L'Art de la Tapisserie

par Maurice Fenaille

Délégué de l'Académie des beaux-arts

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Messieurs

L’étude comparée des tapisseries et tapis anciens conservés dans nos collections publiques et particulières peut être faite dans un simple but de curiosité, et ce but n’est pas négligeable, puisqu’il s’agit d’ouvrages d’une réelle beauté. Mais on peut aussi le faire avec le désir d’y rechercher et la certitude d’y découvrir les règles et les principes grâce auxquels les maîtres ouvriers d’autrefois avaient résolu les problèmes techniques de leur métier et porté leurs ouvrages au degré de perfection qui justifie leur prix et leur renommée.

À propos de l’exposition organisée à Beauvais par M. Jean Ajalbert, M. Édouard Herriot écrivait : « Aujourd’hui encore — aujourd’hui plus que jamais, — notre patrie doit rayonner par les Industries de luxe dont elle a eu si longtemps le privilège. » La tapisserie de haute lisse et de basse lisse est une de ces industries de luxe. Elle a la faveur de la mode. Le goût du confort et du luxe qui se généralise dans tous les pays lui assure un brillant avenir et de nombreux débouchés. Mais il faut qu’elle revienne à des méthodes trop oubliées ou trop méconnues. Il faut que nos manufactures nationales enseignent aux peintres, aux chefs d’ateliers, aux teinturiers, aux ouvriers de lisse, les règles et les principes établis par leurs illustres devanciers, qu’elles soient le conservatoire d’un métier noble et délicat entre tous, afin de fournir à l’industrie privée les directions intelligentes et la main-d’œuvre exercée qui lui manquent. Elles joueraient ainsi un rôle capital, le rôle qui leur appartient dans la renaissance d’un art éminemment français, le rôle joué au XVIIe siècle par la Manufacture Royale des Gobelins qui fut une pépinière d’artistes excellents sous la surintendance de Colbert et de Louvois. Bref, il faut que se renoue la chaîne des traditions malheureusement interrompues ; ce travail n’a pas d’autre but que d’y contribuer.

L’art de la Tapisserie de haute et basse lisse et du tapis sarrazinois a brillé en France avec tant d’éclat pendant plusieurs siècles qu’il est juste de lui faire une place au même titre que les arts de traduction et d’interprétation comme la gravure, la mosaïque, le vitrail et l’émaillerie. Cet art remonte à la plus haute antiquité et paraît avoir été conservé et transmis en Europe par les peuples orientaux. Il en est de même du tapis à point noué d’une technique et d’un emploi différents, mais exécuté avec les mêmes matières sur un métier de même disposition. Une origine commune relie ces deux fabrications qui ont été pratiquées simultanément en Chine, en Perse, en Asie Mineure, à Bagdad, en France et en Espagne.

Nous ne rappellerons pas les principes de la fabrication matérielle de la tapisserie. La tapisserie de haute lisse, comme le tapis de la Savonnerie, s’exécute sur un métier analogue à chaîne verticale.

Au moyen âge et au XVIe siècle la tapisserie est exécutée au moyen d’un petit nombre de couleurs choisies parmi les plus solides et la simplicité du travail n’exclue pas les qualités de richesse du tissu, d’expression et d’exactitude dans le dessin. Grâce à cette simplicité, le modèle était reproduit rapidement.

Les plus anciens fragments de tapisseries de nos collections sont représentés par des tapisseries coptes, parties d’ornements religieux et de vêtements provenant de tombeaux égyptiens du IIe et du IIIe siècle de notre ère.

D’autres fragments, d’origine orientale ou européenne, datant du Xe siècle et des siècles suivants, sont conservés dans les trésors de nos églises et au Musée des tissus de Lyon.

À partir du XIIe siècle, les documents abondent dans nos archives, sur la fabrication des tapisseries et des tapis, sur les matières employées, laines, soies, fils d’or ou d’argent, sur les prix et sur les sujets représentés.

Les tapisseries de la période antérieure au XVIe siècle conservées dans nos collections sont des plus précieuses pour l’histoire de l’Art, car elles représentent exactement les peintures murales et les tableaux de la même époque qui, à part de rares exceptions, ont tous disparu.

