Les Vierges de l'Acropole

par Théophile Homolle

Délégué de l'Académie des beaux-arts

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Messieurs,

Sur l’Acropole, où pria Renan, il est un coin émouvant et sacré qu’il n’a pas connu, et qui réserve au spectateur une surprise inattendue, jouissance exquise pour les yeux de l’artiste, impression saisissante de trouble et de réconfort pour la pensée et la conscience de l’historien. Les pieux pèlerinages attirent et consolent les âmes inquiètes ; faisons ensemble celui-là, si vous le voulez bien ; il convient aux heures critiques du présent, car, s’il n’est pas sans tristesse, il nous enseigne, par une sorte de résurrection miraculeuse, l’espérance et la foi dans la puissance éternelle de la justice et de la beauté.

Montons donc les degrés que découvrit Beulé et, par la haute nef des Propylées, franchissons le seuil du plateau cher à Minerve. Nous n’arrêterons nos yeux ni sur la plaine où, parmi tant de lieux consacrés dans la mémoire des hommes, refleurit l’élégante et industrieuse Athènes, ni sur la mer étincelante qui baigne Eleusis, la sainte, et d’où émerge Salamine, tombeau de la flotte perse et de la barbarie ; nous résisterons à la séduction de ces deux merveilles mystérieusement équilibrées, l’une de puissance et de raison, l’autre de grâce et de fantaisie, le Parthénon, le temple d’Athéna Polias ; et, sans vénérer au passage les traces des dieux mêmes empreintes sur le sol, jouissant à la hâte de la beauté nue du rocher, piédestal de chefs-d’œuvre, chef-d’œuvre lui-même de la nature, qui resplendit au soleil de midi comme un reflet du ciel, et qui, sous la lumière apaisée du jour à son déclin s’irise, comme un parterre fleuri d’or, de rose et de mauve, nous pousserons droit jusqu’à l’extrémité de la montagne.

Là, dans un repli du terrain, se cache une bâtisse moderne et de chétif aspect. Les murailles, en moellons disparates, ne sont point ravalées, la toiture est de tuiles communes ; on y descend par des marches grossièrement maçonnées ; on y accède par un appentis de bois couvert en plaques de tôle ondulée ; on dirait d’un hangar ou d’un corps de garde. Que ces apparences ne vous rebutent pas, mais plutôt louez les Grecs d’avoir compris que l’architecte doit se taire et toute construction s’effacer devant le Parthénon. Entrez : c’est un Musée et unique, abri de tout ce que le temps et les hommes ont épargné des monuments, des ex voto sans nombre consacrés, au cours des siècles, sur l’Acropole, par l’art et par la piété ; c’est le trésor des reliques du génie et du patriotisme athénien.

Dans la dernière salle, comme des saintes au fond d’une église, une vingtaine de statues sont rangées. Elles ne sont point intactes, hélas ! et, dans les cages de verre ou elles sont enfermées, elles ont l’air triste de prisonnières et de victimes ; mais, sous le jour discret qui les éclaire, luisent encore le feu de leur prunelle vivante et la douce attirance de leur regard ; sur l’humble socle qui les porte, leur dignité calme et comme hiératique nous pénètre de respect ; leurs blessures mêmes, que l’imagination s’ingénie à panser, leur donnent comme une héroïque grandeur, en rappelant le sublime sacrifice du peuple qui, pour vaincre, abandonna au barbare et sa capitale et ses dieux. Elles ne s’imposent pas à l’admiration par l’élan, la triomphante envolée d’une Victoire de Samothrace, par le charme voluptueux d’une Aphrodite de Cnide ; mais comme elles s’insinuent dans notre cœur par leur grâce naïve, un peu guindée encore, par ce singulier et captivant mélange de conscience sincère, de maniérisme précieux et de gaucherie simpliste qui rend si aimables les œuvres des primitifs, qu’ils soient les ancêtres de Phidias ou nos vieux imagiers français !

