Les Plaies de Guerre et la Nature médicatrice

par M. Albert Dastre

Délégué de l'Académie des sciences

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Première partie
Deuxième partie. La lutte humorale. — La réaction d’immunication
Troisième partie. Application au traitement des plaies de guerre


Messieurs,

Étendu sur le lit d’ambulance, le vaillant soldat de tout à l’heure n’est plus qu’un pauvre blessé autour de qui s’empressent affectueusement l’habile chirurgien et la douée infirmière. Et voici qu’une nouvelle lutte s’engage dont sa vie sera l’enjeu, son corps meurtri le théâtre et où s’affronteront les forces adverses de la nature médicatrice et de la maladie ; duel sévère, drame dont les acteurs sont impassibles, et dont les péripéties méritent cependant d’exciter l’intérêt du biologiste, du naturaliste, — et dans une journée comme celle-ci, — du public qui veut bien prêter son attention au lecteur de l’Académie des Sciences.

Première partie

I

La plaie. Sa guérison. — C’est donc une plaie de guerre. — Le projectile ennemi a traversé le corps de part en part, laissant une ouverture plus nette à l’entrée, plus large et plus irrégulière à la sortie. Son irruption brutale dans la masse des tissus y a tracé une sorte de tunnel à parois anfractueuses, bientôt rempli de sang coagulé, de débris de tissus dilacérés, écrasés, baignés d’un liquide sanguinolent qui suinte de la blessure.

D’autres fois, au lieu d’un tunnel inégal et tourmenté, c’est une tranchée à ciel ouvert ou un cul-de-sac au fond duquel se cache la balle ou l’éclat d’obus. Telle est la plaie à ses débuts.

Que sera-t-elle devenue, à la fin, au jour plus ou moins lointain de la guérison, lorsque le major dira au blessé : « Mon ami, partez en convalescence, nous n’avons plus rien à faire pour vous ici ». — À ce moment la plaie sera fermée, la peau aura repris sa continuité, l’écoulement aura cessé, le tunnel, brèche ou galerie close, sera exactement comblé, tous les débris inertes ou mortifiés en auront disparu ; l’homme n’aura ni fièvre, ni accidents généraux.

C’est uniquement en cela qu’aura consisté la guérison ou plus exactement la cicatrisation. C’est ce peu qui est le premier but des efforts et des ambitions du chirurgien. Le blessé avait espéré mieux : il croyait, dans sa candeur naïve, que la guérison c’était la réfection parfaite du membre dans toutes ses parties superficielles et profondes, et son rétablissement dans tous ses usages.

Il est loin de compte. La plupart des tissus détruits ne se sont point reformés ; les éléments à fonctions élevées, les cellules les plus différenciées, les éléments nobles, musculaires et nerveux, ne se sont pas reproduits : même chez les blessés les plus jeunes, il y a longtemps que l’âge est passé, de cette régénération possible ; et la mobilisation militaire ne descendra jamais assez bas, pour un tel résultat, puisqu’il y a de ces éléments qui ne se multiplient que dans les premières périodes de la vie embryonnaire. Il y a donc des destructions et des retranchements, opérés par le projectile, qui sont définitifs et irréparables ; d’où résultent les infirmités plus ou moins graves que les blessures laissent après elles.

La guérison nous apparaît donc comme un travail assez grossier et comme une sorte de réparation de fortune. La brèche de la blessure guérie a été simplement comblée par un tissu de remplacement, le tissu fibreux conjonctif. Les débris des rouages délicats et spécialisés ont été rejetés et remplacés par cette vaine étoupe. En termes de marine, on dirait que la brèche a été aveuglée et calfatée. Ce sont les fibres de cette étoupe conjonctive qui rejoignent les parties divisées par le projectile et les rattachent entre elles.

Cette guérison rudimentaire consistant dans l’aveuglement des brèches, l’exclusion des parties mortifiées ou étrangères et le rétablissement des continuités, elle est cependant dans le vœu de la nature. Et ce vœu devrait être toujours satisfait. Toute plaie tend à la guérison  : toute plaie guérit par le jeu naturel des forces de l’organisme. Et lorsque la guérison n’a pas lieu, c’est que quelque intervention étrangère s’est produite, qui s’est mise à la traverse des opérations normales de la Nature médicatrice. Que sont ces forces qui travaillent à la réparation de l’organisme et à la guérison des plaies ? Nous savons qu’elles agissent en conformité avec les lois générales de l’organogénie. Mais ce n’est pas le lieu de les examiner ici. Nous devons plutôt nous occuper des forces adverses qui les contrarient.

II

L’infection. — La Fièvre, la Suppuration. — En fait, la guérison des plaies est plus ou moins contrariée : celle des plaies de guerre l’est toujours. L’intervention étrangère qui fait obstacle au cours naturel des choses, qui s’oppose à la cicatrisation rapide et régulière des plaies, c’est l’infection microbienne ; c’est la contamination, la souillure par les microbes pathogènes.

Cette pénétration des microorganismes dans les blessures fait sentir ses effets sur la santé générale du blessé et sur l’état local de la plaie. La fièvre s’allume, avec ses conséquences habituelles, témoignant d’une sorte d’empoisonnement causé par le microbe ; localement, la plaie suppure plus ou moins abondamment, la mortification des tissus s’étend, la brèche n’a pas de tendance à se combler, la déchirure de la peau ne se ferme pas, la continuité des téguments n’est pas rétablie. Si un tel état de choses se perpétuait, il aboutirait à une issue fatale. Et c’est ce qui se produit fréquemment. Alors, ni la plaie, ni le blessé lui-même ne se rétablissent plus. La suppuration se continue ; la fièvre s’éternise, le malade s’épuise et finit par succomber.

L’infection n’a pas toujours des conséquences aussi extrêmes. L’organisme dans sa lutte contre le microbe peut en triompher, après des péripéties diverses. La guérison, la cicatrisation, sont le prix de la victoire. Ces processus naturels auront été simplement retardés et surviendront après des ravages, des délabrements, des mortifications de tissus plus ou moins étendus. Mais, toujours, la destruction de l’envahisseur microbien ou son expulsion, seront les conditions de cette terminaison favorable.

La fièvre est chez le blessé le signe de l’infection : elle en révèle l’existence, elle en marque les phases et en mesure la virulence. Il est remarquable que, dans les infections si nombreuses et si variées qui résultent de la diversité des hordes envahissantes, bacilles pathogènes, bactéries, microcoques, vibrions, et aussi de la diversité de leurs associations, ce symptôme de la fièvre soit commun à tous les cas. L’état fébrile est si intimement lié aux réactions de l’organisme contre ces agents morbides qu’on le regarde comme rigoureusement caractéristique de leur présence, et l’on a prétendu qu’il ne pouvait pas exister de fièvre aseptique, c’est-à-dire qui ne traduisît pas la présence du microbe ou du poison qu’il fabrique.

Les infections microbiennes sont très nombreuses, comme les microorganismes qui les produisent et les complexes associations qu’ils forment entre eux. — Parmi les plus virulents, il faut signaler le bacille du tétanos et les bacilles de l’affreuse infection, presque toujours mortelle, connue sous le nom de gangrène gazeuse. — Au-dessous de ceux-là, d’autres moins redoutés que ces hauts seigneurs de l’armée infectieuse, moins célèbres dans les fastes de la malfaisance, les staphylocoques, les streptocoques, bacilles divers, aérobies et anaérobies, menacent la vie de nos blessés, entravent tout au moins leur guérison et exercent des ravages considérables.

Ces infections, si diverses par leurs agents, sont des empoisonnements plus ou moins aigus et plus ou moins variés dans leurs symptômes. Mais il y a deux de ces symptômes qui sont caractéristiques et communs à toutes les formes  : l’un c’est la fièvre dont il vient d’être parlé, qui affecte l’état général ; l’autre, dont il sera question plus loin, c’est la production du pus, dont les variations permettent, comme celles de la fièvre, de suivre exactement la marche de l’infection et d’en pronostiquer la gravité.

Il nous faut prendre une idée de ces légions microbiennes malfaisantes.

Il nous faut connaître aussi les forces que la Bonne Nature leur oppose ; l’armée des phagocytes  : les polynucléaires, les cellules géantes, les cellules migratrices, les cellules fixes des endothéliums vasculaires, aidées des cellules sédentaires de l’arrière, éléments nobles, éléments différenciés, chargés des plus hautes fonctions dans la vie de la cité, et intervenant dans la lutte par les armes bactéricides qu’ils fournissent à leurs défenseurs.

Ce sont ces deux armées que nous allons brièvement passer en revue, en signalant leur manière de combattre et les conditions de leur conflit.

III

Les microbes. — Leurs variétés. — Et d’abord, les microbes, l’armée microbienne.

En tête vient le contingent des Microcoques, que nous reconnaissons à leur forme. Isolés, ils sont granuleux et de petite taille. D’habitude, ils s’attachent les uns aux autres, — par deux, — et ce sont les diplocoques, — ou par quatre, et ce sont alors les tétracoques ou tétragènes.

Mais, ceux qui nous sont les plus redoutables parmi ces microcoques, s’unissent en groupes plus nombreux : les uns combattent en formations compactes semblables à des grappes d’où leur nom de staphylocoques ; les autres, se tiennent entre eux coude à coude en ordre plus mince ; ils s’enchaînent en lignes droites ou onduleuses et tirent de cette disposition en chaînettes le nom de streptocoques.

Les premiers, les staphylocoques, sont les agents ordinaires des suppurations ; ils se répandent dans l’organisme pour y engendrer les abcès phlegmoneux et les gangrènes ; lorsqu’ils s’exaltent, ils causent l’infection purulente et l’empoisonnement septicémique. À leur tête le staphylocoque doré habillé de rouge orangé éclatant ; il est suivi de compagnons vêtus en jaune citrin et d’autres enfin, plus effacés, et habillés de blanc.

Puis viennent les streptocoques, groupés en chaînettes, qui vivent à volonté, suivant les circonstances, à l’abri de l’air dans le fond des humeurs, ou à leur surface dans les couches bien aérées. Ils sont les agents des œdèmes, de la suppuration, de la gangrène, et ils se fabriquent à l’occasion un rempart de fausses membranes. Près d’eux, il faut citer les pneumocoques qui produisent les inflammations des séreuses.

Après la troupe des Microcoques, vient celles des Bacilles : ceux-ci, sveltes et longs comme des perches, et non plus ramassés sur eux-mêmes comme les précédents. Parmi eux les trois bacilles putréfacteurs, hôtes de l’intestin : le bacille de la gangrène gazeuse, que Pasteur appelait vibrion septique, microbe redoutable, qui vit à l’abri de l’air ; le bacille perfringens et l’œdematiens, analogues au précédent et non moins dangereux, puis le putridus ; ceux-là engendrent la plus redoutable complication des plaies de guerre, la gangrène gazeuse. — Des variétés nombreuses s’ajoutent à celles que nous venons de nommer ; et enfin les associations bigarrées de cette soldatesque lui permettent de varier ses agressions et ses ravages.

Propriétés générales des microbes. — Les propriétés générales des microbes sont d’un haut intérêt.

La forme et l’aspect qui servent au signalement des êtres vivants n’ont pas ici une très grande valeur, parce qu’elles varient plus ou moins selon les circonstances. Ce caractère protéiforme des microbes cause de grands embarras pour leur détermination  : et, à défaut de la forme et de l’aspect, il faut recourir, pour savoir à quelle espèce de bacille l’on a affaire, à des caractères plus cachés, tels que la nature plus ou moins spéciale des poisons qu’il secrète et des accidents qu’il cause, ou des transformations qu’il est capable de faire subir à telle ou telle variétés d’aliments. Mais ici encore, il y a des variations singulières, suivant les circonstances. Un même microbe, par exemple, peut présenter des degrés très différents dans sa virulence. On nomme ainsi sa capacité plus ou moins grande à s’implanter chez l’homme, à y pulluler, et à y déverser des poisons plus ou moins actifs. La virulence peut être extrêmement atténuée jusqu’au point de devenir nulle. Le microbe vit alors en saphophyte, c’est-à-dire en parasite qui ménage son hôte ; à d’autres moments, le microbe au contraire possède une virulence exaltée, il est vraiment pathogène. Parmi les moyens d’exalter la virulence d’un microbe, l’un des plus remarquables consiste à l’ensemencer dans l’organisme d’animaux jeunes d’une autre espèce et à répéter un certain nombre de fois ces passages. Les procédés d’atténuation et d’exaltation de la virulence ont été utilisés dans la préparation des vaccins et des sérums.

Un dernier caractère qui a son importance, bien qu’il n’offre pas une rigueur absolue, c’est l’immobilité. À quelques exceptions près les microbes sont incapables de se mouvoir par eux-mêmes. Ils ne pénètrent pas activement à l’intérieur des cellules des tissus ; lorsqu’on les y trouve, c’est qu’ils ont été englobés par celles-ci. Les microbes ne s’étendent en surface que par l’entraînement qu’ils subissent passivement ; ils sont transportés par les liquides où ils baignent ; par la lymphe, par le sang, le plus souvent par les déplacements du liquide purulent qui recouvre la surface des plaies.

Enfin, les microbes sont souvent extrêmement prolifiques. — On sait le rôle considérable que joue la fécondité dans les luttes qu’engendre la concurrence vitale. En ce qui concerne les microbes et le résultat des luttes qu’ils ont à soutenir à la surface des plaies, la puissance prolifique est un élément de succès de premier ordre. L’infection progresse si le nombre fourni par les nouvelles classes excède celui des individus tués, blessés ou disparus.