Les peintures de la Tour de la Garde-Robe de l’époque de Clément VI, au Palais des Papes à Avignon, qui représentent des Chasses, une cueillette de fruits, un bassin où l’on pêche, des nymphes au bain, sont des exemples remarquables de la peinture murale au XIVe siècle, et la similitude de ces fresques avec les tapisseries de la même époque est complète, soit dans l’exécution des fleurettes du premier plan, soit dans la perspective en usage avant la Renaissance.

Les tapisseries des XIVe et XVe siècles de la cathédrale d’Angers, de Saumur, de l’hospice de Beaune, du trésor de Sens, de la Chaise-Dieu, de Reims et des Musées du Louvre, des Gobelins et de Cluny nous représentent exactement les peintures qui décoraient les églises et les châteaux.

Les tapisseries avaient l’avantage de pouvoir se transporter et de servir pour les fêtes, processions, joutes, sacres et entrées des rois. Les tentures de l’hospice de Beaune étaient placées sur les murs des salles aux jours de fêtes et de visites.

Le roi René d’Anjou traversant la France et l’Italie pour se rendre d’Angers à Aix-en-Provence, et de là à Naples, emportait, parmi un bagage considérable, des étoffes précieuses et des tapisseries pour décorer les salles des châteaux où il s’arrêtait.

Le centre le plus fameux de la fabrication des tapisseries religieuses ou civiles du moyen âge demeura à Arras pendant plus de deux cents ans jusqu’à la fin du XVe siècle.

Paris possédait aussi des ateliers fameux de tapis sarrazinois et de tapisseries. Nicolas Bataille exécutait en 1340 la suite de l’Apocalypse conservée à Angers.

Le Roman de la Rose est un des sujets le plus à la mode à cette époque. L’Histoire de Gombaut et Macé, originaire de Paris, et gravée sur bois, servit de modèle à de nombreuses suites, tant à Paris qu’à Bruxelles, aux Gobelins, à Tours et à Aubusson.

En dehors de ces ateliers fixes, il existait des entrepreneurs qui se déplaçaient et établissaient des métiers dans les couvents elles châteaux où on leur confiait des travaux.

La tenture de l’Histoire de Henri III, en 27 pièces, fut exécutée de cette façon de 1632 à 1636 par Claude de Lapierre au château de Cadillac pour le duc d’Épernon. Plus tard, Fouquet établit à Maincy, près de Vaux-le-Vicomte, une fabrique de tapisserie à son propre usage, fabrique où Le Brun essaya ses premiers modèles. Cette fabrique confisquée par Louis XIV fut un des éléments de la création des nouveaux Gobelins en 1662.

De même que les peintures murales et les miniatures, les tapis de pied et les tapisseries étaient encadrés dans des bordures d’ornements.

Ces bordures, très simples et étroites aux XIVe et XVe siècles et de ton s’harmonisant avec le sujet de la tapisserie, s’enrichissent sous la Renaissance et parviennent en France sous les peintres Ph. de Champaigne, Simon Vouët et Le Brun, à une variété et une beauté exceptionnelles.

La bordure avait toujours été considérée comme un élément essentiel de la tapisserie.

La suppression des bordures ou leur remplacement au XVIIIe siècle par des reproductions de cadres dorés marquent la décadence de ta tapisserie.

Les travaux de la manufacture établie par François Ier à Fontainebleau sont peu connus. Il existe de rares pièces de cette époque. La suite de tapisseries de l’Histoire de Diane conservée au château d’Anet et au musée de Rouen est un des exemples les plus précieux de notre art de la tapisserie à cette époque.

Au même siècle, à Bruxelles, à Bruges, à Oudenarde et autres villes des Flandres, Charles-Quint faisait exécuter des pièces qui sont parmi les chefs-d’œuvre de la tapisserie. Raphaël, Jules Romain, Albert Dürer, Bernard Van Orley, Lucas de Leyde, avaient fourni des modèles qui furent copiés pendant tout le XVIe siècle.