Elles sont belles, dans leurs corps harmonieux, bien qu’encore un peu raides et parfois d’une vigueur un peu athlétique, dans leur visage calme qu’un sourire illumine d’intelligence et de grâce, ou qu’attriste un plissement de la bouche et des yeux abaissés, dont la couleur anime les lèvres, les joues et la chevelure ; elles sont coquettes — seraient-elles femmes autrement ? —, dans leurs ajustements où se jouent les caprices changeants de la mode et de la fantaisie individuelle, dans leur coiffure, chef-d’œuvre d’adresse et d’ingéniosité, dans les parures dont elles ornent leurs bras, leur cou et leur front, dans le geste élégant par lequel elles relèvent en une sinueuse courbe et laissent retomber en un faisceau serré les plis de leur jupe traînante ; elles sont chastes, soit qu’elles cachent leur sein et leurs membres sous l’enveloppe étroite et rigide d’une étoffe de laine, soit qu’elles laissent apparaître leurs formes élégantes sous les flots légers d’une tunique diaphane ; elles sont accueillantes avec dignité et réserve.

Sont-elles des déesses, des prêtresses consacrées au culte d’Athéna, des filles de noble naissance apportant aux autels des offrandes avec des prières ? Nulle part plus que dans la Grèce antique les dieux n’ont été voisins de l’humanité et l’humanité n’a approché des Dieux. Les Grecs d’aujourd’hui, qui ont hérité de leurs ancêtres le sentiment des subtiles nuances, donnent à ces images, qui semblent flotter entre le ciel et la terre, le nom de χόραι χόραι comme les chastes jeunes filles qui portent, allègres et fières sous leur fardeau, le gracieux entablement de la tribune de l’Érechthéion ; χόραι comme les blanches et guerrières apparitions qui arrêtèrent les Perses sur le seuil du sanctuaire de Delphes ; χόραι, comme la Vierge, fille de Déméter, qui fut enlevée, cueillant des fleurs, par le roi du sombre Hadès, et qui, retrouvée enfin par la Mère de Douleur, ne lui fut — cruelle générosité — rendue qu’à demi, partageant son éternité entre l’ombre et la lumière, divinité de la mort et de la résurrection.

Ne leur cherchez point d’autre nom ; il n’en est pas de plus charmant, de mieux approprié à leur grâce, à leur jeunesse en fleur, ni qui convienne mieux aux vicissitudes de leur destinée :

Ce sont les Vierges de l’Acropole.


Elles se dressaient autrefois radieuses et fières, dans tout l’éclat de leur fraîcheur nouvelle sous le libre ciel de l’Acropole ; elles étalaient au soleil leurs bras blancs, leur chevelure d’or et leurs chatoyantes toilettes. Alignées au long de la voie suivie par les processions, elles souriaient aux pèlerins et, de leur main tendue, semblaient les accueillir et les guider ; elles se groupaient autour du temple de leur déesse, comme une parure de jeunesse et de beauté, comme une troupe muette et fidèle de perpétuelle adoration. Et chaque année le nombre s’en accroissait, et d’année en année elles devenaient plus brillantes et plus belles, à mesure que s’élevait le génie des artistes et que leur main experte s’assouplissait.

En ce temps-là, Athènes, sauvée et exaltée par la victoire de Marathon, vivait heureuse dans le culte des dieux et des héros nationaux, toute aux œuvres de l’art et de l’esprit, toute aux luttes de la liberté, au développement matériel et moral d’une société éprise de justice et d’égalité, toute à la paix enfin. Illusion, imprévoyance ou calcul, beaucoup perdaient le sentiment des dangers extérieurs ou niaient des menaces cependant trop claires ; ce fut à grand’ peine que le patriotisme de Thémistocle arracha à la politique décevante des dégrèvements et des largesses, pour les consacrer à la marine, les revenus disponibles des mines d’argent du Laurium.

Le Perse veillait, en effet, ennemi innombrable, vivant par la guerre et pour la guerre ; soumis à un entraînement constant et redoutable par une aristocratie militaire, caste avide et superbe, à qui la conquête rapportait titres et profits, il était par elle dressé sous le fouet à une obéissance d’esclave et instruit méthodiquement au fanatisme, à la haine et à la férocité.

