lorsqu’ils étaient licenciés et rentraient dans leur pays natal, les vétérans étaient devenus des citoyens romains non seulement de droit mais de cœur, de même qu’aujourd’hui les vieux « légionnaires » établis dans la région d’Oran se disent et se sentent Français.

Plus encore que le service militaire, le commerce fut un puissant facteur de romanisation.

Si de nos jours le commerce, dit-on, suit le drapeau, il est plus vrai encore qu’il accompagnait les aigles romaines. À peine une province nouvelle était-elle occupée, qu’on y voyait affluer les negotiatores italiques, telle la nuée de spéculateurs qui, il y a peu d’années, s’est abattue sur le Maroc. Petits boutiquiers qui dressaient leurs échoppes à proximité des camps et trafiquaient avec les soldats et les indigènes, agents de sociétés financières en quête de placements fructueux pour leurs capitaux, fermiers des impôts, adjudicataires de travaux publics, fournisseurs de l’intendance militaire, locataires du domaine public, concessionnaires de terres ou de mines, tous s’ingéniaient âprement à tirer profit de la conquête, et ils concentrèrent parfois entre leurs mains presque toute la fortune mobilière du pays.

Rome n’a pas pratiqué sous l’Empire la colonisation en masse — la dépopulation de l’Italie le lui interdisait — ; elle n’a pas, comme l’Europe moderne, envoyé au-delà des mers des millions de prolétaires pour y occuper des continents. Elle n’a pas non plus, comme nous le faisons dans les régions tropicales, soumis à une infime minorité de fonctionnaires ou d’agents une multitude inassimilable d’allogènes. Les citoyens qui se fixaient dans les provinces étaient des bourgeois, de gros ou de petits capitalistes, qui formaient une aristocratie marchande à côté de la noblesse terrienne autochtone. Dans toutes les provinces ces hommes d’affaires furent les premiers citoyens et les pionniers de la romanisation. Ils étaient les soutiens naturels d’un gouvernement qui les protégeait avec partialité. Cellules actives du grand corps politique, ils aidèrent efficacement à l’assimilation des éléments étrangers. Bientôt enrichis par le commerce, ils acquirent une partie des terres des propriétaires endettés, et dès lors la communauté des intérêts devait les amener à se fusionner avec eux. L’aristocratie des citoyens — des cives Romani — n’était pas exclusive, elle n’était séparée des Gaulois ni par une différence ineffaçable de race ou de couleur, ni par une opposition irréductible de dogmes religieux. Déjà Jules César, puis Auguste avaient accordé largement le droit de cité à la noblesse celtique pour se l’attacher, et leurs successeurs persévérèrent dans cette politique libérale et habile envers tous ceux qui faisaient preuve de loyalisme : les immigrés, unis à une élite d’indigènes, formèrent ainsi rapidement une classe dirigeante, romaine de langue, de mœurs et de sentiments. On s’est parfois figuré que dans l’antiquité le Nord de la Gaule vivait presque exclusivement de son propre fonds, que les villas produisant ce qui était nécessaire à la consommation restreinte de leurs habitants et se suffisant à elles-mêmes, l’exportation comme l’importation devait être très limitée. Ces affirmations, inspirées par des théories préconçues, sont formellement contredites par les textes des écrivains aussi bien que par les découvertes archéologiques. Si les conditions économiques de la Belgique l’avaient maintenue dans une sorte d’isolement, elle ne se serait jamais romanisée. Ses besoins comme ses ressources la mettaient au contraire en relations nécessaires et profitables non seulement avec les provinces voisines, mais avec l’Italie et même avec l’Orient.

Dès avant la conquête, les Ménapiens et les Morins allaient sur de frêles barques d’osier, recouvertes de peaux cousues, chercher en Bretagne l’étain, qui durcit le cuivre. César leur apprit l’art de construire de solides vaisseaux pontés, et Claude, en faisant de Boulogne le port d’attache d’une flotte de guerre, étendit la paix romaine jusqu’à l’Océan. Cette flotte, s’avançant vers le Nord, alla reconnaître des rivages inhospitaliers que personne avant elle n’avait encore visités, et le négoce suivit bientôt le sillage des escadres. Les flottilles belges ou bataves passaient sans cesse des estuaires de l’Escaut, de la Meuse et du Rhin à la grande île de Bretagne, qui leur fait face, ou bien le long des côtes brumeuses et noyées de la Mer du Nord, elles allaient par delà les îles frisonnes jusqu’aux embouchures du Weser et de l’Elbe pour y pratiquer le troc avec les roitelets barbares. Dans les ports de Hollande, on transbordait les marchandises sur des chalands, et ceux-ci remontaient ces paisibles rivières, propices au trafic, qui, s’ouvrant en éventail, se ramifient à l’intérieur du pays.