Le Palais Royal de Madrid possède une partie importante de ces tentures de Charles-Quint, et c’est là qu’il faut admirer, dans le climat exceptionnel qui conserve les œuvres d’art, les tentures tissées d’or et d’argent d’une patine remarquable et sans aucune oxydation du métal.

Les jeunes artistes français qui vont profiter bientôt de la fondation Vélasquez à Madrid pourront étudier ces chefs-d’œuvre en même temps que les Vélasquez, les Rubens et les Goya si admirablement conservés du musée du Prado.

Le musée Victoria et Albert à Londres possède sept cartons de Raphaël de la suite des Actes des Apôtres. Ces cartons proviennent de la collection de Charles Ier d’Angleterre et sont un des modèles les plus précieux des cartons de tapisserie de la Renaissance.

Le dessin, quoiqu’il soit exécuté dans la dimension de la tapisserie, est d’une grande simplicité et les tons ne sont indiqués que par des teintes très légères.

Un atelier de tapisserie comprenait un ou plusieurs peintres spéciaux, un chef d’atelier, un teinturier, les tapissiers au nombre de trois ou quatre par métier, un chef de rentraiture chargé de la couture, de la réparation ou des modifications dans la tapisserie.

Les modèles étaient rarement de la dimension des tapisseries. Les artistes donnaient leurs dessins ou leurs tableaux en dimension réduite. Les peintres attachés aux ateliers établissaient le modèle d’après ces documents, en utilisant les couleurs de tapisserie de l’atelier, en enrichissant les étoffes et les costumes, en choisissant les bordures, en distribuant l’or ou l’argent dans les pièces les plus riches et en ajoutant au besoin les accessoires de premier plan nécessaires à l’équilibre de la composition. Les couleurs employées par chaque centre de fabrication permettent de reconnaître aujourd’hui l’origine des tapisseries, sans qu’il y ait besoin de marque de fabrique ou de renseignement sur le sujet de la pièce.

Il faut remarquer que ces couleurs de tapisserie étaient en petit nombre et choisies parmi les plus solides.

À la fin du XVIIe siècle, les Gobelins exécutèrent avec succès des copies de tapisseries flamandes du XVIe siècle qui appartenaient à la Couronne :

de Maximilien.
Les Mois Lucas.
Les Mois arabesques.
Les Fructus Belli.
La Tenture de Scipion.

Ce travail ne fut pas inutile ; il donna au tapissier l’occasion de reproduire des pièces d’ancienne tradition et d’anciens coloris de la période la plus réputée de la fabrication de Bruxelles. Ces tapisseries furent exécutées dans des conditions de rapidité inconnues depuis la fondation de Louis XIV.

Les couleurs des laines et soies employées pour ces copies se sont trouvées d’une telle solidité et d’une telle valeur que l’on a cru longtemps qu’il y avait eu, à la fin du XVIIe siècle aux Gobelins, une réforme et une grande amélioration de la qualité de la teinture, alors qu’il n’y avait eu qu’un emploi normal et inattendu des couleurs choisies sous la Renaissance à Bruxelles, comme les couleurs de tapisserie les plus solides.

Les soixante dessins de l’Histoire d’Artémise, commandés en 1562 par l’apothicaire Nicolas Honel à la gloire de Catherine de Médicis et exécutés par les plus excellents peintres, tant de l’Italie que de la France, sont de simples dessins au trait rehaussé de gouache, mesurant environ 0m,55 de longueur sur 0m,40.

Le peintre Antoine Caron aurait exécuté une partie de ces dessins et le peintre Henry Lerambert fut chargé d’établir les modèles des tapisseries d’après les dessins.

Rubens a donné plusieurs séries de modèles pour la tapisserie : Le Manège et l’Histoire de Constantin. Ces derniers tableaux, mentionnés dans l’Inventaire de François de la Planche de 1627, sont décrits :

Douze petits dessins peints en huile, sur des planches de bois, de la main de P. P. Rubens, représentant l’Histoire de Constantin, prisés..................... 1000 livres

F. Boucher, vers 1730, exécuta une série de maquettes pour la Tenture Chinoise de Beauvais. Ces petits tableaux sont conservés au Musée de Besançon.