La conquête violente de tout ce qui tente la cupidité, la domination brutale et tyrannique sur tout ce qui ose penser et veut exister librement, un rêve orgueilleux d’empire absolu et universel, voilà pour cet état-major asiatique, pour la nation qui le suit, pour le souverain excité par lui ou qui l’encourage, le but suprême de la culture ; la guerre en est la forme parfaite et définitive, l’armée l’instrument nécessaire ; la haine, l’envie en sont les mobiles déterminants et efficaces ; le massacre, le pillage, l’incendie disciplinés en sont les moyens naturels. Avec un tel adversaire les traités ne sont qu’une duperie, la tranquillité qu’une imprudence presque criminelle, l’état de paix qu’un rideau trompeur et dangereux derrière lequel se trame, ou plutôt se poursuit sans relâche et se fait sournoisement et lâchement la guerre par l’espionnage, l’invasion lente et méthodique, et l’installation militaire, sous couleur de commerce, d’industrie et de travaux d’utilité. Il est des gouvernements et des peuples qui ne conçoivent et ne pratiquent les ententes et les amitiés que sous la forme de l’abus de confiance ; ils vivent en perpétuel état d’hostilités. Xerxès perce l’Athos pour frayer passage à sa flotte ; Xerxès excite partout et essaie d’acheter les trahisons ; Xerxès remplit la Grèce de ses émissaires et de ses comptables, il dresse inventaire des trésors à piller et marque par avance dans le temple de Delphes les pièces de choix qu’il se réserve.

Écoutez-le exposer à ses conseillers son projet de conquête et son plan de destruction. Voici le langage du Grand Roi ; je l’emprunte à Hérodote, livre VII, chapitres VIII à X :

« Depuis que Cyrus a renversé Astyage et enlevé l’empire aux Mèdes, nous ne sommes jamais restés dans l’inaction. Dieu nous conduit et toutes nos entreprises ont réussi. Je pense qu’outre la gloire nous pouvons acquérir un pays qui n’est ni petit, ni pauvre, mais bien fertile en toutes productions ; nous châtierons en même temps ceux que nous avons à punir. Je ne m’arrêterai point avant d’avoir pris et brûlé Athènes. Quand nous aurons mis à bas les Athéniens et leurs voisins de l’île de Pélops le Phrygien, il n’y aura plus ville ni nation qui puisse entrer en lutte avec nous ; le soleil n’éclairera plus de contrée qui confine à la nôtre et je ferai de l’Europe entière un seul empire. »

« Sire, répond Mardonius, Vous ne souffrirez point que ce méprisable petit peuple, se rie de votre puissance. »

Voyons maintenant en campagne le Grand Roi et son armée. Il traîne derrière lui les soldats par millions ; qui aurait la folie de lui résister ? Cette folie sublime, un homme la fait : avec une poignée de braves ramassés à la hâte, Léonidas s’enferme dans les Thermopyles et la horde des Perses voit avec étonnement trois cents Spartiates préluder au combat et à la mort par la gymnastique, la danse et le soin de leur chevelure. Ils tombent jusqu’au dernier, mais l’élan de l’invasion est brisé. Vainqueur à cent contre un et grâce à la trahison, Xerxès honore l’héroïsme — c’est sa façon à lui — en décapitant le héros mort et le mettant en croix. Il est des âmes qui se vengent de la grandeur, ne pouvant l’égaler ni la comprendre.

Athènes, Sparte, la Phocide, les meilleurs des Hellènes sont unis par la religion du serment, l’amour de la patrie et de l’indépendance ; il se flatte de rompre leur pacte sacré par l’offre d’une honnête commission ; il fait tâter les alliés chacun à leur tour par ses courtiers, et il est tout surpris qu’on lui rejette à la face ses insultantes propositions, qu’elles resserrent l’union qu’il croyait rompre ; qu’elles provoquent la résolution de tout braver plutôt que de traiter avant le complet rétablissement des affaires, et une malédiction solennelle contre quiconque se donnerait aux Perses sans y être contraint par la force. Cette révolte de l’honneur stupéfie, comme une niaiserie, l’esprit pratique et la loyauté accommodante du barbare. De telles erreurs de psychologie sont la punition de la bassesse qui juge les autres à sa mesure.