Origine des microbes des plaies de guerre.. — D’où sortent ceux de ces microorganismes qui contaminent les plaies de guerre ? On sait que les microbes, en général, peuplent les eaux, le sol, l’air lui-même et qu’ils forment autour de nous une sorte d’atmosphère particulaire qui nous baigne de toute part. Mais, puisque ici nous n’avons en vue que ceux qui peuvent infecter les plaies de guerre, il faut mettre hors de cause les microbes de l’air et ceux même des eaux pour donner la première place à ceux que nous hébergeons nous-mêmes, qui sont déposés sur nos téguments, sur notre peau et sur nos muqueuses. Leur nombre est grand. La plupart végètent en saphrophytes dans les recessus de la peau, dans les follicules des poils, à la surface et dans les cryptes des muqueuses. Engourdis dans la paix et l’abondance de la vie parasitaire, atténués par l’habitude, ils se comportent innocemment. Mais, qu’une circonstance les amène à changer de milieu, d’hôte ou simplement d’habitat, et voici que le microbe reprend une virulence redoutable. Les infections qui intéressent la chirurgie viennent de là ; elles ne se transmettent point par l’atmosphère : l’air a été accusé jadis, bien à tort, de méfaits qui s’expliquent par l’imprudence de l’homme ou son ignorance. C’est par les mains du chirurgien et de ses aides ou par son attirail opératoire que se propageaient autrefois les septicémies, les érysipèles et les gangrènes des opérés ; de même que la fièvre puerpérale était transmise par les accoucheurs.

Les microbes des plaies de guerre viennent surtout des débris de vêtements ; d’autres sortent du sol où ils vivent en nombreuses colonies. Les balles de fusil — rarement, les balles de shrapnells et les éclats d’obus — plus souvent en raison de leurs ricochets fréquents — entraînent ces fragments avec leur population microbienne au sein des tissus déchirés.

Les plaies que produisent ces projectiles, anfractueuses, encombrées de débris mortifiés ou contus sont particulièrement propres au développement de ces germes et à leur pullulation. — Les plaies nettes d’armes blanches, au contraire, beaucoup moins souillées, échappent assez souvent à l’infection microbienne, ou plutôt en triomphent facilement, parce que les tissus sont restés vivaces et assez énergiques pour s’opposer, par eux-mêmes et par leurs phagocytes, à la prolifération des germes.

Développement des microbes dans la blessure. — Les observations faites au cours de cette guerre ont confirmé ces indications déjà anciennes ; de plus elles ont établi deux autres notions d’un grand intérêt.

La première est relative à une condition très particulière des tissus formant les parois de la plaie, lorsqu’on les examine dans les premières heures qui suivent la blessure. Ces tissus, mis à nu par le projectile, déchirés ou simplement contus, sont comme sidérés par l’événement ; leur vitalité reste en quelque sorte suspendue ; ils ne réagissent plus par eux-mêmes, non plus que par leurs phagocytes, ni par les substances protectrices et bactéricides du sang, que l’écrasement des vaisseaux empêche, d’ailleurs, d’affluer à la façon ordinaire vers les surfaces mises à nu. En un mot, ils sont pendant quelque temps sans défense et sans résistance. On comprend combien il est contre-indiqué de chercher à stériliser cette plaie récente au moyen d’antiseptiques. Le seul résultat certain que l’on obtiendrait serait d’aggraver encore l’inertie de ces tissus en y ajoutant l’action déprimante de l’iode, du mercure ou du phénol.

D’ailleurs (et c’est la seconde notion qui résulte des observations savantes faites aux laboratoires du front) à ce moment, c’est-à-dire aux environs de la huitième heure qui suit la blessure, les microbes eux-mêmes n’ont pas encore diffusé dans la plaie ; ils commencent seulement à se développer lentement dans le débris vestimentaire entouré d’une couche fibrineuse qui les renferme — ou autour de tout autre débris entraîné par le projectile. Il résulte de là une application pratique du plus haut intérêt. En nettoyant la plaie à ce moment proche de la blessure, en enlevant ces débris vestimentaires, le chirurgien supprimerait du coup la presque totalité des germes microbiens ; il assurerait l’antisepsie de la plaie, ou, pour parler plus exactement, il la faciliterait d’une façon merveilleuse. L’infection serait enrayée. — Le plus grand progrès que pourra réaliser la chirurgie d’armée sera le pansement précoce, ou plutôt le nettoyage opératoire précoce des plaies. Une organisation qui réaliserait cette rapidité d’intervention, rendrait des services incalculables. À la guerre, les moments sont précieux, il faut agir vite : les heures valent des jours ; ici, elles vaudraient des vies. Le précepte de l’action rapide s’applique au service de santé comme à tous les autres.

IV

L’armée de défence. Les phagocytesLeur mobilité. — Quant à l’armée phagocytaire, armée de la défense de l’organisme menacé par les forces microbiennes, elle est connue dans ses grandes lignes, de la plupart de mes auditeurs. L’histoire des phagocytes, constituée de toutes pièces par Metchnikoff, et popularisée par Duclaux, est arrivée jusqu’aux oreilles du grand public. Il suffit d’en rappeler ici quelques traits, ou seulement les deux principaux : leur adaptation à la vie nomade et leur habitude de s’incorporer les corps solides qu’ils rencontrent dans leurs pérégrinations. De cette dernière circonstance, ils tirent leur nom de phagocytes ou cellules dévorantes. Le phagocytisme est la faculté qu’ils possèdent de s’accoler aux objets solides, de les déborder, si ces derniers sont assez petits, puis de les englober et, enfin, de les faire disparaître en les digérant. S’il arrive que ces éléments vivants soient impuissants à opérer la digestion de leur capture, ils la transportent, en eux-mêmes à travers tous obstacles, jusqu’à la muqueuse intestinale où ils s’en déchargent ; — ou, enfin, à défaut de cette dernière ressource, leur rôle est fini, leurs corps se désorganisent et disparaissent.

Ces deux particularités singulières, mobilité propre et phagocytisme, distinguent ces éléments de toutes les autres cellules de l’organisme. — Les principaux phagocytes ne sont autre chose que les globules blancs du sang ou leucocytes. Côte à côte avec les globules rouges, le flot sanguin les entraîne dans son incessante randonnée à travers toutes les provinces de l’économie. Cette vie vagabonde fait disparate dans une société où toutes les autres pièces sont fixes et sédentaires. Les vaisseaux sanguins, eux-mêmes, ne leur sont pas une prison rigoureuse. À toutes les étapes de la route, ils en peuvent sortir et se répandre dans les tissus voisins où quelque microbe, plus ou moins infectieux, les sollicite et les attire.

Il en advient ainsi dans les régions où débute l’inflammation et dont les vaisseaux vont être gorgés et distendus. L’attirance est due à quelque substance chimique émanée de l’organisme microbien, et qui, diffusant dans le liquide ambiant, va impressionner le leucocyte, l’appeler en quelque sorte hors du vaisseau et le diriger dans sa marche vers sa proie.

Pour les attractions de ce genre qui dirigent les mouvements des cellules, les biologistes n’osant employer le mot de sensibilité usent de celui de tropismes et ils disent qu’en sortant du vaisseau sanguin pour aller au-devant du microbe avec qui il va se mesurer, le leucocyte est guidé par un tropisme d’ordre chimique, par un chimiotropisme (1).

L’issue du leucocyte hors du vaisseau enflammé (diapédèse) se fait d’ailleurs sans effraction et sans écoulement de sang. Le globule blanc n’entame point la paroi vasculaire ; il se glisse entre ses éléments et progresse à travers les interstices et les minuscules pertuis qu’elle présente, en vertu d’une propriété nouvelle.

Car le leucocyte ne répond pas seulement à l’appel des arômes chimiques qui s’exhalent de l’envahisseur microbien et révèlent son intrusion inquiétante dans la cité pacifique. — Il obéit, de lui-même, sans sollicitation spéciale, à une tendance intérieure, qui ne lui permet de rester en boule que dans les humeurs les plus fluides, et le contraint à s’étaler sur les surfaces solides, à s’y laminer de plus en plus, et à n’arrêter sa déformation que lorsqu’il a obtenu le maximum de contact avec les corps ambiants. Il semble guidé par une sorte de tactisme mécanique qui n’est qu’un rudiment de sensibilité tactile. Par suite de cette organisation, il pousse toujours devant lui, franchissant les couloirs les plus étroits, les fentes les plus minces, et visitant les retraites les plus cachées. Longtemps, comme un animal très souple dans le fouillis broussailleux d’une forêt, il parcourt le feutrage des fibres du tissu conjonctif. Quelque jour, enfin, il s’y arrête ; et, ayant abandonné, pour un temps ou pour toujours, son existence vagabonde il devient une cellule fixe du tissu conjonctif.

C’est grâce à cette ubiquité et à ces facultés de préhension que les leucocytes peuvent remplir tous leurs devoirs du temps de paix au sein de l’organisme ; et, d’abord, l’office assez humble d’assurer le nettoyage des voies et l’enlèvement des déchets ; en second lieu, le devoir cruel d’achever les blessés et de débarrasser l’organisme des cellules vieillies, moribondes ou mortes. Et c’est à eux enfin qu’appartient l’œuvre de guerre, la mission plus noble de la défense de la cité contre l’incursion des microbes.

L’afflux des leucocytes. Leur nombre. — Pour la défense de l’organisme, comme nous l’avons dit tout à l’heure, des légions de leucocytes accourent. Ils se hâtent à la curée et envahissent la région contaminée par le microbe. Ils sont enveloppés d’un exsudat qui filtre à travers la paroi amincie des vaisseaux sanguins distendus. La plaie, théâtre de la lutte, est ainsi recouverte d’un suintement séreux qui se répand sur des tissus plus ou moins infiltrés et tuméfiés.

Sur cette surface cruentée, anfractueuse, formée par les éléments que le projectile a mis à nu et bouleversés, la lutte s’engage entre les deux partis, microbien et phagocytaire.

Elle est relativement courte et le résultat en est déterminé, dans les circonstances ordinaires, par la préparation du temps de paix du leucocyte. Il joint la bactérie adverse, l’atteint, la déborde, l’engloutit dans sa masse propre, la cerne par ses sucs dissolvants, la digère et l’absorbe.

En temps normal, en effet, il traite de cette manière toutes les particules figurées qui passent à sa portée, lorsqu’elles sont assez petites ou assez inertes pour se laisser englober. Et si le corps étranger est trop volumineux pour être la proie d’un seul, les leucocytes s’associent à plusieurs, s’appliquent sur sa surface, la corrodent, la délitent et finissent par en avoir raison. — Ainsi disparaissent tant de menus objets, indûment introduits dans l’enceinte de l’organisme ou qui n’ont point droit d’y séjourner. Ces corps figurés, ces déchets solides, ces débris, l’organisme ne peut les rejeter par les émonctoires naturels, reins, glandes salivaires, puisque ces organes n’éliminent que des liquides. La suppression par phagocytose est la seule ressource dont l’organisme puisse disposer.

En somme, le phagocyte, détruit ses ennemis et les fait servir à son alimentation. Il appréhende et essaye de digérer tous les corps solides ; on peut dire qu’il mange autant qu’il boit. Aucun autre élément du corps vivant ne se comporte ainsi ; tous, voués à une vie aquatique qui s’écoule dans les humeurs de l’organisme, ils ne reçoivent et ne rejettent que des liquides.

Les conséquences de cette organisation exceptionnelle, sont infinies. Elles intéressent la physiologie, la pathologie et l’histoire naturelle proprement dite. C’est l’honneur de notre éminent confrère, associé étranger, M. Metchnikoff, d’en avoir aperçu l’importance dès le début et d’en avoir développé la connaissance avec une persévérance et un bonheur qui touchent au génie.

Numération des phagocytes. — Mais n’oublions pas nos blessés s’il vous plaît ! et revenons à l’afflux de leurs défenseurs les leucocytes dans la plaie, qui fait l’objet de notre examen ainsi qu’aux circonstances du combat. Les phagocytes, que nous y avons vus en action, venaient des vaisseaux sanguins où nous les connaissions jusqu’à ce moment sous le nom de globules blancs.

Or, le problème est facile au physiologiste de nombrer les globules du sang, blancs et rouges ; et d’autre part, le nombre est un élément important du succès, dans les luttes de l’ordre de celle qui nous occupe et, par conséquent, c’est un facteur bon à connaître. Ce nombre est considérable et grandit continuellement, du fait que ces cellules ne cessent de croître et de multiplier. Chaque millimètre cube du sang en contient 7 000 ; ils sont plus nombreux encore dans la lymphe : le tissu conjonctif, tissu universellement répandu, en abrite des multitudes.

Telle est l’armée phagocytaire. Les classes les plus actives en sont constituées par les polynucléaires sanguins ; la réserve est formée par les cellules migratrices du tissu conjonctif  : les cellules fixes du même tissu représentent un contingent territorial mobilisable en cas de besoin.

V

L’issue de la lutte. Le pus. — Dans la lutte des phagocytes contre l’infection microbienne, la décision de la victoire dépend de facteurs multiples, à savoir  : le nombre des combattants, la puissance de l’armement, les influences diverses qui en font varier la force relative. C’est à déterminer ces influences que l’on s’est appliqué depuis quelques années et tout récemment encore.

L’arme du microbe c’est le poison  : il n’en a pas d’autre. Les substances toxiques qu’il sécrète, l’aident à repousser le phagocyte pour qui il devient inabordable ; ou encore, à le paralyser et à le détruire, si les choses sont allées jusqu’à la prise de contact ou même jusqu’à l’englobement. Ne croyons pas, en effet, que tout soit dit lorsque le phagocyte a avalé le microbe  : il reste à le digérer, et c’est là la partie essentielle de la besogne. Souvent, elle n’est pas accomplie ; elle est empêchée par quelque poison microbien ; et, dans ce cas libéré de l’étreinte, le microbe sort vainqueur de la rencontre.

La saisie du microbe et sa destruction par digestion sont deux actes successifs, indépendants, séparés, parfois, par un assez long intervalle. Par exemple, les spores du bacille tétanique introduites dans le corps du cobaye sont rapidement englobées, mais elles ne sont tuées et digérées que lentement. L’opération demande plusieurs semaines. Et, dans cet intervalle, si l’on vient à soumettre l’animal à l’action de la chaleur, ce qui a pour effet d’exalter l’activité du microbe, on voit celui-ci germer activement et provoquer un tétanos mortel (Vincent).