De simples dessins ou maquettes peintes, confiés aux peintres attachés aux manufactures, paraissent donc suffire à l’exécution des modèles.

À la fin du XVIe siècle, le luxe de la tapisserie pénétra avec tant de vogue dans la décoration des châteaux et des hôtels que le roi Henri IV appela à Paris, en 1601, et installa au Palais des Tournelles, aux Galeries du Louvre, puis aux Gobelins, sous la direction du sieur de Fourcy, intendant des bâtiments, toute une colonie de tapissiers flamands avec les chefs d’atelier François de la Planche et Charles Comans.

Des maîtres comme Le Poussin, Eustache Lesueur, Philippe de Champaigne, Sébastien Bourdon, Simon Vouët, fournirent des modèles de tapisseries et de bordures.

La tenture d’Artémise, la Vie de la Vierge de Ph. de Champaigne conservée à la cathédrale de Strasbourg, l’Ancien Testament, Renaud et Armide, Ulysse de Simon Vouët, la Vie de saint Gervais et de saint Protais sont parmi les plus beaux exemples de cette époque.

L’ensemble de ces grandes compositions, l’expression des personnages, la richesse et la variété des bordures, nous donnent la vision des peintures décoratives et des plafonds de cette époque, presque tous disparus aujourd’hui.

Si la vie des décorations peintes n’est que de deux cents ou trois cents ans au plus, il serait à désirer que la tapisserie, dont la durée peut être du double, fût employée à la reproduction des magnifiques fresques de Puvis de Chavannes.

La guerre nous a prouvé combien la vie et la conservation de ces peintures étaient fragiles. La décoration de Puvis de Chavannes au musée d’Amiens n’a été sauvée qu’à grand’ peine et non sans fortes meurtrissures.

La manufacture des tapis façon de Perse et du Levant fut fondée par Henri IV en 1604, à peu près à la même époque que la manufacture des Gobelins. En 1627, cette fabrication fut transportée à la Savonnerie de Chaillot. Le luxe des tentures et des tapis, des ameublements — sièges, lits, paravents — en tapisserie ou en Savonnerie fut alors à son apogée en France. Le nombre des ateliers était de douze aux Gobelins avec soixante métiers employant plus de deux cents tapissiers.

En 1662, Louis XIV, voulant consacrer et organiser à son profit les industries d’art, en donna la direction au peintre Le Brun et réunit aux Gobelins les ateliers de tapisseries, de sculpture, de broderie, de mosaïque, d’ébénisterie, d’orfèvrerie et de gravure.

Colbert, plus généreux que Sully, entra dans les vues de son maître et organisa la Manufacture des Meubles de la Couronne.

Il avait été à bonne école en s’instruisant dans sa jeunesse aux achats et aux choix de Mazarin que l’on peut citer parmi les collectionneurs de tapisseries les plus éclairés.

Mazarin ne se contentait pas d’acquérir, au milieu d’objets d’art de toutes sortes, les tapisseries anciennes, il recherchait également les pièces modernes et payait 60 000 livres une seule tenture d’Abraham d’après Simon Vouët.

La manufacture de la Savonnerie profita des mêmes faveurs que les Gobelins et produisit sous Louis XIV l’admirable série des tapis de la Grande Galerie de Versailles.

Les peintres qui fournissaient des modèles à la Savonnerie, à la fin du XVIIe siècle, sont Claude Audran, Blain de Fontenay, Jean-Baptiste Monnoyer, Desportes.

Dès leur transformation, les Gobelins cessent d’être une manufacture privée ; tous les produits des Ateliers sont livrés au Roi pour le service du Mobilier de la Couronne et celui des Présents du Roi.

Ch. Le Brun modifia la technique suivie sous Louis XIII aux Gobelins en augmentant le nombre des couleurs de tapisseries et en employant des bruns et des gris que le temps a complètement altérés. Le temps a également détruit les peintures de Le Brun, alors que celles de Simon Vouët ont conservé une fraîcheur exceptionnelle.