Cupide autant que fourbe, le Perse fait main basse sur l’argenterie et les meubles des villes qui ont reçu l’ordre de le traiter au passage et se sont acquittées le plus largement de ces onéreuses réquisitions. Heureux l’hôte qui n’est pas dépouillé, ou dont le fils n’est pas, tel celui de Pythios, coupé en deux et exposé comme un épouvantail sur les côtés de la route, pour enseigner les dangers de la tendresse paternelle.

Mais ce sont là incidents. Venons à l’application systématique de la discipline de guerre. On viole sans scrupule la parole donnée ; mais il est un engagement que l’on tient, c’est celui qu’ont pris les uns envers les autres le monarque et ses conseillers, c’est le programme de meurtre, de pillage et d’incendie qu’ils ont tracé ensemble au début de la campagne. Le coup a manqué sur Delphes, dont on avait par avance porté les richesses en recettes et qu’Apollon s’est permis de défendre lui-même contre le familier, le confident, l’agent de Dieu ; mais on s’est bien vengé sur l’Apollon d’Abaé et sur toute la Phocide !

Écoutez encore Hérodote (Livre VIII, chap. XXXII à XXXIV) :

« Les Barbares parcoururent la Phocide, et tout ce qui se trouvait sur leur chemin fut incendié et rasé, ils mirent le feu aux villes et aux sanctuaires. Ils brûlèrent le temple d’Apollon, qui était riche, abondamment pourvu de trésors et d’offrandes, après l’avoir pillé. Ils enlevèrent des Phocidiens dans la montagne et firent périr des femmes sous les outrages. »

Je vous épargne la longue liste des villes énumérées par Hérodote, pas une ne fut épargnée.

Le chemin d’Athènes était ouvert, la riche, courageuse et libérale Athènes, l’odieuse Athènes comme l’appelait le Grand Roi, celle qu’il redoutait, haïssait, ambitionnait le plus, qui, pour emprunter à Eschyle ses poétiques expressions, allumait d’un feu sombre les yeux du dragon sanglant. Que pouviez-vous espérer, pauvres vierges de marbre, qui n’aviez pour armes que la religion et la beauté, pour défenseurs que quelques prêtres que retenaient sur l’Acropole, derrière une palissade inutile, un religieux dévouement et une fausse interprétation de l’oracle de Delphes ? La ville est déserte et le peuple est sur les vaisseaux, derrière les murailles de bois armées par Thémistocle.

Le récit d’Hérodote (Livre VIII. chap. LIII) est terrible en sa brièveté, rapide comme l’ouragan qui dévasta le sanctuaire : « Ceux des Perses qui étaient montés allèrent d’abord aux portes et, les ayant ouvertes, tuèrent les suppliants de la déesse. Quand ils les eurent tous massacrés, ils pillèrent le temple et brûlèrent l’Acropole tout entière. » Il ne resta derrière eux que des débris fumants, des autels renversés, des statues arrachées de leurs bases et brisées.

Des générations d’artistes s’étaient appliqués à créer, embellir, animer le type gracieux de la jeune fille ; l’Ionie, mère des arts, les Cyclades riches en marbre, l’Attique au subtil génie d’élégance, de mesure et d’harmonie, y avaient, un siècle durant, travaillé de concert. En une heure, d’un seul coup, toutes leurs œuvres avaient péri.

Les Barbares avaient passé ; les Vierges de l’Acropole avaient vécu.