L’issue de la lutte entre microbes et phagocytes peut être favorable, selon les circonstances de nombre, d’armement et de préparation, tantôt à l’un des partis, tantôt, à l’autre. En d’autres termes, l’infection peut rétrocéder ou bien s’établir définitivement ; et la décision peut se produire à toutes les phases de la rencontre, quelquefois au début, quelquefois beaucoup plus tardivement et après des alternatives diverses.

Imaginons un cas moyen. Les microbes introduits dans la plaie possèdent une virulence modérée, c’est-à-dire que leurs poisons ne sont pas d’une agressivité excessive ; leur nombre, au point de pénétration, n’est pas très considérable. Les phagocytes appelés par les substances émanées du microbe, par l’espèce d’attrait gustatif que nous avons nommé chimiotactisme positif, sont accourus en nombre et ont englobé les microorganismes envahisseurs. Mais ils ne réussissent pas tous à les digérer. Quelques-uns d’entre eux, bourrés de microbes trop nombreux ou trop virulents, portent leur capture dans leurs flancs, comme une cause de ruine. Empoisonnés par les sécrétions microbiennes, ils périclitent, subissent la dégénérescence graisseuse, et deviennent des globules du pus. Le pus est donc formé surtout de cadavres de leucocytes qui ont succombé dans une longue bataille.

Dans le cas d’une infection plus grave, le microbe aura la supériorité du nombre, c’est-à-dire que sa pullulation marchera d’un pas plus rapide que le carnage qui en est fait, — ou la supériorité de l’armement, c’est-à-dire qu’il sécrétera une toxine virulente capable de repousser le phagocyte, ou bien de l’empoisonner rapidement (ainsi que d’autres cellules) ; alors la plaie, champ de lutte, est abandonnée au microbe qui s’y développe et pullule sans entrave. La suppuration est claire, sanieuse, peu abondante  : les leucocytes sont tués, ainsi que beaucoup de cellules des autres tissus, sans avoir le temps de subir la dégénérescence graisseuse  : le pus n’est pas crémeux. L’infection triomphe ; la fièvre persiste, — et le blessé s’éteint.

Enfin, dans les cas bénins, le parti leucocytaire l’emporte facilement. Les morts sont rares de son côté ; leur résistance plus longue permet la transformation graisseuse, c’est-à-dire la formation d’un pus jaune, mais peu abondant. La plaie bourgeonne et cicatrise.

L’examen du liquide qui s’écoule du pansement révèle donc l’état local de l’infection, comme la considération de la fièvre nous en dévoile l’état général. L’un et l’autre symptôme nous renseignent sur les péripéties de la lutte entre microbes et phagocytes.

VI

Poisons microbiens et poisons leucocytaires — Le corps du microbe est une véritable fabrique de poisons, d’agents subtils de transformation (diastases, ferments solubles) dont les uns ont leur origine dans le mouvement vital intense de cet être minuscule, et dont les autres sont de véritables sécrétions spéciales (toxines). À cette dernière catégorie appartiennent les toxines spécifiques, telles que celles du tétanos et de la diphtérie dont l’injection dans l’organisme a les mêmes effets que la contamination par les microbes eux-mêmes, c’est-à-dire qu’elle est capable de reproduire le tableau symptomatique de ces maladies. C’est l’infection microbienne réalisée sans le microbe, on pourrait dire avec «de l’essence de microbe ».

Ces sécrétions toxiques sont les armes spéciales du microbe contre le sujet auquel il s’attaque. L’exemple d’êtres vivants utilisant des armes de ce genre, n’est pas rare ; il se rencontre à des degrés plus élevés de l’échelle. On connaît des myriapodes qui se défendent au moyen de l’acide cyanhydrique ; des fourmis qui aspergent d’acide formique leurs ennemis. Une chenille de Dicranura lance à distance, quand on la moleste, une solution concentrée d’acide lactique ; les brachines usent de la même façon de nappes véritables ou de vagues, comme on dit aujourd’hui, d’acide butyrique. L’arme chimique devient habituelle à mesure que l’on descend plus bas dans l’échelle des êtres ; elle prévaut dans le monde des microbes.

Les poisons microbiens déversés dans les plaies sont nombreux. Il y a là une grande variété de substances toxiques, les unes banales, les autres spécifiques. On connaît des diastases diverses, des toxines analogues à des ferments qui ont été extraites, par exemple, des bacilles tétaniques, des streptocoques, des staphylocoques, et du vibrion cholérique. On a même décrit une de ces toxines spécialement dirigée contre les leucocytes  : la leucocytine de van de Velde.

Outre ces toxines, poisons rejetés au dehors par l’effet d’une véritable sécrétion, les microbes en produisent d’autres qui peuvent rester énergiquement incorporées au microorganisme comme il advient pour les endodiastases telles que celle de Büchner. On connaît, des endotoxines de ce genre retenues si fortement qu’elles ne peuvent être libérées et devenir actives qu’après la destruction ou la dissolution du microbe.

Ainsi l’infection microbienne se résout en un véritable empoisonnement par l’un des nombreux poisons banals ou spécifiques des microbes. L’agent microbien n’est plus que le support ou le véhicule du poison ; le corps figuré, vivant, peut-être, remplacé par un liquide qui en tient la place. C’est une humeur qui mène et soutient le combat contre l’hôte infecté. (2)

Poisons leucocytaires. — D’autre part, le phagocyte devait être dépossédé à son tour, comme le microbe, de son rôle guerrier ; ce sont ses sécrétions, digestives ou destructrices, qui combattent pour lui ; et ces sécrétions, semblables par tant de traits aux toxines et endotoxines, — en particulier l’alexine leucocytaire de Metchnikoff, — seraient chargées de l’office de dissoudre le microbe et d’annihiler son poison.

De telle sorte qu’en fin de compte, dans ce duel du phagocyte contre le microbe, on pourrait, sans rien changer aux résultats, remplacer les deux personnages vivants par de purs liquides et substituer au conflit des deux adversaires animés le conflit de deux humeurs ; le combat devient une sorte de neutralisation chimique analogue à celle des acides par les bases.

VII

Véritable signification de la défense phagocytaire. — La défense de l’organisme contre l’infection microbienne nous est apparue, dans ce qui précède comme confiée à une sorte de corps de police mobile ou d’armée permanente constituée par les phagocytes. C’est la vérité, mais ce n’est pas toute la vérité. Il importera de compléter cette notion.

Demandons-nous, auparavant quel est le principe de l’action protectrice des leucocytes phagocytaires. On le trouve dans cette loi de la constitution des organismes en vertu de laquelle l’être vivant tend à la conservation de son intégrité. Il ne tolère point de corps étranger dans l’enceinte tégumentaire qui le sépare du monde extérieur. Le rôle primordial des leucocytes est précisément d’exclure tout corps figuré, introduit du dehors, en infraction au plan architectonique. Une première fois, en construisant lui-même son corps, à partir de l’œuf fécondé ; et, constamment depuis lors, en le maintenant, l’être vivant a manifesté qu’il y a en lui un mécanisme régulateur, dont les forces d’exécution sont nerveuses, humorales ou cellulaires et qui assure sa conformité au plan de structure spécifique. Par le fait qu’il a réalisé une première fois ce travail au cours du développement ontogénique, l’organisme tend à le refaire lorsque quelque intrusion perturbatrice, accidentelle, tend à le troubler.

Et c’est encore le même principe général qui explique la tendance à la guérison des plaies, tendance qui est toujours satisfaite, à moins qu’une intervention du dehors telle que l’infection microbienne n’y apporte un obstacle accidentel. — Il faut donc voir dans le travail de guérison, dans le processus de cicatrisation, dans L’œuvre du rétablissement de la forme, une manifestation des forces qui président à la constitution des formes animales et expriment l’unité, la solidarité et l’interdépendance réciproque des parties formant le système lié qu’est l’individu vivant. Ces forces travaillent, en définitive, au maintien ou à la conservation de l’intégrité de l’organisme.

L’exclusion des corps étrangers et particulièrement des microbes, des débris nécrosés, séquestres, escarres, échardes ou projectiles, n’est qu’un cas particulier et, pour ainsi dire, une première application de cette loi générale. Elle est opérée par les phagocytes. Elle débute, comme nous l’avons vu par un acte purement mécanique qui est l’englobement. C’est une opération universelle  : les mêmes ouvriers, les leucocytes ou les cellules mésodermiques (qui en sont les équivalents chez les divers animaux) l’exécutent suivant le même rite, depuis les derniers invertébrés, éponges, étoiles de mer, annélides, jusqu’aux vertébrés supérieurs et à l’homme, ainsi que l’a montré M. Metchnikoff.

Mais, ce principe de la Conservation de l’intégrité de l’organisme, n’est pas seulement morphogénique (3). Il ne s’agit pas seulement de la forme de l’être vivant, de sa structure anatomique ; le même principe vaut pour sa constitution chimique et physiologique, pour la composition de sa matière vivante. Les biologistes n’ont vu pendant longtemps, chez les êtres vivants autre chose que la forme ; c’était l’erreur d’Aristote et, plus tard, celle de Cuvier déclarant que « la forme des corps vivants leur est plus essentielle que leur matière » et assignant à l’histoire naturelle, pour unique rôle, de raconter et d’« expliquer » les formes extérieures et intérieures des végétaux et des animaux. Mais depuis l’avènement de la Physiologie générale, ce point de vue singulièrement étroit a été considérablement élargi : à la simple considération des formes s’est ajoutée la considération du fonds vital, c’est-à-dire de la composition et de l’activité de la matière vivante. Et forme ou matière tendent également à se maintenir, à se conserver et à se rétablir.

On va voir précisément dans les progrès de la microbiologie contemporaine et dans le développement de nos connaissances sur l’infection microbienne et sur l’immunité une sorte d’illustration de ces vues que l’auteur de ce travail s’efforce, depuis longtemps, de faire prévaloir.

Deuxième Partie
La lutte humorale. — La réaction d’immunication

VIII

La défense contre l’infection, par les humeurs. — La défense de l’organisme contre les microbes n’est pas tout entière confiée aux seuls phagocytes agissant directement. Il y a des liquides, des humeurs dans l’économie, des sérosités, le sérum sanguin, par exemple, qui jouissent naturellement d’un pouvoir bactéricide. Ces humeurs détruisent certains microbes qui viennent à leur contact, sans qu’il y ait intervention de leucocytes ou de phagocytes. D’ailleurs, en général, le sang est peu hospitalier pour les microbes. Si une petite quantité de ces microorganismes est introduite dans les vaisseaux, ils ne tardent pas à en disparaître  : ils n’y circulent que pendant un temps assez court. Il peut arriver qu’ils soient détruits dès l’abord ; mais, s’ils ne le sont pas, on les voit alors se rassembler dans les capillaires de l’un des premiers organes qu’ils trouvent sur leur trajet ; et c’est là que se développent les faits d’inflammation, abcès, qui caractérisent les points d’inoculation microbienne. D’autre part, si l’introduction dans le sang est très abondante et le microbe susceptible d’y vivre quelque temps, il y a septicémie, c’est-à-dire « empoisonnement du sang » rapidement mortel.

Notre organisme jouit donc d’un certain degré de protection, d’immunité naturelle contre tous les microbes, même les plus pathogènes. L’efficacité de cette protection dépend du nombre des microorganismes envahisseurs et des circonstances. Quelques bacilles, même du tétanos, déposés à la surface d’une plaie nette et franche où le sang et les leucocytes peuvent affluer, ne donneront pas le tétanos. Le résultat serait différent si les bacilles étaient abondants et la plaie contuse et non saignante. Il est exceptionnel qu’un seul microbe puisse développer une infection ; cependant on admet qu’une seule bactéridie charbonneuse, très virulente, peut tuer un cobaye. Il faut des centaines de bacilles tuberculeux pour infecter l’animal le plus sensible à cette maladie. Il faut des millions de staphylocoques pour produire l’abcès, la suppuration, les phlegmons ; il faut en inoculer des centaines de millions pour amener la mort dans les vingt-quatre heures.

En général, l’agent infectieux, s’il pénètre dans la plaie en minime quantité, est détruit sur place, dès son entrée. L’ennemi est, en quelque sorte, arrêté à la frontière. Sans doute, les phagocytes interviennent dans cette opération de barrage ; mais, en leur absence même, les substances bactéricides des humeurs, sang, lymphe, plasma, sérum, suffiraient à assurer la protection.

Le sang, les humeurs contiennent donc, en tout état de cause, des principes qui contrarient l’infection microbienne. Sans doute, à l’état normal, les substances contrariantes(bactéricides, antitoxiques) dirigées contre tel ou tel microbe sont souvent en faible quantité ; cela tient à ce que les occasions de leur production se sont présentées rarement. En multipliant ces occasions, en les répétant, on amènera les substances contrariantes à des proportions notables et efficaces. — Or, l’occasion de leur production c’est l’infection elle-même, pourvu que le sujet y puisse résister. Ces antitoxines, ces bactériolysines, comme nous les appellerons tout à l’heure, se développent par une sorte de réaction contre tout agent infectieux introduit (4). Pour les accroître, les accumuler, le procédé de choix consiste à répéter à plusieurs reprises l’injection des microbes à doses supportables, et à des intervalles assez rapprochés pour que les effets s’ajoutent. C’est ce que l’on appelle, en microbiologie,préparer le sujet. L’animal préparé est celui qui a subi l’infection atténuée un certain nombre de fois. Il est, après cela, immunisé, vacciné. — C’est la vaccination microbienne.

La répétition de l’infection a donc pour résultat d’assurer l’abondance des substances contrariantes et l’aptitude à les produire. Cet effet de la répétition d’accroître l’ampleur et la durée de la réaction n’est pas un fait exceptionnel en physiologie. Bien loin de là. On le rencontre à chaque pas dans le domaine du Système nerveux. On le trouve aussi dans le domaine humoral.