Sous les empereurs, un réseau de routes terrestres compléta celui que traçaient les cours d’eau. On sait quel immense système de voies carrossables les Romains étendirent avec leurs conquêtes des hautes vallées de l’Arménie jusqu’à l’Atlantique. Ces percées audacieuses furent, à travers les montagnes de l’Asie Mineure, les forêts de la Gaule ou les sables de l’Afrique, des voies de pénétration militaire et commerciale analogues aux chemins de fer du Turkestan ou du Congo. Constructions inébranlables, elles ont défié le temps, et souvent leurs fortes assises ont résisté à toutes les dévastations. L’Empire, qui croyait à son éternité, a bâti ses chaussées pour l’infinité des siècles. À travers nos campagnes les automobiles roulent encore où passèrent jadis les chars pesants et les litières balancées.

La plus importante de ces routes était celle qui de Bavai à Cologne passait, toute droite, entre la grande forêt d’Ardenne, propice aux embuscades, et les noues fangeuses de la basse Flandre, où les inondations de l’Yser firent déjà obstacle à la marche de César (1). Elle resta au moyen âge, sous le nom de « Chemin de Brunehaut » la grande voie de communication terrestre entre le Rhin et la mer, et demeura à travers l’histoire un passage battu par toutes les armées : Malplaquet, Fleurus, Ligny, Ramillies s’échelonnent le long de son parcours. Ce fut la grosse artère par lequel le sang afflua jusqu’à cette extrémité du gigantesque corps romain, et la quantité de ruines retrouvées des deux côtés de cette ligne nous montre en elle comme le canal qui conduisit l’activité économique dans ces régions éveillées soudain à la civilisation.

Les échanges ne se bornaient pas aux articles de luxe ; des denrées de première nécessité étaient importées et exportées. On enviait la fertilité des champs de la Nervie, dont le blé allait nourrir les villes du Rhin. La région maritime vendait son sel et ses salaisons : à Rome les succulents jambons de Ménapie étaient appréciés des gourmets à l’égal de ceux de la Cerdagne. La vieille industrie celtique fournissait aussi des produits recherchés. La draperie flamande du moyen âge est l’héritière directe de celle des Gaulois, et le birrus, manteau à capuchon des Nerviens, était si renommé que la vieille fabrique de Laodicée de Phrygie en essaya une contrefaçon, qui ne valut jamais le vrai produit du Hainaut. Dans l’Ardenne on trouvait d’immenses gisements de fer à fleur de sol, en même temps que le bois nécessaire à la réduction du minerai. Les Celtes y avaient déjà allumé leurs petits fourneaux creusés dans l’argile, mais après l’arrivée des Romains, la métallurgie y prit un tel développement que les scories et résidus des fonderies forment parfois de véritables collines, semblables aux « terrils » de nos houillères. Les armes à l’aide desquelles les légions du bas Rhin défendaient la frontière, étaient forgées avec le fer de la Forêt Charbonnière.

Toutes ces exploitations grandissantes assurèrent la prospérité du Nord de la Gaule et la situation économique et sociale de ce pays reculé en fut bientôt métamorphosée. L’arrivée des Romains y marque une transformation brusque de l’agriculture et de l’industrie. Tous les fruits des vergers et les plantes potagères qui supportaient les rigueurs de nos hivers, furent acclimatés en Belgique sous l’Empire ; l’art de les cultiver fut enseigné plus tard aux Francs par leurs sujets gaulois, en sorte que, depuis le moment où les Romains les y apportèrent, ils n’ont plus cessé d’être cultivés sur notre sol. L’esprit industrieux de nos ancêtres les poussa aussi à imiter les produits manufacturés qu’on importa d’abord à grands frais ; ils cherchèrent sans retard à fabriquer chez eux tout ce que les besoins d’une civilisation plus raffinée avait rendu nécessaire et à s’affranchir de la dépendance économique de l’Italie. On peut suivre parfois pas à pas, phénomène remarquable, la marche progressive vers le Nord des procédés techniques du Midi. La productivité de l’ancien monde méditerranéen s’étend peu à peu jusqu’à l’Océan, et les effets s’en répercutent jusqu’au cœur des sociétés germaniques. C’est ainsi que les arts et métiers de la vieille Europe, transplantés en Amérique, s’y exercent aujourd’hui jusque sur les rivages du Pacifique.