Cependant de la colline élevée d’où l’armée tout entière se découvrait à ses regards et où il trônait pour assister à la victoire, Xerxès avait vu, en sanglotant, ses vaisseaux brisés et coulés, ses soldats écrasés sous une grêle de pierres ou percés de flèches, les cadavres amoncelés sur les rivages de Salamine et dans tous les lieux d’alentour. L’épervier, comme dit encore Eschyle en sa farouche poésie, s’était abattu sur l’aigle d’un vol rapide, il lui avait déchiré la tête de ses serres ; et l’aigle épouvanté abandonnait aux coups son corps sans résistance. Tandis que Xerxès, inquiet pour lui-même, quittait son armée et se précipitait en fugitif vers l’Hellespont, les Athéniens portaient à Athéna sur l’Acropole les trophées de leur victoire et purifiaient le sanctuaire profané par un sacrilège. Le spectacle était douloureux et la ruine totale ; mais l’olivier de la déesse, déjà tout dru et reverdi, annonçait l’espérance et enseignait l’énergie. Les pierres des temples détruits furent employées aux murailles de la citadelle, — elles s’y voient encore aujourd’hui, — pour la mettre en quelque sorte sous la garde des dieux. On redressa les autels, on recueillit pieusement les corps mutilés des statues et leurs membres épars. On ne songea point à les réparer, on ne voulut point davantage les exposer, avec leurs plaies béantes, comme un perpétuel souvenir d’horreur ; on eut la piété et la pitié de leur donner à l’ombre des temples la paix d’un inviolable repos : consacrées à la déesse, elles devaient lui appartenir à jamais et de quelque façon lui continuer leur service.

Entre la muraille du Nord et le temple vénérable qui vit, sous les coups du trident de Poséidon, jaillir en haut de la montagne l’eau salée de la mer, et l’olivier sortir de terre à la voix d’Athéna, le rocher s’abaisse et se creuse profondément. Dans cette dépression on commença par faire rouler les fragments des édifices disparus, puis, à pleins couffins, on jeta par-dessus de la terre meuble, que l’on étendit et nivela en couches horizontales ; là, comme sur un lit, on déposa doucement, côte à côte, les victimes des soldats perses. Comme les pièces commémoratives, comme les amulettes placés dans les fondations des édifices, pour en rappeler le nom, la date, les auteurs, et pour les protéger, ces images saintes devaient être auprès de la postérité les témoins de l’impiété et de la réparation, auprès de la déesse, les avocates tutélaires du peuple qui, les ayant consacrées dans leur beauté première, leur avait après le martyre rendu ces funèbres et tendres devoirs. Puis on les recouvrit d’un épais manteau de terre ; elles s’y endormirent et tombèrent dans l’oubli des hommes. Et, durant plus de vingt siècles, elles ont assisté à toutes les vicissitudes d’Athènes, à ses gloires, à ses misères et à ses catastrophes, inconnues et muettes, mais non pas, on se plaît à le penser, tout à fait insensibles. Il semble qu’elles n’aient pu voir sans émotion et sans trouble la croix s’élever au-dessus du temple d’Athéna ; sans scandale, le sanctuaire de leur chaste patronne, que les Grecs appelaient Parthénos, transformé en harem par le Turc détesté ; ni entendre sans horreur l’explosion allumée par les bombes de Kœnigsmarck. Et comme elles durent tressaillir d’espérance au bruit du canon d’Odysseus et de Karaïskakis, frémir de joie aux acclamations des troupes libératrices de 1833, et se languir sous la terre « ripae ulterioris amore », du désir de revoir la lumière et d’aspirer l’air pur de l’Acropole que ne souillait plus le Barbare !

Cette joie tarda pour elles, malgré l’empressement admirable et touchant que mirent, aussitôt libres, les Grecs à chercher dans les pierres de leurs monuments, dans les entrailles de la terre les témoins de leur histoire et les titres de leur honneur national. En vain, Ross, Pittakis, Paccard, Tétaz, Beulé, Penrose et combien d’autres scrutèrent les secrets de l’Érechthéion, en fouillèrent les fondations, les statues gardaient leur mystère.