La démonstration que la défense de l’organisme contre l’infection microbienne, est réalisée par les humeurs, a été fournie, en 1894, dans une expérience célèbre, l’expérience de Pfeiffer. Cette épreuve met en évidence, à la fois in vivo et in vitro, l’effet bactériolytique du sérum de cobaye sur le vibrion cholérique. Il faut, à la vérité, que le cobaye ait été préparé d’une certaine manière pour que son sang ait acquis toute son activité destructrice contre l’agent infectieux du choléra. Toujours est-il qu’après cette « préparation », la sérosité sanguine de l’animal, en l’absence de tout corps figuré, de tout phagocyte, détruit le vibrion cholérique. La destruction s’opère en deux temps  : d’abord, les microbes cessent de se multiplier ; puis ils perdent leur mobilité (le vibrion cholérique est normalement du petit nombre des micro-organismes doués de mouvement propre) ; ils s’écourtent, de virgules ils deviennent des points ; et surtout ils se rassemblent en boule, ils s’agglutinent entre eux. L’agglutination est la préface de la destruction ; elle en constitue le premier temps. On l’attribue à l’action d’une substance spéciale, l’agglutinine, la « vibrio-agglutinine ». — Bientôt ces masses agglutinées se fondent, se dissolvent et disparaissent dans le liquide séreux qui les entoure. C’est le second temps de l’opération — la lyse ou dissolution — ; et il a été attribué à une substance particulière, la lysine, la vibrio-lysine. — L’animal est désormais à l’abri de l’infection cholérique, puisque son sérum sanguin agglutine et dissout le vibrion infectieux. Il a acquis, du fait de sa « préparation », l’immunité contre cette maladie.

Quant à la nature de cette préparation qui assure, à l’animal qui la subit, l’immunité contre l’infection, ce n’est pas le moment de l’examiner. On y reviendra. — Disons seulement que l’expérience de Pfeiffer a un caractère de généralité qui en fait la valeur. Le sérum des animaux contient, — dans l’état naturel, en faibles proportions, mais en grande quantité à la suite d’une « préparation », — des substances destructrices des microbes, bactérioagglutinines et bacteriolysines

Et ainsi, à la notion de la défense phagocytaire contre l’infection microbienne, s’est juxtaposée, depuis 1894, la notion de la défense humorale. — Mais, les choses n’en devaient point rester là : les doctrines scientifiques tendent toujours à l’exclusivisme et à la destruction réciproque. La doctrine humorale s’opposa donc à la doctrine phagocytaire  : des savants éminents, comme Waldeyer et R. Koch, pensèrent que les leucocytes devaient être entièrement déchus du rôle actif dans la défense de l’organisme que leur avait attribué Metchnikoff, et que nous avons exposé précédemment. Ce savant, de son côté, travailla à montrer que ces substances bactériolytiques du sérum sanguin existaient dans les phagocytes et que c’est de là qu’elles tiraient leur origine. — La lutte entre les deux doctrines s’est poursuivie pendant plus de vingt ans. Aujourd’hui l’accord semble s’être fait. Et comme le disait le célèbre directeur de l’Institut Pasteur, l’exact et précis Dr E. Roux, lors de la fête offerte le 15 mai 1915 à Metchnikoff à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire : « Les faits nouveaux qui semblaient tout d’abord contraires à la théorie phagocytaire (phénomène de Pfeiffer, immunité antitoxique, production des anticorps) entraient bientôt en harmonie avec elle. Elle s’est trouvée assez compréhensive pour concilier les tenants de la théorie humorale et les partisans de la théorie cellulaire. » — En réalité, il y a coexistence de la défense phagocytaire et de la défense humorale. L’organisme lutte donc par deux procédés contre les microbes indûment introduits dans l’enceinte du corps vivant, — et contre les corps étrangers qui en sont les véhicules  : — par un procédé mécaniquequi consiste à les faire englober par les leucocytes et qui aboutit toutefois à une dissolution digestive ; en second lieu, par un procédé chimico-physiologique d’emblée, consistant dans la production d’une substance liquide que nous disons bactériolytique et qui est capable de dissoudre et détruire la bactérie microbienne

Bactériolysine ou antitoxine. — Après la découverte des toxines microbiennes, — c’est E. Roux et Yersin qui firent connaître la première, la toxine diphtérique, en 1888 — on comprit que les ravages de toute infection étaient dus à un empoisonnement de ce genre, à l’action d’une toxine. — Un pas de plus fut accompli par Behring. Ce savant montra, en effet, que la « réaction contrariante » (5) de l’organisme contre le microbe consistait dans la production d’une substance antagoniste, contrepoison de la toxine (en même temps que destructrice du microbe) ; une antitoxine, en un mot, capable de neutraliser la toxine aussi bien dans le verre à expérience où on les mêle que dans l’organisme où la présence de l’une provoque l’apparition de l’autre. La bactériolysine manifestée dans l’expérience de Pfeiffer est donc une antitoxine de Behring. Les deux notions nées d’observations différentes convergent et les deux espèces de substances se confondent. — Dès lors, il était aisé de prévoir que cette réaction de l’organisme contre le microbe, l’expérimentateur la provoquerait sans introduire le microbe lui-même, en se contentant d’injecter la toxine qu’il sécrète. Et, en effet, l’expérience vérifia cette vue.

La défense contre l’infection microbienne, l’immunisation, en un mot, fut donc réalisée également en employant le microbe ou sa toxine. La « vaccination humorale » forma le pendant de la « vaccination microbienne ».

IX

VACCINATION. IMMUNISATION. Vaccination microbienne. Vaccination humorale. Vaccination par le sérum-vaccin. — La vaccination, en général, est l’espèce de « préparation » qui assure, à l’animal qui la subit, l’immunité contre l’infection microbienne par la production d’antitoxines ou de bactériolysines, plus ou moins confondues entre elles.

Cette notion de vaccination inclut trois faits  : l’atténuation des microbes et toxines ; — la « réaction anti » de l’organisme ; — « l’accumulation » de la substance protectrice dans le sérum sanguin. — Le premier fait est la découverte de l'atténuation des microbes. Pasteur vit que certaines conditions de culture diminuaient la virulence de la bactéridie charbonneuse, de telle sorte que le mouton soumis à l’agression de ce microbe atténué résiste à l’infection et ne meurt point. De même il résiste à l’action de la toxine atténuée par dilution ou mélanges divers. — Le second fait, c’est que cette épreuve anodine, émoussée, d’où l’organisme est sorti vainqueur lui confère l’immunité, c’est-à-dire le rend capable de résister aux germes de virulence normale et de les détruire. Les choses se passent comme si le bacille atténué et émasculé, ou la toxine émoussée, avaient provoqué la réaction anti de l’organisme c’est-à-dire la production de substance contrariante, bactériolysine, antitoxine. L’effet ne s’en dissipe point tout de suite  : il se maintient plus ou moins longtemps. Et, en fin de compte, l’organisme, aguerri par le premier succès contre le microbe affaibli, ou contre la toxine atténuée, est devenu capable de tenir tête au microbe en pleine forme ou à la toxine normalement pathogène  : il est « vacciné ». — Il faut ajouter que le renouvellement de l’épreuve en renforce l’effet et que la répétition est la condition habituelle de son efficacité.

En résumé, la « vaccination microbienne », la première en date, due à Pasteur et utilisée par lui contre l’infection charbonneuse, consiste à employer le microbe vivant, mais atténué (par chauffage ou mélanges divers), pour provoquer une infection légère, excitatrice de la réaction de l’organisme qui produit la bactériolysine protectrice.

La « vaccination humorale », due à Behring et Kitasato, consiste à employer non le microbe lui-même, mais la toxine qu’il fabrique, et que l’on extrait de ses cultures filtrées ou de ses cadavres ; on l’injecte au sujet après l’avoir atténuée artificiellement par divers procédés ; dilution, chaleur, mélange de substances diverses. La réaction de l’organisme se traduit, ici encore, par la production de la substance protectrice, l’antitoxine.

Un troisième procédé, la « vaccination par le sérum vaccin », — sérothérapie — consiste à utiliser comme intermédiaire un animal d’autre espèce, à le vacciner préalablement par l’un des moyens précédents, et à injecter au sujet le sérum de cet animal vacciné. C’est le procédé de E. Roux pour la vaccination diphtérique. Un cheval est préparé par des injections répétées et progressives de culture microbienne ; saigné ensuite, il fournit un sérum qui, injecté à l’homme, exerce sur lui une action curative (par l’antitoxine) et protectrice (par la substance bactéricide qu’il contient). L’immunité est ainsi assurée pour un temps plus ou moins long. Ce procédé repose précisément sur le troisième des faits qui servent de base à la doctrine de la vaccination, à savoir  : l’accumulation de la substance protectrice, vaccinante, dans le sérum sanguin (6)

Loi de la spécificité, — Tous ces phénomènes de réaction organique, de vaccination, d’immunité, se déroulent sous l’autorité d’une loi supérieure qui les gouverne, la loi de la spécificité. — Chaque espèce microbienne a sa toxine propre, spéciale, contre laquelle l’organisme réagit par une antitoxine non moins spéciale. Le tableau des symptômes déchaînés par une infection microbienne peut, sans doute, avoir des traits communs avec celui d’une autre ; mais ils ne sauraient se confondre entièrement. Quelques pathologistes professent même que la véritable distinction nosographique est là, dans l’espèce microbienne qui a envahi l’économie et causé la maladie. Il n’y a de clarté, dans l’étude expérimentale des infections, qu’à la condition d’utiliser des cultures pures. — La réaction de l’organisme, gardienne de sa spécificité, vaut contre le seul microbe qui l’a provoquée  : l’immunité n’est acquise par la « préparation », par la vaccination, que contre cette unique espèce, non contre les espèces voisines (7).

La rigoureuse spécificité des réactions est un point qu’il ne faut point perdre de vue dans l’organisation de la défense contre les infections microbiennes.

X

Nature médicatrice.Défense de l’économie contre l’intrusion de cellules étrangères vivantes, mortes, de produits organiques. L’antixénisme, loi naturelle. — Lorsque nous parlons de Nature médicatrice, de Défense de l’organisme contre le bacille infectieux, ou encore lorsque nous disons que la bonne Nature lutte contre la malignité microbienne, nous employons un langage figuré, finaliste, qui nous est commode, mais dont nous ne sommes pas dupes. Il ne nous empêche pas d’apercevoir les faits objectifs, seuls réels, qui se cachent sous ces formules, et qui se résument de la manière suivante  :

L’infection microbienne tend à se combattre elle-même. Elle provoque dans l’économie une sorte d’excitation aboutissant à une série de réactions antagonistes contre le microbe. — Ce sont d’abord des mouvements d’englobement de la part des leucocytes ; puis, des sécrétions, par les phagocytes ou les cellules, de substances antitoxiques ou bactéricides qui confluent dans le sérum de l’animal, neutralisant les poisons du microbe ou le détruisant lui-même. Le résultat de tout ce travail est, conséquemment, de mettre le sujet à l’abri des ravages microbiens, en tendant à créer ou en créant les états d’immunité ou de vaccination. D’ordinaire, dans le cas d’une première agression, brusquée et en force, du microorganisme infectieux, ces efforts réactionnels n’aboutissent pas  : ils sont impuissants et inefficaces. Mais les biologistes ont trouvé le moyen de les renforcer, par l’artifice de la « préparation » qui consiste à insinuer dans l’économie du sujet, à petites doses répétées, le microbe infectieux (vaccination microbienne) ou sa toxine (vaccination humorale). Le sujet est alors immunisé(immunité acquise).

Quelquefois l’animal est d’emblée réfractaire à l’infection (immunité naturelle) : son sérum contient, par avance, les substances protectrices. Ce cas peut se ramener au précédent si l’on suppose qu’au cours des temps, ou même au cours des générations, l’animal a subi des « préparations » inaperçues dont les effets ont chevauché les uns sur les autres ; car le bénéfice de ces réactions s’étend au delà du moment présent  : il peut se transmettre quelquefois de la mère au fœtus, ou même de génération à génération. (8)

C’est tout cet ensemble de réactions qu’il nous est commode de désigner brièvement et sans dessein de personnification par le nom conventionnel de Nature médicatrice, sous lequel l’ancienne médecine voyait une sorte d’ange gardien préposé à la défense de l’organisme contre la maladie.

Mais cette Nature médicatrice ne réserve pas ses réactions protectrices au seul microbe infectieux ou à ses toxines. Elle réagit de même contre tous les éléments figurés étrangers, microbiens ou non, contre les cellules vivantes normales, fourvoyées, par quel concours de circonstances que ce soit, dans un organisme d’espèce différente. Ce n’est pas le bacille malfaisant qui, dans cette lutte, est particulièrement visé, c’est l’élément vivant quelconque, et même ses substances constituantes, ses albumines, ses protéines caractéristiques. (9)

Les découvertes contemporaines nous ont appris ce fait inattendu que la défense contre l’élément vivant étranger est non seulement analogue à la défense contre le microbe, mais que, sur beaucoup de points, et jusque dans le dernier détail, elle lui est rigoureusement identique. Les deux défenses s’éclairent l’une par l’autre. Le physiologiste pénètre ici dans un domaine d’une importance biologique de premier ordre.

Nocivité des cellules étrangères. — Le fait qui vient d’être affirmé, que la Nature médicatrice agit de façon pareille contre l’intrusion de la cellule normale et du microbe infectieux, semble impliquer que la réaction antagoniste est déclenchée non à raison de la malignité de l’intrus, mais à raison de sa simple extranéité. Ce serait un fait de xénophobie ou d’antixénisme, exemple d’obéissance à la loi de la conservation de l’intégrité de l’organisme.