Aux huttes rondes de clayonnage, aux chétives cabanes de bois, abris plutôt que demeures, qu’habitaient les Celtes avant la conquête, Rome avait substitué de solides logis de briques ou de pierre, capables de protéger contre la pluie et la froidure et que le foyer ne risquât pas d’incendier un jour de vent. L’art de construire fut pour le pays une acquisition définitive, qu’allaient se transmettre les générations. Les maçons gaulois devaient enseigner aux Francs, qui l’apprirent aux autres Germains, la technique l’opus Romanum, et l’étymologie latine de la plupart des mots flamands et allemands qui se rapportent au bâtiment, révèle encore cet emprunt. Les toits de nos fermes n’égayeraient pas de leurs taches rutilantes la verdure de nos campagnes, si les Romains n’y avaient allumé d’abord les feux de leurs tuileries.

Les villas de la noblesse terrienne, munies d’hypocaustes pour y entretenir une douce chaleur, décorées de placages de marbres précieux, de tapis de mosaïque, de fresques et de stucs, rappellent par leur opulence ces somptueuses maisons de campagne où l’aristocratie de Rome allait se reposer du soin des affaires et fuir le tumulte de la ville. À la splendeur de l’habitation répondaient le luxe de l’ameublement, et nous admirons encore les appliques, finement ciselées, qui rehaussaient de leur éclat métallique le poli du bois. Les tumulus des seigneurs nerviens ou tongres, où l’on a enseveli avec eux les objets qui leurs étaient chers, nous ont souvent rendu la parure de leurs demeures : les bijoux dont ils appréciaient l’agrément, les bibelots rares qu’ils se plaisaient à manier, la vaisselle de prix qui faisait leur orgueil. Ils recherchaient la vaisselle ornée d’Arezzo, les bronzes de Grèce et de Campanie, les ivoires et l’orfèvrerie d’Alexandrie, les verres et les bijoux d’Orient et d’Italie. L’émulation à posséder ces richesses était comme la preuve palpable du raffinement de leur culture et le signe extérieur de leur supériorité de connaisseurs. Comme en Grèce, l’art pénétrait chez eux la vie domestique et quotidienne, et les descendants des farouches adversaires de César avaient appris le souci d’embellir le moindre ustensile dont ils se servaient.

Car, à côté des œuvres précieuses, importées de loin à grand’ peine, on découvre les restes de leurs imitations indigènes, contrefaçons si l’on veut, mais qui sont loin d’être méprisables : verres multicolores, opaques ou diaphanes, bronzes élégants et légers d’un beau lustre sombre, mais surtout vases à relief, couverts d’un vernis rouge inaltérable, qui sont imités de ceux d’Arezzo et dont les débris remplissent les vitrines de nos musées. Les matrones d’autrefois devaient éprouver le même plaisir à manier cette poterie sonore et à contempler son lustre de corail qu’une ménagère hollandaise à ranger sur son dressoir ses cuivres bien récurés. Même la sculpture de pierre, inconnue aux Celtes avant la conquête, porte en Belgique la marque du goût indigène : elle préfère souvent aux allégories mythologiques, dont on parait en Italie la majesté du sépulcre, des scènes de genre singulièrement évocatrices. Elles nous montrent avec un réalisme minutieux, qui rappelle celui des vieux peintres flamands, les bourgeois et les artisans vaquant à leurs occupations quotidiennes ou surpris dans l’intimité de leur existence domestique.

En même temps qu’elles subissaient l’ascendant de l’art gréco-romain, les populations de Belgique s’éprenaient de la beauté sévère du latin et délaissaient pour elle leurs grossiers dialectes celtiques ou germaniques. Les Romains, on le sait, attachaient une valeur extrême à l’enseignement de la grammaire et de la rhétorique, qui les aidaient à triompher dans les procès privés et les débats publics. Grâce aux orateurs et aux écrivains qui le cultivèrent, l’idiome du Latium devient un admirable instrument pour exprimer les sentiments et la pensée avec une ampleur majestueuse ou une forte concision. Cette perfection, lentement acquise, fit accepter avec une merveilleuse rapidité dans tout l’Occident la langue des conquérants, qui étaient aussi des civilisateurs. Les peuples soumis la préférèrent bientôt à leurs gauches patois, et ils cherchèrent à s’approprier ses finesses, comme ils reproduisaient les modèles plastiques qui avaient séduit leurs yeux. L’éducation romaine ne resta pas un privilège de la noblesse, qui fut d’abord latinisée, ni des villes fondées après l’annexion ; elle se propagea dans les bourgs et les campagnes. Le grammaticus y avait répandu à un degré qui nous surprend les connaissances élémentaires. Savoir lire et écrire n’était pas, comme au moyen âge, le privilège d’une élite restreinte, mais un bienfait auquel le peuple participait dans une large mesure, et l’on a pu dire (2) que « dans les pays gouvernés par Rome, l’instruction fut meilleure sous l’Empire qu’à aucune autre époque depuis la chute de celui-ci jusqu’au XIXe siècle ». Ce sont de petites gens qui ont tracé rapidement à la pointe quelques mots latins sur des tessons de poterie, d’humbles artisans qui ont marqué de leur nom les tuiles ou la vaisselle qu’ils fabriquaient ou peint à la barbotine sur des brocs quelque souhait au buveur. Si le celtique était encore au moment des invasions une langue parlée par une minorité rustique, il n’était pas une langue écrite. Exclu des villes et des villas, il s’était réfugié dans les cantons perdus de la forêt d’Ardenne, comme le gaélique de nos jours s’est retiré dans les highlands de l’Écosse.