Peu s’en fallut qu’en 1879 l’École française d’Athènes n’eût enfin le bonheur de le percer. Nous étudiions à notre tour, mes camarades et moi, les énigmes du temple et avions obtenu par singulière fortune du vieil Eustratiadis, excellent homme mais nationaliste jaloux, l’autorisation de donner quelques coups de pioche dans l’endroit même où reposaient les Vierges de l’Acropole. Nous les touchâmes presque ; mais, aux premiers symptômes d’heureuses découvertes, le farouche dragon qui gardait les trésors archéologiques trouva un prétexte pour nous arrêter. Nous le maudîmes et combien plus vifs encore eussent été nos regrets et notre rancune si nous avions pu deviner quelle gloire et quelle joie il nous enlevait ! N’était-il pas juste pourtant qu’elles fussent réservées aux Grecs et que les mains qui avaient sculpté amoureusement les χόραι, qui les avaient pieusement ensevelies dans un jour de triomphe et de deuil, fussent aussi celles qui les ramèneraient à la lumière dans l’allégresse de la patrie renaissante et prospère.

C’est en 1833 que le colonel Baligand prenait possession de l’Acropole reconquise ; c’est en 1882 que fut décidée, comme pour fêter ce cinquantenaire, l’exploration méthodique et exhaustive des monuments et du sol ; en janvier 1886, que les remblais accumulés par les anciens au pied de l’Érechthéion rendirent le précieux dépôt qui leur avait été confié, juste récompense de la sagacité, de la patience et du patriotisme d’un archéologue et d’un administrateur éminent, notre confrère, M. Cavvadias.

Durant ce demi-siècle, la Grèce avait mérité l’estime de l’Europe par ses progrès et sa sagesse, par la pratique difficile et quelquefois critique de la liberté, par le développement du commerce, de l’industrie, du bien-être et de l’éducation populaire, par son attachement passionné à la science et à l’étude de son passé, par son goût renaissant et ses premiers essais d’art, par la formation d’une société élégante et affinée.

Athènes de pauvre bourgade était devenue une capitale, la plus coquette et la mieux administrée de l’Orient ; son université était pour tout ce qui là-bas aspire à la lumière et à la justice le foyer de la pensée et de la liberté ; ses musées, ses monuments attiraient les pèlerins de l’univers entier, et des deux rives de l’Atlantique toutes les nations qui vivent de science et d’idéal y envoyaient leur jeunesse, comme Rome dans l’Athènes antique, pour s’y initier à l’art et à la beauté.

La nation s’était refaite ; l’heure était venue ; les Vierges de l’Acropole ressuscitèrent.


L’autre soir, cédant à la fatigue de ces longues semaines d’émotions, je m’étais endormi sur les feuillets où j’essayais, non sans effort, de rallier mes idées et mes mots trop rebelles à la tâche que l’Académie des Beaux-Arts m’a fait l’honneur de me confier. J’eus un rêve, sinistre et radieux, dans lequel se mêlaient les visions de guerre et les visions d’art et où se rencontraient par un hasard étrange nos envahisseurs et les victimes de Xerxès.

Il est au Louvre, dans la salle des antiquités chaldéennes, un bas-relief, image cruelle de la férocité de la guerre antique, si sauvagement renouvelée en ce siècle ; notre confrère, M. Heuzey, qui l’a reconstitué et interprété avec son pénétrant génie, lui a donné le nom de « Stèle des Vautours ». Tandis que le dieu Nin-Ghirsou, l’air impassible, la masse d’armes en la main droite, enferme ses ennemis dans un filet, comme poissons dans l’épervier, et que le roi Êannadou, digne ministre de ce maître impitoyable, fait défiler son armée sur les corps des vaincus, on voit, lugubre appareil de la victoire, les cadavres amoncelés et des têtes coupées emportées dans les airs par un essaim de vautours. La scène se présenta toute vive devant moi ; mais mon esprit et mes yeux hallucinés avaient remplacé les gens de Ghisban et de Kish par des ennemis revêtus d’un uniforme détesté, et l’on apportait leurs cadavres par centaines et par milliers au funèbre tas, et celui-ci s’élargissait, il s’élevait comme une montagne, il se perdait dans les airs, monstrueux Himalaya. Je frissonnais d’épouvante, et cependant je ne pouvais détourner mes yeux ; je subissais cette espèce de vertige de l’horreur qui, malgré la volonté, ramène et rive les regards sur les scènes de carnage et de mort. Je résistais en vain à cette fascination cruelle ; car une voix me disait : « Laisse, laisse monter la sanglante pyramide ; chacun de ses degrés est un rempart pour ta patrie, chacune de ses assises, un fondement pour le temple futur de la paix et de la justice. »