Mais, en y regardant de près, on constate que les deux points de vue de la nocivité et de l’extranéité se confondent. L’organisme vivant, en général, éprouve un dommage de la pénétration de tout élément étranger. C’est la loi d’utilité qui le fait réagir contre la présence dans son sein, c’est-à-dire dans ses tissus, dans son sang, dans ses cavités séreuses, non seulement des individus microbiens, mais de tout individu anatomique d’espèce différente, globule du sang, cellule nerveuse, cellule du foie, du rein, cellule du sperme. Toute pénétration de ce genre, si elle se fait en masse appréciable, devient une source de désordres et d’altérations plus ou moins profondes. Les cellules étrangères sont nocives par leurs sécrétions et leurs déchets ; mortes elles le sont par leurs résidus d’autolyse. Bordet a montré que les globules rouges, introduits en masse suffisante dans le péritoine d’une autre espèce animale, sont toxiques et peuvent être mortels ; toxique, de même, à des degrés divers, l’introduction de la plupart des cellules animales, d’origine étrangère ou des cellules mortes même autochtones, dont la nécrobiose a fait des éléments étrangers ; nocives, les toxines microbiennes, diphtérique, tétanique, cholérique ; nocives, certaines toxines végétales, telles que la ricine et l’abrine ; nocifs, enfin, les composés organiques, non vivants, mais d’origine vitale récente, tels que nucléoprotéines, séroalbumines, ovalbumines tirées d’une espèce animale différente.

Les Antigènes. — Introduits d’une façon appropriée à l’intérieur d’organismes étrangers convenablement choisis, la plupart des corps que l’on vient d’énumérer sont susceptibles d’y provoquer la « réaction anti », c’est-à-dire antitoxique et destructive (cytolytique), qui est le point de départ de l’immunisation. Les corps jouissant de cette propriété sont appelés antigènes. En principe, la plupart des microbes, beaucoup de cellules vivantes et d’autres produits, seraient des antigènes ; en fait, le nombre est restreint de ceux qui aboutissent jusqu’à la réaction antagoniste et immunisante, chez un animal déterminé.

En général, la vigueur de la réaction d’un organisme animal contre la cellule étrangère, est en raison de la supériorité de cet organisme, de sa place élevée dans la série, du degré de perfection de son unité, de son individualité.

Les animaux inférieurs s’accommodent d’héberger dans leur sein des éléments vivants étrangers : ils supportent sans réaction appréciable la vie parasitaire et l’association symbiotique. Chez les êtres supérieurs il n’en est plus de même. L’organisme envahi tend à se débarrasser des cellules étrangères.

L’organisme se comporte vis-à-vis de celles-ci exactement comme vis-à-vis du microbe infectieux. Il semble que la Nature médicatrice n’ait qu’un seul procédé de défense à sa disposition et qu’elle l’applique dans tous les cas, contre tous les Métèques, de la même manière. L’identité de ces défenses se poursuit dans l’extrême détail, jusque dans le mécanisme intime. Nous allons le voir à l’occasion de la défense contre les globules rouges du sang ou hématies. D’ailleurs, c’est précisément l’étude de ce cas particulier qui nous a appris tout ce que nous savons sur le mécanisme intime de l’immunisation.

XI

Le mécanisme de l'action immunisante.— La Défense contre les hématies. L’hémolyse. — Metchnikoff, en 1899, injectait dans le péritoine, d’un cobaye, non plus comme Pfeiffer, des vibrions cholériques, mais des globules rouges du sang de l’oie. Les leucocytes du cobaye, et particulièrement les grands phagocytes mononucléaires, attirés par quelque chimiotactisme, affluaient autour de ces globules rouges étrangers, les englobaient et les digéraient. La destruction, la dissolution de ces globules sanguins, l’hémolyse, en un mot, dans cette expérience de Metchnikoff est un bel exemple de défense phagocytaire non plus contre des microbes, mais contre les cellules d’un sang étranger.

Très peu de temps après (1900), un des maîtres de la bactériologie contemporaine, Bordet, de Bruxelles, faisait connaître la défense humorale de l’organisme contre les hématies étrangères ; et ici encore, il y avait homologie complète avec la défense humorale contre les microbes.

Pour le globule rouge comme pour le microbe, — pour le vibrion cholérique de l’expérience de Pfeiffer, — la destruction par le sérum se fait en deux temps  : l’agglutination due à une agglutinine (hémo-agglutinine, vibrio-agglutinine), puis la dissolution due à une lysine (hémolysine, bactériolysine, vibriolysine) capable de dissoudre le globule sanguin ou le microbe partout où elle le rencontre, dans le verre à expérience comme dans le corps vivant. Il faut bien noter qu’ici les globules rouges sanguins représentent, en principe, une cellule vivante quelconque. L’hématie a été choisie simplement pour la commodité de l’observateur. Les phénomènes que produit l’intrusion dans l’organisme des globules sanguins d’une autre espèce animale sont tout à fait généraux mais plus faciles à saisir qu’avec les microbes (10) ou avec toutes autres cellules. L’étude relativement aisée de ces phénomènes a développé nos connaissances sur l’infection microbienne et sur l’immunité, en général. C’est cette commodité qui, grâce aux travaux de Bordet complétés par ceux d’Ehrlich, Morgenroth et Sachs, a permis le progrès de nos connaissances sur le mécanisme de la réaction immunisante.

Constitution de la substance protectrice, l’hémolysine. — La réaction capable de protéger l’organisme contre l’intrusion éventuelle d’hématies étrangères — image fidèle de la protection contre les microbes infectieux ou contre toute autre cellule vivante — est plus complexe et plus nuancée qu’elle ne nous était apparue d’abord, quand nous y voyions une dissolution du globule par l’hémolysine. Au lieu de cette substance unique, Bordet vit qu’il y en a deux  : l’une la sensibilisatrice, née de la réaction anti de l’économie ; c’est à elle que revient tout ce que nous avons attribué de spécifique à l’agent protecteur ; — l’autre, banale, l’alexine, existant dans tout échantillon de sérum neuf. La réaction destructrice de l’hématie étrangère résulte de la combinaison successive à cette hématie de la sensibilisatrice d’abord, de l’alexine ensuite. Ainsi, dans le sérum du sujet (cobaye) « préparé » contre les hématies étrangères (du lapin) on trouve ces deux substances. Elles sont faciles à séparer. Il suffit de chauffer le sérum à 56° : l’alexine est détruite (thermolabile) ; la sensibilisatrice résiste. On a ainsi le moyen d’en étudier les propriétés séparément.

L’alexine. — Dans le verre à expérience contenant le sérum du sujet (cobaye) « préparé » avec les hématies étrangères (du lapin), si l’on ajoute un égal volume de ces hématies, elles seront dissoutes, l’hémolyse aura lieu. Mais si le sérum a été chauffé préalablement à 56°, il sera devenu indifférent, inactif ; les globules sanguins ne seront pas attaqués. L’alexine disparue était indispensable à la réaction.

Mais, ce sérum, chauffé à 56°, inactif vis-à-vis des hématies (de lapin) qui ont servi à la préparation, peut être activé, si on lui rend une alexine équivalente. Or, il suffit pour cela d’ajouter dans le verre quelques gouttes d’un sérum quelconque, d’une espèce animale quelconque. — Ce sont des expériences de ce genre qui ont établi le caractère banal de l’alexine. En un mot, il n’y a qu’une seule alexine, toujours la même : celle d’une espèce animale est celle d’une autre, et peut la remplacer dans toute épreuve ou expérience ; elle n’est pas spécifique ; elle est interchangeable d’un animal à l’autre. C’est dire que cette substance est un constituant normal de tous les sangs, qu’elle existe dans tous les sérums naturels, frais et neufs. Il faut noter que l’alexine n’est présente qu’en faibles proportions dans le liquide sanguin (plasma, sérum) ; si bien que les corps qui peuvent l’absorber, la fixer — (par exemple, les « globules sensibilisés » dont il va être parlé) —, l’absorbent en une fois, la dévient d’un coup, et le sang en est ainsi épuisé. L’alexine est faite pour compléter l’œuvre de la sensibilisatrice, elle en est le complément. Aussi, dans la nomenclature d’Ehrlich, l’alexine est-elle appelée « le complément ».

Avant cette intervention l’alexine est inefficace  : après, elle devient opérante, elle peut détruire l’hématie étrangère, le globule, à la façon d’un ferment liquéfacteur, d’une « cytase » comme le pensent Metchnikoff et Büchner ; et ainsi trouve-t-on trois noms qui s’appliquent au même objet  : «  l’alexine », « le complément », « la cytase ».

La sensibilisatrice. — Dans le sérum du sujet (cobaye, par exemple) qui a été « préparé » par des injections répétées de globules du sang étranger (lapin), il y a une seconde substance la « sensibilisatrice » de Bordet. Celle-là n’est pas un élément normal du sang  : le sérum naturel, frais, neuf (du cobaye) ne la contient pas ; elle est un produit de la « préparation » (vaccination, immunisation). Elle n’est pas détruite par le chauffage à 56°  : elle est « thermorésistante » ; elle subsiste dans le sérum chauffé (du cobaye) où l’alexine, au contraire, a été détruite  : et c’est, avec le froid et les solutions salines concentrées, l’un des trois moyens de l’en séparer.

Sensibilisation. — La sensibilisatrice a une première action sur les globules du sang étranger  : cette action est rigoureusement « spécifique » ; elle est propre à ces seuls globules (de lapin) qui, introduits dans l’organisme du sujet (cobaye), y ont fait apparaître la sensibilisatrice.

Elle consiste dans la fixation de la sensibilisatrice sur le globule qui, de ce fait, est dit sensibilisé. Ce premier acte ouvre le drame, en trois actes, de la destruction du globule, Ainsi imprégnés, en effet, les globules sont devenus sensibles ou vulnérables à l’alexine à laquelle ils étaient tout à l’heure, réfractaires  : ils pourront, désormais, fixer à son tour l’alexine et subir son action destructrice.

Fixation de l’alexine oudéviation du complément. — C’est le second acte. Les globules sensibilisés sont devenus capables de fixer, à son tour, l’alexine ; ils la fixent si fortement que des lavages répétés de ces globules (opérés avec un liquide anodin tel que l’eau salée physiologique) ne peuvent la leur arracher. Ils la fixent avidement  : ils l’enlèveraient, la dévieraient intégralement d’un échantillon de sérum naturel (qui la contient d’ailleurs en faible quantité) ; ils ne laisseraient rien à prendre à un second lot de globules que l’on ferait agir ensuite.

Dissolution. — C’est le troisième acte. Ainsi chargés des deux substances, les globules rouges (mis en suspension dans une liqueur indifférente et placés à l’étuve à 37°) subiront la destruction, la dissolution complète (cytolyse), laissant leur couleur rouge à la liqueur. (11)

En résumé, la réaction immunisante, vaccinante, se développe en trois actes successifs  : — d’abord, la « fixation de la sensibilisatrice » qui confère aux globules spécifiques correspondants la seule propriété de s’agglutiner les uns aux autres ; — en second lieu « la fixation de l’alexine » ou « complément » sur le globule ainsi sensibilisé ; et ces deux effets réunis ont été comparés à une opération de teinture où le globule jouerait le rôle de l’étoffe à teindre, la sensibilisatrice celui du mordant et l’alexine celui de la couleur à fixer — enfin, le troisième et dernier acte est, la destruction, la dissolution complète du globule, ou cytolyse rendue possible par la rencontre des trois éléments, globule, sensibilisatrice et alexine. Il s’agit donc ici, en somme, d’une sorte de « réaction à trois. » (12)

Application à l’infection microbienne. — Mécanisme de l’immunisation en général. — Nous avons dit que l’intrusion des globules rouges dans un organisme étranger n’était qu’une sorte de type ou schéma de l’intrusion dans cet organisme de toute autre espèce de cellules ou microbes, même de toxine ; la réaction antagoniste de l’économie contre cette introduction illicite est la même pour tous. Il n’y a qu’à remplacer, dans les explications précédentes, le mot « globules rouges » par les mots  : corps étrangers, cellule, bactérie, microbe, ou même, d’une façon plus générale encore, par le mot d’albumine étrangère.

A-t-on en vue la défense de l’organisme contre le vibrion cholérique (expérience de Pfeiffer) ? On parlera, non plus de vibrio-agglutinine ni de vibrio-lysine, mais de vibrio-sensibilisatrice (anticorps ou ambocepteur cholérique) ; de fixation de la vibrio-sensibilisatrice sur les vibrions cholériques purs, ce qui les fait s’agglutiner ; de nouvelle fixation d’alexine (complément ou cytase) sur le vibrion ainsi sensibilisé ; enfin de la réaction destructrice du vibrion, et par conséquent protectrice de l’organisme (immunisante), qui ferme le cycle.

Et il en sera de même pour tous les autres cas. La nature médicatrice avec une constance exemplaire nous montrera partout le même enchaînement d’opérations, l’exécution du plan stratégique, toujours pareil, qu’elle applique sans se lasser. Il n’est même plus besoin de spécifier les cas  : ce n’est plus à des corps particuliers que l’on a à faire  : c’est à des fonctions. L’élément étranger, introduit dans l’organisme, c’est l’ « antigène » ; il est défini par ce fait qu’il détermine la production d’une sensibilisatrice spécifique lorsqu’on l’introduit par « préparation » (c’est-à-dire par injections, répétées à doses et intervalles convenables dans les vaisseaux, le tissu cellulaire, les séreuses, d’une espèce étrangère) ; la sensibilisatrice ou anticorps se fixe sur l’antigène ; l’antigène ainsi sensibilisé fixe à son tour l’alexine  : l’antigène, la sensibilisatrice, l’alexine sont détruits dans une « réaction à trois » qui clôt la série des phénomènes.

Voilà comment la microbiologie contemporaine envisage, à l’heure présente la réaction de défense de l’économie non seulement contre l’infection microbienne mais contre toutes les intrusions étrangères. On voit, encore une fois, que cette défense n’est qu’un épisode de la lutte de l’organisme pour le maintien de sa spécificité, c’est-à-dire de sa parfaite intégrité (13)

XII

Application de la réaction d'immunication au diagnostic des infections et à la physiologie.

— Les notions précédentes ont été la source d’applications innombrables dont on peut citer quelques-unes.