Avec l’éducation romaine, avec la vie romaine, les Belges avaient adopté le culte des dieux romains et en particulier la dévotion envers les souverains divinisés, qui incarnaient pour eux l’idée de la patrie. Leur ardent esprit de loyalisme, dont témoignent les monuments, naissait avant tout d’un sentiment de gratitude envers leur forte tutrice. Rome avait mis fin à la fois aux luttes incessantes des tribus et aux ravages des hordes germaniques. Sous la protection des légions, dont les camps comme les bastions d’un rempart semi-circulaire gardaient le fossé du Rhin, les populations avaient pu exploiter les richesses d’un sol fécond, étendre leurs champs en défrichant les forêts, développer et multiplier leurs industries, s’élever à un degré enviable de prospérité économique. En même temps, elles avaient connu des lois plus parfaites, obtenu une justice plus sûre, acquis des mœurs plus policées et participé à une haute culture littéraire et artistique. Il n’est pas surprenant que grâce à tant de bienfaits reçus, nos ancêtres se soient attachés à l’Empire et aux princes et qu’ils aient multiplié les preuves de leur dévouement envers eux. Aucune violence ne les avait contraints d’abandonner leurs coutumes, leurs croyances et leur langue. Rome avait compté uniquement pour les transformer, sur le rayonnement de sa civilisation — la conscience de sa valeur lui permettait cette générosité — et le consentement des peuples lui accorda cette conquête morale, cette soumission des volontés et cette conciliation des cœurs que n’aurait obtenues aucun asservissement.

À cet âge d’or devait succéder brusquement un âge de fer. La paix romaine, fut un bienfait transitoire, bien que notre tragique histoire ne connaisse aucune autre période aussi longue où notre sol n’ait été ensanglanté ni par les guerres intestines, ni par l’invasion étrangère. La révolte de Civilis, la dernière tentative pour détacher la Belgique de Rome, date de 70. Au milieu du IIIe siècle déjà, la digue de Germanie fut rompue et l’océan barbare se répandit dès lors par vagues successives à travers les champs de la Gaule. Les demeures opulentes furent pillées et incendiées, les habitants massacrés ou emmenés en esclavage, les campagnes ravagées, les cités mises à sac avec une joie sauvage. L’épaisse couche de cendres qui recouvre les ruines de Bavai témoigne encore éloquemment de cette fureur dévastatrice, et les souterrains des villas saccagées et brûlées ne contiennent plus guère que les débris dédaignés par l’envahisseur. La Belgique fut dès lors une marche frontière tour à tour perdue et reconquise, un pays hérissé de forteresses et de retranchements, sans cesse parcouru et rançonné par les troupes. D’autres parties de la Gaule, moins exposées au danger, purent encore au IVe siècle jouir d’un renouveau de prospérité — les lettres florissaient à Bordeaux au temps où Ausone y enseignait l’éloquence à Paulin du Nole — et dans l’île de Bretagne, protégée par sa ceinture marine, la civilisation pu continuer à progresser en paix. L’époque de Constantin est ici un apogée, en Belgique c’était déjà la désolation.

Mais l’âme d’un peuple et sa force native survivent à tous les désastres matériels. Les semences fécondes que Rome avait jetées sur une terre encore vierge, n’y devaient pas périr quand elle l’abandonna. Elles y germèrent obscurément pour produire quelques siècles plus tard des fleurs immortelles. La puissante industrie des communes flamandes et wallonnes plonge profondément par ses racines dans le sol antique, et si la grande éducatrice de l’Occident n’avait étendu son action bienfaisante jusqu’au nord de la Gaule, une civilisation opulente n’y aurait pas resplendi, un art lumineux ne s’y serait pas épanoui au moyen âge.


(1) De Bell. Gall III, 23.

(2) Haverfield, Romanization of Britain


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