La montagne, en effet, disparut et je vis monter en sa place une construction merveilleuse : elle poussait jusqu’au ciel deux tours ajourées comme une dentelle de pierre et qui semblaient s’élancer vers Dieu comme une prière. Les murs étaient si puissants que l’édifice semblait bâti pour l’éternité, et cependant il avait quelque chose d’aérien, tant il était percé de larges et hautes baies, soutenu par des colonnes légères, découpé en cœurs, en roses, en trèfles, paré de souples et gracieuses arabesques ; çà et là parmi la pierre brillaient comme des fleurs ou des escarboucles et des statues en foule encadraient et surmontaient les portes, couraient en frises le long des façades, s’étageaient aux angles des parois : Dieu le Père et Jésus et Marie, saints et saintes du ciel, figures de l’ancienne et de la nouvelle Loi, glorieuse lignée des rois de France, toutes belles, accueillantes et douces, jusque dans la sévérité et dans la majesté.

À leur grâce auguste et digne de la Grèce, à leur angélique sourire, je reconnus les figures de Reims qui semblent descendues du Paradis, mais, hélas ! marquées de quels stigmates d’un effroyable martyre ! Combien peu étaient sauves ; combien au contraire avaient été décapitées, amputées de leurs membres, balafrées d’inguérissables blessures ! Partout où je portais les yeux, je reconnaissais les coups d’une odieuse et stupide sauvagerie, l’accomplissement systématique d’une œuvre consciente, acharnée de rancune et de haine, de basse envie, de jalousie barbare. Les obus qui frappent au loin, comme un bélier, l’incendie qui mine sournoisement et tue lentement ce que le fer a épargné, tout avait été employé contre une inoffensive et adorable merveille.

Désastre irréparable, opprobre éternel pour ses auteurs, cause à jamais sacrée de haine inexpiable et d’inexprimable mépris de la part de tout homme qui sent et qui pense, auréole douloureuse au front des nobles et innocentes victimes, sœurs des Vierges d’Athènes par la souffrance, comme elles l’étaient déjà par la beauté !

Aussi vis-je sans surprise celles-ci quitter la colline de Minerve et s’acheminer vers la basilique des Gaules. Elles vinrent, procession dolente et compatissante, se ranger sous le portail ; elles étaient, elles aussi, pantelantes encore du massacre et portaient au visage, sur leurs membres meurtris et mutilés, les blessures du fer et la morsure du feu ; mais, de leurs pauvres bras à demi coupés et de leurs mains brisées, elles serraient des palmes et des branches d’olivier ; elles gardaient le sourire aux lèvres et leurs yeux, dont le temps n’avait pas effacé l’éclat, rayonnaient, parmi les larmes, d’amour, d’espérance et de joie. Elles s’élevèrent doucement du sol et, montant jusqu’auprès des saintes, elles les baisèrent au front et leur tendirent les rameaux, symboles d’espérance, de victoire et de résurrection.

À ce moment une voix éclatante fendit l’air : c’était le coq gaulois qui chantait au sommet du clocher et le ciel s’illumina d’une merveilleuse aurore : Chantecler faisait lever le soleil, le soleil de la liberté. L’émotion fut si vive que je m’éveillai ; mais mon esprit et mes sens demeuraient obsédés des images et des bruits du rêve qui se continuait : dans mes yeux grands ouverts je gardais l’éblouissement des rayons qui semblaient embraser tout l’univers, et dans mes oreilles montait comme un hosannah de délivrance que, du Rhin à l’Oder, de l’Elbe au Danube et aux Carpathes, de la Baltique à l’Adriatique et à la mer Égée, entonnaient, chacune en sa langue, sa langue proscrite et chérie, toutes les nations opprimées, qui venaient briser leurs chaînes aux pieds des Vierges de Reims et des Vierges de l’Acropole !


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