Sero-diagnostic d’une infection par la méthode de la déviation du complément. — On veut savoir si un sujet est en puissance de telle maladie infectieuse, typhoïde, diphtérie, choléra, syphilis, dont l’arsenal du laboratoire possède, d’ailleurs, des échantillons de cultures aussi pures que possible. Au lieu de la vaine recherche du microbe lui-même, dans le petit nombre de tissus ou d’humeurs qui lui sont accessibles, l’expérimentateur recourra au sérodiagnostic.

Il sait que dès que le sujet est contaminé par une espèce microbienne, son sérum (obtenu par saignée) contient la sensibilisatrice spécifique correspondante, à côté de l’alexine banale. Il se débarrasse de cette dernière par le chauffage à 56°, et il a, alors, entre les mains un « sérum chauffé » qui est une solution de sensibilisatrice  : il veut connaître laquelle. Tel, est le problème.

On prend, dans le matériel du laboratoire, une culture pure de l’espèce microbienne que l’on soupçonne, disons, par exemple, le bacille typhique. On en fait mélange avec un volume égal du « sérum chauffé ». Les bacilles, dans ce mélange, s’imprègnent de sensibilisatrice si c’est bien la leur, si c’est bien eux qui avaient contaminé le sujet ; et alors ils acquièrent deux propriétés nouvelles.

La première est de s’agglutiner entre eux. En constatant cette agglutination on saura que le bacille typhique a bien trouvé sa sensibilisatrice spécifique, et le diagnostic sera établi.

La seconde propriété, fondement d’un procédé plus parfait, est la déviation du complément. Les bacilles, imprégnés de leur sensibilisatrice spécifique, dans le mélange précédent, sont devenus avides d’alexine ou complément et capables de l’enlever, de la « dévier » partout où ils en rencontreront. — Le problème est donc ramené à savoir si le mélange en question est capable d’enlever l’alexine d’un sérum de sang quelconque. Si oui, la culture microbienne essayée est bien celle qui avait contaminé le sujet ; sinon, non.

En ajoutant au mélange de tout à l’heure du sérum normal de cobaye (c’est toujours celui-là qui est employé à cette épreuve), il suffira de s’assurer si l’alexine ou complément a disparu ou non de cette liqueur E.

Pour cette ultime épreuve on emploie un dernier matériel des laboratoires de bactériologie, le matériel globulaire, comprenant du sérum de sang de lapin préparé avec des injections répétées de globules rouges de mouton. On le chauffe à 56°. Il ne contient plus, alors, que l’hémosensibilisatrice des hématies de mouton. On lui ajoute, dans un tube, un lot de ces hématies  : celles-ci ne seront pas détruites, puisqu’il manque l’alexine. C’est le moment d’éprouver si la liqueur E de tout à l’heure en contient  : on l’ajoute donc. Si l’alexine en a été déviée, on n’apercevra pas de changement  : le tube, centrifugé, aura un culot rouge surnagé par un liquide incolore ; l’épreuve est positive. — Sinon, on en sera averti par la dissolution des hématies et la coloration rouge du tube d’épreuve.

Il n’y a là, on la voit, qu’une pure et simple application des notions précédentes.

Physiologie. Sérums hépatotoxique, néphrotoxique, neurotoxique. — Il n’est pas jusqu’à la physiologie qui n’ait paru devoir retirer un grand profit de ces moyens. L’organisme ayant une tendance à détruire, par production d’anticorps spécifiques, les cellules étrangères qu’on introduit dans son enceinte, on a pu espérer supprimer tel ou tel organe exclusivement à tout autre, graduellement et sans procédé sanglant ; en même temps, l’on se proposait de suivre pas à pas, les effets de cette destruction. Par exemple, en injectant à doses répétées et croissantes, dans le péritoine d’un lapin, les cellules hépatiques d’un chien, on devait obtenir d’après les règles de la réaction antagoniste, un sérum de lapin, hépatotoxique pour le chien. En injectant dans des conditions convenables ce sérum à un chien, on espérait entraîner la destruction de ses cellules hépatiques et seulement de celles-là. — De même on a préparé des sérums néphrotoxiques, destinés à la destruction des diverses cellules des canaux urinifères. — Ces sérums, comme un scalpel plus subtil que l’instrument tranchant, devaient aller saisir dans les profondeurs de l’économie telle ou telle catégorie de cellules et les supprimer sans incertitude et sans délabrements inutiles.

La méthode n’a pas justifié les espérances qu’on avait fondées sur elle ; et, cela, pour diverses raisons, dont la principale est que l’interdépendance réciproque des organes ne permet pas la destruction isolée de l’un d’eux sans contre-coup immédiat sur les autres. Les sérums hépatotoxiques, par exemple, se comportent, en apparence, comme s’ils étaient en même temps néphrotoxiques.

Troisième partie
Application au traitement des plaies de guerre

XIII

Traitement actuel des plaies de guerre. — Quel profit les praticiens et les malades ont-ils retiré de ces belles études sur l’infection des plaies de guerre ?

On doit répondre qu’en fait ce profit a été à peu près nul, jusqu’ici. Mais on devine, d’après un certain nombre de signes qui ne sont point trompeurs, que cet état de choses est sur le point de prendre fin.

C’est un lieu commun de célébrer les immenses progrès de la chirurgie, accomplis de notre temps, grâce à l’emploi de l’antisepsie, puis de l’asepsie ; et c’est justice.

Mais il faut à cet égard distinguer la chirurgie d’opérations et la chirurgie de guerre qui appartient à la catégorie appelée, hors de France, la « chirurgie des catastrophes, la chirurgie catastrophique. » Il y a une différence profonde entre les deux cas. Dans la chirurgie d’opérations le chirurgien à affaire à un sujet qui n’est pas infecté et le problème est de l’opérer sans produire l’infection. La tactique consiste à éviter l’infection.

Dans la chirurgie catastrophique, ou dans la chirurgie de guerre, le sujet est déjà infecté. Toutes les plaies de guerre, en fait, sont contaminées. Le problème consiste, en quelque sorte, dans la désinfection. Il s’agit ici de détruire l’infection ou de la neutraliser. Les deux problèmes sont différents.

En ce qui concerne la chirurgie d’opération, lorsque l’on connut la nature microbienne des infections chirurgicales, une tactique extrêmement simpliste s’imposa. Elle consistait dans l’emploi de substances antiseptiques, phénol, sublimé, dont le contact est mortel pour les parasites. Il s’agissait d’empêcher la pénétration de ces agents pathogènes et de les traquer partout, dans les pièces de pansement, dans les vêtements de l’opérateur, sur ses instruments, sur ses mains et jusque dans sa barbe, sur les téguments de l’opéré, partout où les germes existent en effet. Poussant les choses à l’extrême, Lister et ses élèves s’astreignaient même à opérer dans une atmosphère de phénol pour se mettre à l’abri des microbes de l’air, lequel, en réalité, ne contient pas sensiblement de microorganismes pathogènes.

Le succès de cette règle de conduite rigoureusement appliquée a été prodigieux ; il a changé la face des choses, autrefois si attristante et il a marqué une ère nouvelle dans le développement de l’art chirurgical. Les noms de Pasteur, de Lister et de leurs premiers élèves seront révérés dans la médecine de tous les temps.

Il y a toutefois dans la méthode antiseptique un fond de paradoxe qu’il faut signaler. C’est de prétendre atteindre sûrement la cellule pathogène en respectant la cellule normale, alors que les conditions générales de la vie sont sensiblement les mêmes pour tous les êtres vivants. On se mit alors à la poursuite de l’antiseptique chimérique qui tue le microbe en respectant le tissu vivant. On reconnut bientôt la vanité d’une telle recherche. On entendit chuchoter, ici et là, les mots de faillite de la méthode antiseptique, et on la remplaça, sans bruit, parla méthode aseptique qui est une règle purement prophylactique écartant le microbe par une scrupuleuse stérilisation de tous les alentours de la plaie opératoire. Pour n’avoir pas à combattre l’infection, on s’organisait pour l’éviter.

Mais tout cela ne vaut pas pour les plaies de guerre, puisqu’elles sont par avance infectées. On recommença, sur ce nouveau théâtre, le cycle déjà parcouru sur le premier. On appliqua aux blessés de guerre les prescriptions de l’antisepsie  : on employa dans le traitement, des plaies, le pansement, les lavages, les irrigations, les applications qu’elle conseille. On se mit à la recherche du meilleur antiseptique. Œuvre vaine ! Et tout doucement s’est dessinée une seconde faillite de l’antisepsie, cette fois dans le domaine de la chirurgie de guerre comme, il y a quelques années dans le domaine de la chirurgie de ville. Sans bruit, beaucoup de chirurgiens adoptent les pansements à l’eau salée, à l’eau bouillie, à l’eau de mer, aux liqueurs de Locke et de Sidney Ringer. L’asepsie remplace l’antisepsie.

XIV

Traitement rationnel des plaies de guerre. — Le traitement des plaies a été jusqu’ici empirique et peu rationnel. Il a consisté à panser les blessures avec les antiseptiques généraux, puis avec des substances aseptiques très diverses. Or, il y a plusieurs erreurs à la base de la méthode antiseptique. Nous en signalerons deux  :

La première est caractérisée par la formule connue  : « on vise le microbe, on tue la cellule », qui exprime ce qu’il y a de hasardeux, sinon contradictoire, à prétendre détruire le microorganisme en respectant la cellule des tissus. Tel est pourtant le rêve de l’antisepsie. C’est aussi l’espoir de la chimiothérapie  : sans doute, cet espoir n’est pas absolument irréalisable, — ainsi qu’en témoigne la découverte du Salvarsan, — mais une telle spécificité reste exceptionnelle parmi les agents chimiques (14) qui n'ont pas été préparés par un organisme vivant.

La seconde erreur consiste à étendre au milieu organique, à la plaie, des effets qui ont été constatés sur des milieux de culture artificiels. On a étudié l’action de tel ou tel antiseptique, sel de mercure, hypochlorite alcalin, iodoforme, éther, sur des cultures microbiennes en milieu peptoné ; on a fixé la dose infinitésimale à laquelle aucun microorganisme ne résiste. On traite le pus de la plaie de la même manière que la culture microbienne : et, alors on constate que si les microbes sont tués dans le milieu peptoné, ils prospèrent, ils foisonnent dans le pus. P. Delbet nous a donné un spectacle impressionnant en nous montrant le pus, tiré de la plaie, mêlé à du cyanure de mercure, à des hypochlorites, au liquide de pansement de Dakin, à l’eau de Labarraque. On y voit se prélasser d’interminables chaînettes de streptocoques provenant d’une abondante pullulation. L’explication de ce paradoxe est simple. Les antiseptiques ont formé, avec les substances protéiques, les lipoïdes et autres constituants du pus, de nouveaux composés intermédiaires qui sont quelquefois d’excellents milieux de culture.

Il se produit quelque chose d’analogue dans la plaie elle-même. Les antiseptiques n’y subsistent point comme tels. On trouve dans tous les étages de la blessure des colonies microbiennes parfaitement prospères et quelques chirurgiens expérimentateurs savent que c’est une illusion d’espérer détruire dans les plaies les microbes déjà acclimatés. On a ici le même spectacle paradoxal que l’on avait tout à l’heure avec le pus, d’un foisonnement de la flore microbienne sous le pansement antiseptique.

Vainement a-t-on objecté que l’observateur n’avait sous les yeux, dans cette abondante prolifération, que les signes d’une fausse prospérité ; que ces microbes, en apparence vigoureux, étaient, en réalité atténués et qu’ils sécrétaient des toxines sans virulence. Le fait peut se présenter accidentellement ; il a pu être observé sur le bacille diphtérique en présence de l’iodoforme  : c’est un fait contingent d’atténuation microbienne qui ne doit pas être généralisé

La conclusion que la plupart des chirurgiens ont tirée de leurs observations, c’est qu’aucun antiseptique ne peut désinfecter une plaie déjà colonisée par les microbes. Peut-être peut-on espérer un résultat meilleur dans les tout premiers débuts de l’infection. En tout cas, l’heureux succès des anesthésiques, quand il s’observe, doit être attribué, le plus souvent, à d’autres circonstances, à d’autres causes plus efficaces, auxquelles l’action antiseptique vient s’ajouter à propos pour recueillir le bénéfice de la réussite.

Pyoculture. — Une plaie infectée étant donnée, comment les choses tourneront-elles ? C’est la question pronostique qui se pose au début. Un nouveau moyen, la pyoculture, est venu s’ajouter à ceux, aussi nombreux qu’incertains, dont dispose le chirurgien pour en décider. La méthode consiste à prélever avec une pipette un échantillon de pus, c’est-à-dire de l’humeur qui forme le milieu de culture de la plaie elle-même, et après s’être fait une idée, par un rapide frottis, de l’abondance et de la nature de sa population microbienne, à le mettre 24 heures à l’étuve et à examiner ce que devient cette population, après ce délai. On verra s’il s’est produit une augmentation du nombre des microbes ; si l’on trouve les groupements caractéristiques d’une prolifération abondante ; auquel cas la pyoculture est dite « positive ». Quelquefois il n’y a pas de changement sensible (pyoculture nulle) ; ou bien il y a une diminution évidente (pyoculture négative). — La décision peut être complétée par l’emploi d’un tube-témoin contenant du bouillon peptoné, que l’on ensemence et met à l’étuve en même temps que la pipette du pus originel  : cela permet de comparer la valeur du pus à celle du bouillon peptoné en tant que milieu de culture.

Il est permis de supposer que le renseignement tiré de la pyoculture apprendra au chirurgien si les microbes tendent ou non à disparaître, et l’infection à guérir. Mais ce n’est cependant qu’une supposition. P. Delbet l’a faite et il conseille la pyoculture, de préférence aux signes cliniques, pour régler la conduite du chirurgien et l’opportunité de son intervention (grands débridements, amputation). D’autres contestent. L’avenir montrera la valeur du procédé. D’ailleurs, Delbet lui-même en reconnaît le caractère contingent lorsqu’il montre que sous certaines influences, telles que l’exposition à l’air et les grands débridements, il peut se produire une inversion radicale dans les indications de la pyoculture.

XV

Principes du traitement rationnel des plaies. — Une méthode vraiment rationnelle exige que l’on tienne compte de toutes les conditions qui régissent l’évolution de l’infection, et de celles aussi qui se rattachent à d’autres causes. Ces conditions sont assez nombreuses. Le problème est beaucoup plus complexe que ne l’avait imaginé le simplisme chirurgical. Nous voulons attirer l’attention sur quelques-uns des éléments les plus importants qu’il ne faut point perdre de vue.

Les deux dangers des plaies. Leur double intoxication. — Le premier point à retenir, c’est que les plaies offrent deux dangers, et non point un seul. Nous avons parlé jusqu’ici du péril venant du microbe. Du fait de l’infection microbienne déjà le blessé est un intoxiqué.

Mais un second danger vient aussi de la plaie, de son état local. En particulier, les vastes blessures, où les tissus sont contus, écrasés, broyés, dilacérés, présentent de nombreux éléments en voie de nécrose, qui déversent des substances toxiques dont l’effet vient s’ajouter aux poisons microbiens et contribuer de proche en proche à la mortification des éléments voisins qui s’en imprègnent. De ce chef, encore, le blessé est empoisonné  : il est doublement intoxiqué. Le chirurgien tire de là une explication du danger incomparable des grandes plaies contuses ; il y trouve les indications opératoires, qui l’obligent à écarter, avec l’instrument tranchant, tout ce qui est mort ou en instance de mort ; et, en un mot à déterger les surfaces des blessures.

Toute plaie est donc l’origine d’une double intoxication : l’une du fait d’une infection microbienne, l’autre du fait de la mortification des tissus. Le danger vient de deux côtés : il faut faire face à deux ennemis.

§ 1. Ressources contre les dangers de la mortification des tissus. — Contre le péril qui résulte de la mortification des tissus dans les plaies contuses ou dilacérées, la lutte doit être dirigée par la connaissance de la nature de ce péril. On sait qu’il tient à la production de substances toxiques. Celles-ci, en outre de leur nocivité spéciale, sont propres à étendre progressivement les ravages de la nécrose et à propager l’infection en lui fournissant un excellent milieu de culture. Sous ce rapport, la bouillie formée par les muscles broyés est un milieu incomparable.

Les règles de conduite pour le chirurgien se résument : en premier lieu dans l’ablation des parties mortes ou en instance de mort et la détersion des surfaces, étant entendu que ces opérations doivent être pratiquées dans les toutes premières heures de la blessure pour être efficaces. En second lieu, le chirurgien devra s’aider de tous les moyens de pansement susceptibles de hâter cette détersion, de réveiller et d’exalter la vitalité des tissus. Il y a toute une catégorie de ces substances excitantes. Il y a des produits que le chirurgien emploie pour leur prétendue activité antiseptique, et qui n’agissent peut-être que comme moyens de détersion et d’exaltation de l’activité cellulaire. L’hypochlorite de chaux, paraît être dans ce cas. La solution ordinaire, mieux encore que celle de Dakin, selon J. Tissot, agirait de cette façon.

Enfin, la dernière indication est d’éviter l’usage des véritables antiseptiques généraux qui, toujours, abaissent la vitalité des éléments.

Il semble que la chirurgie contemporaine, hypnotisée par le péril microbien, n’ait pas donné assez d’attention à celui, sensiblement égal, que crée le processus nécrobiotique. Celui-ci atteint son plus haut degré dans les plaies contuses et dilacérées, toujours graves, toujours lentes à guérir : il est réduit au minimum dans les plaies nettes, par arme blanche, par exemple, dont l’évolution est ordinairement simple et favorable. Ce n’est pas qu’elles ne soient pas infectées, elles aussi : elles peuvent l’être originellement d’une manière assez abondante. Il est de règle cependant, quel que soit, à cet égard le préjugé commun, que ces plaies, bien qu’ensemencées, se réunissent par première intention. — La gravité de la blessure est ainsi liée, à l’étendue du délabrement, et, dans une grande mesure, à son caractère. Les physiologistes connaissent bien cette influence de la nature du traumatisme sur les suites qu’il comporte ; par exemple, dans le cas de section d’un nerf, le bout central survit (dégénérescence Wallerienne) ; dans le cas d’arrachement, le bout central se détruit comme le bout périphérique (dégénérescence secondaire de van Gehuchten).

La contusion, l’écrasement, la dilacération affectent directement et indirectement la vitalité des tissus. Ceux-ci ne reçoivent plus le sang aéré et rénové nécessaire à leur nutrition : les vaisseaux, sanguins et lymphatiques, à l’exception des plus gros, sont obstrués, le tiraillement et le déplacement des tuniques équivalant à une ligature : les conditions de la nécrobiose, de la gangrène, se trouvent réalisées. Les éléments anatomiques, les cellules, sont en instance de mort.

La situation comporte des indications et des contre-indications pour le chirurgien. — Une contre-indication est relative à l’usage des antiseptiques. Il convient d’éviter d’abaisser encore la vitalité des tissus de la plaie par des pansements ou des badigeonnages avec des liquides à base d’iode ou de mercure ou de toute autre substance plus ou moins agressive vis-à-vis des éléments vivants. — L’indication, c’est le nettoyage de la plaie à l’instrument tranchant. Les chirurgiens ont de tout temps obéi à un sentiment de propreté opératoire qui leur faisait rechercher la netteté des plaies, et ils connaissaient bien la gravité des plaies contuses. Ils suivaient donc l’indication de la toilette de la plaie, au moins dans les cas extrêmes. Maintenant que l’on sait mieux la nature toxique des produits de la mortification, c’est-à-dire de l’autolyse et de la nécrobiose, on comprend la nécessité d’appliquer la même règle de conduite aux cas moyens.

Mais, en outre, on a appris — et c’est là une acquisition importante — que l’opportunité de l’opération était rigoureusement restreinte aux premiers moments du traumatisme. Le nettoyage de la plaie doit être précoce et se faire avant la neuvième heure, puisque les observations récentes nous ont montré que la diffusion de l’infection commençait entre la neuvième et la douzième heure. Passé ce délai, l’avivement et la régularisation des surfaces ne feraient que mettre à la disposition de l’infection une énorme surface absorbante.

§ II. Ressources contre l’infection microbienne. — La lutte contre l’infection, si elle n’est plus le seul objectif de la chirurgie, en reste le principal. — Ici, la directive des opérations appartient aux forces naturelles que le chirurgien ne doit pas contrarier, mais, au contraire, utiliser au mieux. Son rôle est de les laisser jouer ou plutôt de les faire jouer et d’agir dans leur sens. Or, ces agents de défense de l’organisme sont, d’une part les « phagocytes » et d’autre part les « anticorps » auxquels aboutit la réaction d’immunisation (c’est-à-dire les sensibilisatrices, bactériolysines ou antitoxines.) — Éviter tout ce qui déprime les leucocytes, employer tout ce qui les exalte  : et, d’autre part, recourir, par la sérothérapie et les vaccinations, aux anticorps spécifiques, antagonistes naturels des toxines microbiennes — et, à l’occasion, à quelques antagonistes chimiques ou agents artificiels d’atténuation de ces toxines, si la chimiothérapie nous en révèle ; — voilà la règle de conduite du chirurgien dans le traitement des plaies tant local que général. Au lieu de se restreindre, comme il le fait encore, à un empirisme aveugle et infécond, c’est à ces divers points de vue qu’il doit examiner et juger chacune des substances des pansements. Ce plan d’action demande quelques éclaircissements succincts. Les premiers seront relatifs à la véritable antisepsie naturelle réalisée non par des produits chimiques, mais par les sérums et vaccins.

Ressources offertes par les anticorps. Antisepsie naturelle. Sérothérapie et vaccination contre les infections spécifiques, en chirurgie. — La chirurgie a bénéficié, comme la médecine — quoique à un moindre degré — des connaissances acquises relativement à la réaction d’immunisation. Grâce à elles, l’art de guérir est entré en possession de méthodes rationnelles, tant prophylactiques que curatives, contre les infections.

La méthode « prophylactique » écarte l’infection ; elle ne lui permet pas de s’installer. Elle consiste dans l’emploi, par avance, des divers procédés de vaccination contre les microbes, les toxines et les venins. Le résultat en est de déterminer, chaque fois, dans le sérum du sujet, l’apparition de l’anticorps spécifique (sensibilisatrice) qui est l’instrument essentiel de la destruction du microbe et, conséquemment, de la protection de l’organisme. — La méthode « curative » ou « sérothérapie » consiste à employer, aussitôt que possible, contre l’infection déclarée, réalisée, le spécifique héroïque  : c’est, à savoir, le sérum riche en anticorps, d’un tiers animal immunisé préalablement contre l’agent infectieux.

— Le procédé prophylactique — ou de vaccination — ne trouve son application que dans le cas de quelques infections épidémiques se répandant à certains moments (choléra, typhus), ou contre des infections dont la menace est en quelque sorte permanente comme la variole. — La méthode sérothérapique convient au traitement d’infections, plus accidentelles encore, contre lesquelles il serait excessif de se prémunir par avance, telles que la diphtérie, la syphilis, et enfin les infections des plaies. C’est ainsi que l’on combat l’infection diphtérique en injectant au sujet contaminé le sérum d’un cheval immunisé par « préparation » contre le bacille diphtérique — et, conséquemment, en état d’en neutraliser et détruire la toxine.

a/ Infections spécifiques. Tétanos — En ce qui concerne les plaies de guerre, la sérothérapie a trouvé son application contre l’une de leurs plus redoutables complications, le tétanos. Les travaux de Roux et Vaillard ont mis entre les mains des chirurgiens le moyen efficace d’en arrêter les ravages. Au début de la guerre, ces ravages ont été considérables parce que les réserves du précieux sérum se sont trouvées insuffisantes pour les besoins des multitudes appelées sous les armes. — Mais, bientôt, il a été remédié à cette pénurie ; et, aujourd’hui, l’injection du sérum antitétanique, faite en temps utile et renouvelée au besoin, met nos blessés à l’abri de cette cruelle maladie. Le sérum est employé en injections sous-cutanées, quelquefois veineuses. Son usage dans le traitement local des plaies est infiniment moins efficace, et, d’ailleurs, encore discuté.

— La méthode est loin d’avoir dit son dernier mot. Elle a commencé à être essayée contre d’autres infections microbiennes, parmi lesquelles la plus grave semble être la gangrène gazeuse.

b/ Vaccination contre la gangrène gazeuse. — Cette terrible infection qui a causé tant de ravages, n’est pas le fait d’une espèce microbienne unique. Elle est due à des associations de bacilles divers parmi lesquels les variétés des trois espèces anaérobies  : b. perfringens, b. œdematiens et vibrion septique sont les plus habituelles. D’autres viennent s’y ajouter, des streptocoques, en particulier. Ce mélange d’espèces plus ou moins pathogènes, trouve, dans les plaies écrasées et dilacérées, un milieu où leur virulence s’exalte à un haut degré. Leurs toxines renforcées amènent presque fatalement la mort.

Ces associations n’offrent pas les mêmes facilités pour la préparation des sérums ou des vaccins que les cultures pures de microbes strictement spécifiques, surtout lorsqu’il y a parmi eux, des espèces qui sporulent facilement. Cependant M. Weinberg a pu obtenir avec ce mélange indéterminé une sorte de vaccination microbienne qui s’est montrée efficace dans un certain nombre de cas. Il recueille le pus lui-même de la plaie  : dans cette pyoculture, il atténue, au moyen de l’iode, la virulence des toxines, et il se sert de ce liquide atténué pour vacciner, par préparation, le blessé lui-même.

Les premiers essais ont été fort encourageants. — C’est en s’orientant dans cette direction que l’on trouvera, sans doute, le moyen d’écarter cette gangrène gazeuse, la plus inexorable des menaces suspendues sur le blessé.

c/ Sérothérapie des infections banales par le sérum Leclainche et Vallée — D’autres expérimentateurs, dès avant la guerre, avaient abordé d’une façon analogue la question du traitement rationnel des plaies. MM. Leclainche et Vallée (mars 1912) ont préconisé pour le traitement local des blessures, c’est-à-dire pour les pansements et les irrigations, un sérum microbicide vis-à-vis des différentes variétés de microorganismes que l’on rencontre habituellement dans le pus des plaies infectées. Ce mélange d’espèces et races diverses de staphylocoques, streptocoques, bacilles coli, bacilles pyocyaniques et proteus avec les purs anaérobies, vibrion septique et perfringens, servait à « préparer » le cheval par des injections répétées et graduées. Le sérum du cheval ainsi traité est « polyvalent », c’est-à-dire qu’il est actif vis-à-vis des multiples microbes qui sont intervenus dans sa fabrication ; il contient les anticorps ou sensibilisatrices qui leur correspondent.

On a obtenu avec ce sérum, en applications locales, des résultats remarquables qui se résument, pour la médecine vétérinaire et la chirurgie de guerre, en une disparition des phénomènes secondaires, érysipèles au pourtour des plaies, œdèmes, lymphangites, adénites ; en une diminution presque immédiate de la suppuration, suivie d’une réparation rapide des tissus. — Ajoutons que dans les cas d’empoisonnement du sang (septicémies) dûs aux streptocoques ou aux staphylocoques, le sérum polyvalent de Leclainche et Vallée a été utilisé avec succès en injections hypodermiques ou intraveineuses.

— Son emploi local exclut l’usage des antiseptiques.

La pierre d’achoppement de toutes ces tentatives, de sérothérapie ou de vaccination, si rationnelles dans leur principe, et souvent si heureuses en leurs résultats, sera toujours le cas des grandes plaies écrasées et mâchurées avec mortification des tissus. Alors, aucun traitement local n’est certain d’atteindre les microbes dans les récessus où ils se cachent et où ils pullulent grâce au merveilleux milieu de culture que leur offrent les tissus mortifiés. — Le traitement général par les injections sous-cutanées, intraveineuses ou séreuses, y échoue lui-même.

Ressources offertes par l’intervention sur les phagocytes. Ressources générales. — Nous avons deux alliés naturels contre l’infection des plaies, la « réaction de l’organisme » dont il vient d’être parlé longuement et les phagocytes ou leucocytes dont il reste à dire quelques mots. D’ailleurs, comme on l’a vu, il est possible qu’une très grande partie de la réaction de l’organisme soit due encore à ces mêmes éléments. De là découle l’extrême intérêt qu’il y a pour le chirurgien à ménager ces puissants auxiliaires et à tout faire pour les aider dans leur tâche.

1. Agents déprimants. — Or, il semble bien établi que la plupart des antiseptiques dépriment notablement leur activité et leur sont nuisibles.

En ce qui concerne leur pouvoir englobant, les observations de Pierre Delbet ne laissent pas de doute  : le nombre moyen des microbes englobés par le leucocyte vivant dans le pus de la plaie diminue à proportion des antiseptiques que l’on y mêle. Le fait est d’une évidence aveuglante. D’autre part, cet effet fâcheux est compensé, dit-on, au point de vue de l’infection — par l’atténuation profitable qu’éprouvent les toxines microbiennes du fait de l’antiseptique. Mais si la compensation était efficace, le nombre des microbes englobés devrait augmenter, au lieu qu’il diminue

2. Agents stimulants. — À l’inverse des antiseptiques, il y a des substances qui favorisent cette faculté d’englobement des microbes par les leucocytes.

Les liqueurs dites physiologiques, eau salée, solution de Sidney-Ringer et Locke, sont dans ce cas. Mais cette suractivité englobante atteint un degré incomparable lorsque, avec P. Delbet, on emploie une solution isotonique de chlorure de magnésium. Cette stimulation remarquable de l’une des formes, au moins, de l’activité leucocytaire est une indication qui ne doit pas être perdue de vue. — On trouve d’ailleurs, dans cet ensemble de faits, une explication suffisante de l’avantage que certains chirurgiens ont trouvé à substituer la méthode aseptique à la méthode antiseptique.

Nous avons distingué, au début de cette étude, la faculté d’englobement ou d’absorption que possèdent les leucocytes, — et qui n’est que le prélude de leur action, — de l’activité ou faculté de dissolution digestive qui en est le terme. Il y aurait là, encore, à distinguer des agents de stimulation et des agents déprimants.

Précocité nécessaire du véritable pansement chirurgical. — Il convient, en terminant cette esquisse du traitement rationnel des plaies, d’insister, une dernière fois, sur une condition essentielle du succès, c’est, à savoir ; la rapidité des premiers soins et la précocité du nettoyage chirurgical de la blessure.

C’est à cette règle qu’aboutissent toutes les observations faites au cours de cette guerre et en particulier les études exécutées, dans les ambulances de l’avant, par les médecins distingués qui ont suivi, pour ainsi dire heure par heure, l’évolution des phénomènes tant du côté des microbes que du côté des tissus. (Policard, Desplas, Phélip.)

Les premiers signes du développement des germes apparaissent, entre la neuvième et la douzième heure. Jusque là ils sont restés inertes dans les gaines de sang coagulé qui entourent les débris de projectile ou de vêtements. Les premiers microbes néoformés qui apparaissent sont le b. perfringens et le vibrion septique. Quatre heures plus tard, de la douzième à la seizième heure se montrent les colibacilles et, enfin, de la seizième à la vingt-quatrième heure, les streptocoques, staphylocoques, diplocoques et les saprophytes. — Dans les premières périodes, les leucocytes eux-mêmes semblent peu actifs. — Il suit de là qu’il suffirait d’enlever, avec précaution, dans les premières heures, les foyers vestimentaires et les débris qui souillent la plaie, pour parer à l’infection : et cette règle pratique est d’une simplicité qui n’a d’égale que son utilité.

C’est de toutes les notions que nous venons de passer en revue qu’il convient de s’inspirer si l’on veut constituer d’une façon méthodique le traitement général et local des plaies de guerre. Que les chirurgiens se hâtent d’entrer dans cette voie rationnelle ; car tout délai est ruineux. C’est, en effet, la sève de notre France généreuse, qui se perd et s’écoule par ces blessures intarissables.


Notes

(1) On le dit positif ou négatif suivant que le mouvement est de rapprochement ou d’éloignement. Cette action directrice de la sécrétion microbienne n’a pas de caractère plus mystérieux que toute autre manifestation physiologique. Au contraire, elle semble un effet direct du jeu des forces physiques. Une telle simplification, d’ailleurs, est de règle toutes les fois que l’on envisage les fonctions vitales à leur premier début. La direction du leucocyte s’explique par la façon inégale dont s’opère la diffusion de la substance chimique irritante, suivant les diverses directions ; d’où résulte que le leucocyte est lui-même inégalement affecté dans les différents azimuths et que sa réaction motrice se trouve ainsi, automatiquement déclenchée.

(2) Il ne faut pas perdre de vue que les toxines sont des poisons d’un caractère très spécial, qui se distinguent à beaucoup d’égards des poisons chimiques et même des diastases activées. On ne saurait les confondre, comme l’ont fait certains chimistes et certains pathologistes, avec les alcaloïdes, avec les ptornaïnes et les leucomaïnes. On ne saurait prétendre les avoir trouvées en nature dans les urines. Les substances urinaires que l’on a prises pour des toxines sont, en réalité, des poisons secondaires plus ou moins indirectement dérivés de celles-ci.

(3) Voir plus loin, note 4

(4) Cette réaction est en conformité avec le principe du maintien de l’intégrité de l’organisme ; elle est une défense contre les altérations attentatoires à cette intégrité.

(5) Voir note 4

(6) Ces substances protectrices de l’organisme attaqué (antitoxine, bactériolysine), et qui expriment la « réaction » de l’organisme contre le microbe ou la toxine, quelle en est l’origine ? Quelles parties, quels tissus, quels organes sont intervenus dans leur production ? On ne le sait pas exactement. En employant le mot un peu vague de réaction de l’organisme, on évite justement de préciser. On peut supposer que ce sont certaines cellules ou que ce sont toutes les cellules. On a attribué arbitrairement une part dans ce travail aux phagocytes et aux organes lymphoïdes, aux cellules du foie ou à celles d’autres organes. Les partisans de la théorie phagocytaire de l’immunité font la part prédominante, ou même exclusive, aux leucocytes phagocytaires ; les partisans de la théorie cellulaire de l’immunité admettent que toutes les cellules de l’organisme réagissent chacune pour sa part : les unes et les autres, affectées par les poisons microbiens subiraient, dans leur nutrition, une modification plus ou moins durable, qui se traduit par la sécrétion de substances vaccinantes, antitoxiques et bactéricides.

La doctrine contraire, la théorie purement humorale, consisterait à considérer les substances contrariantes ou anti comme se maintenant indéfiniment dans les humeurs, sans y subir de destruction ni de reformation par l’activité de cellules appropriées. Si les autres doctrines contiennent une part d’hypothèse, celle-là est contraire aux principes de la physiologie. Dans un organisme qui vit et résiste, rien n’échappe au métabolisme ; toute substance qui s’y rencontre résulte d’un travail cellulaire qui la reforme à mesure qu’elle se détruit.

Mais alors, d’autre part, la difficulté devient grande de comprendre la vaccination par le sérum-vaccin. Si l’on ne veut pas admettre que l’économie se comporte passivement comme un vase inerte conservant intact, pendant un temps assez long, le vaccin qui y a été déposé, on se trouvera en présence d’une autre difficulté, à savoir : la production continuelle d’anti-toxine (sérum-vaccin) déterminée par une première dose de la même substance, alors que l’anti se manifeste toujours comme provoquée par la substance contraire, la toxine. La solution de ces difficultés est réservée à l’avenir.

(7) Il y a, par exemple, trois bacilles typhiques : le bacille typhique d’Eberth, et les paratyphiques A et B ; la clinique distingue plus ou moins nettement la fièvre typhoïde véritable des deux paratyphoïdes A et B. Mais la vaccination est rigoureusement spécifique. Le sujet vacciné contre l’une de ces infections ne l’est point contre les deux autres.

(8) Ainsi suivant une formule déjà employée, l’immunité naturelle serait une « préparation » échelonnée sur une série de générations, avec persistance et transmission du résultat, de l’une à l’autre.

(9) L’animal lutte contre l’intrusion des albumines étrangères. Leur injection répétée, sous la peau d’un sujet, confère au sérum de celui-ci la propriété de précipiter la solution albumineuse employée. Cette précipitation (attribuée à une précipitine) est une sorte de destruction ou d’immobilisation de l’albumine employée.

D’ailleurs, en principe, la spécificité est d’ordre chimique. L’organisme lutte pour le maintien de sa spécificité. La digestion des protéiques est une fonction qui s’oppose à la pénétration dans l’économie des albumines étrangères.

(10) La substance colorante, l’hémoglobine, qui imprègne le globule rouge s’en échappe dès que celui-ci est altéré. Au lieu d’avoir des corpuscules colorés en rouge déposés au fond d’un sérum clair — ce qui est l’état normal. — on a des globules incolores surmontés d’une liqueur rouge. Ce signe facile à constater, la diffusion de la couleur au-dessus du culot de globules, dans les tubes où l’on a recueilli le sang, traduit donc la destruction complète de quelques globules (de ceux qui sont les moins résistants). La teinte du liquide surnageant le dépôt est en proportion exacte du nombre des globules détruits. On est donc averti, par une indication très évidente, de l’existence et du plus petit degré d’altération de ces cellules à la fois délicates et résistantes ; et c’est là une grande commodité pour l’observateur. Mais il ne faut pas perdre de vue que le globule rouge est ici un élément représentatif de beaucoup d’autres cellules vivantes et des microbes en particulier.

(11) Mais, si l’alexine a été enlevée du sérum par un moyen quelconque  : par un premier lot de « globules sensibilisés » ou par le chauffage à 56°, ou par une culture de microbes quelconques, cholériques ou typhiques, préalablement sensibilisés c’est-à-dire imprégnés de leur sensibilisatrice spécifique, — si, en d’autres termes, la déviation du complément a été complète, alors les globules pourront bien s’agglutiner, mais ils ne seront point détruits, ils conserveront leur hémoglobine, et, après dépôt, ils formeront un culot rouge au fond d’une liqueur claire. Il est donc facile de voir, d’un coup d’œil, si l’alexine a disparu, si le complément a été dévié d’un échantillon de sérum. C’est le fondement de la célèbre « méthode de la Déviation du complément », de Bordet et Gengou (voir plus loin).

(12) La sensibilisatrice, ou substance anti est appelée anticorps. Comme le mordant qui sert à unir l’étoffe à la teinture, elle accroche, en quelque sorte, les deux autres facteurs, le globule et l’alexine ; et, pour ce fait, elle a reçu d’Ehrlich le nom d’ambocepteur. — On le voit, la synonymie est riche, trop riche ; sensibilisatrice, anticorps, ambocepteur, s’appliquent au même objet.

(13) On a essayé d’entrer plus avant encore dans la signification des phénomènes, en demandant des lumières à la comparaison et à l’analogie.

1° On s’est adressé d’abord à la physiologie. La « réaction à trois » n’est pas sans exemple en physiologie. Delezenne a signalé l’analogie de la réaction immunisante avec la digestion pancréatique de l’albumine, dont lui-même a tant contribué à élucider le mécanisme. Le suc pancréatique pur (analogue, pour les besoins de la cause, au sérum) contient la trypsine inactive (analogue à l’alexine  : celle-ci est incapable de digérer, de dissoudre l’albumine (analogue à l’antigène)  : une sensibilisatrice spécifique (la kinase intestinale) peut se fixer sur l’albumine (antigène) ; et, après cette fixation, la trypsine inactive de tout à l’heure (alexine) est activée ; et la dissolution digestive a lieu.

2° On s’est adressé à la chimie-physique des colloïdes. Les phénomènes de fixation en général ; et ceux, en particulier, qui suivent la fixation de la sensibilisatrice, à savoir l’agglutination, la précipitation ou la coagulation, sont des changements d’état de l’ordre de ceux qui appartiennent à cette physico-chimie spéciale ; la fixation de l’alexine rendue possible par la fixation préalable de la sensibilisatrice, déjà comparée au fait de la teinture par l’action successive du mordant et de la couleur, appartient au même ordre de phénomènes. Victor Henri et André Mayer ont donné un caractère de précision scientifique à ces analogies.

(14) On doit signaler quelques tentatives d’antisepsie sélective. On a essayé d’utiliser tel ou tel antiseptique contre tel ou tel groupe microbien ; par exemple, le groupe des cocci, le groupe des anaérobies, perfringens, vibrion septique, œdematiens. Et, comme toujours, les auteurs se prévalent de quelques heureux résultats. — Ceux-ci sont-ils bien interprétés ? S’agit-il d’antisepsie ; et appelle-t-on antiseptiques la quinine ou le Salvarsan ? Y a-t-il vraiment sélection ? On peut affirmer en tout cas que les infections par groupes microbiens isolés sont exceptionnelles dans la chirurgie de guerre. Les meilleurs observateurs ne les ont pas vues. Policard, Desplas et Phelip, n’ont vu quelque chose d’analogue que dans les premières heures : le groupe du perfringens apparaît le premier, par exemple de la 9e à la 12e heure ; en second lieu se montre le groupe des bacilles coli, de la 12e à la 16e heure ; enfin le groupe des strepto, staphylo, diplocoques, de la 16e à la 24e heure. L’ordre est constant ; quant à la flore définitive, elle est essentiellement contingente dans sa composition. — Tout cela ne se prête guère à l’antisepsie sélective, à moins qu’elle ne soit aussi successive. — Ce serait cependant un progrès sur le grossier empirisme du jour.


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