Presque toutes les tentures tissées sous la direction de Ch. Le Brun sont à la gloire de Louis XIV : l’Histoire du Roi, les Maisons Royales, les Saisons, les Eléments, les Muses, les Batailles d’Alexandre, les portières aux armes du Roi.

Ces grandes tentures ne servaient pas à la décoration des Galeries de Versailles. Beauvais fondé en 1664 fournissait toutes les tentures nécessaires aux appartements. Les grandes tapisseries de Le Brun, trop hautes et trop nombreuses pour être placées dans la Grande Galerie de Versailles, étaient utilisées au service des fêles civiles ou religieuses, des processions et des réceptions diplomatiques ; la cathédrale de Reims, au Sacre du Roi, recevait une décoration de plusieurs étapes de tapisseries.

Le budget des Gobelins était alors d’une telle importance que, lorsque vinrent les mauvais jours, en 1694, il fallut fermer les ateliers et renvoyer le personnel.

Une partie resta à Paris, plusieurs tapissiers se retirèrent en Belgique, d’autres furent appelés à Beauvais où le chef d’atelier Béhagle les employa aux belles séries de Bérain, aux Scènes Mythologiques, aux Chasses de Van der Meulen, et aux tapisseries de Batailles commandées en 1695 par le roi de Suède, Charles XI.

À la réouverture des ateliers des Gobelins en 1699, de nouvelles tentures furent mises sur métier : la Galerie de Saint-Cloud de Mignard, les Portières des Dieux de Claude Audran, les Indes puis les Don Quichotte de Ch. Coypel, Esther de de Troy, l’Ambassade Turque de Parrocel, les Chasses de Louis XV d’Oudry.

Pendant le cours du XVIIIe siècle et malgré la pénurie du Trésor Royal, sous la direction de Soufflot et du marquis de Marigny, et avec l’appui efficace de Madame de Pompadour, les Gobelins et Beauvais continuèrent leurs travaux.

F. Boucher apporta son talent dans la composition de magnifiques tentures tissées à Beauvais, et dont les modèles n’existent plus.

Aux Gobelins, le tapissier Neilson exécutait de nouvelles tentures dues à la collaboration de Boucher, de Maurice Jacques et de Tessier. Le chef d’atelier Cozette introduisit alors, par l’exécution de petits tableaux et de portraits, d’un placement facile, le goût des tapisseries encadrées.

Ces copies de portraits, de petits tableaux de genre par Cozette et son fils, les portraits de Louis XV, de Marie Leczinska, les tableaux de Drouais, la Petite Fille au Chat et le Jeune Élève, puis de Greuze, le Petit Boudeur, furent encadrés sous glace comme des pastels.

Les reproductions des tableaux de Boucher suspendus au milieu de guirlandes de fleurs par des rubans bleus sur des fonds cramoisis ou jaunes, exigèrent une augmentation des couleurs pour imiter de vrais tableaux de chevalet, et malgré la beauté et la valeur d’art incontestable de ces tentures, la direction du travail des Gobelins vers la copie de tableaux fut une des causes de la décadence de la tapisserie.

En même temps, la suppression des bordures enleva une part du charme des tapisseries. Ces pièces furent fixées aux murs par des cadres en bois doré qui, emprisonnant le côté de la tapisserie, détériorèrent rapidement la partie cachée.

Sous la Révolution, l’Empire et une grande partie du XIXe siècle, au milieu de nombreuses vicissitudes politiques, la manufacture des Gobelins continua la copie de tableaux ; le chimiste Chevreul favorisa cette fabrication eu multipliant les couleurs à tel point que la tapisserie perdit tout caractère de simplicité et de décoration. Les artistes tapissiers abandonnèrent complètement la tradition et, perdant leur temps à la recherche des nuances exactes dans les plus petits détails, nuances fragiles que la lumière et l’air détruisaient en quelques années, ne produisaient plus individuellement que 80 centimètres ou un mètre carré de tapisserie par an au lieu de trois ou quatre mètres carrés pendant les siècles précédents.

Il en fut de même du tapis de la Savonnerie. Le besoin de multiplier les tons et de pousser la finesse d’exécution jusqu’à ses dernières limites détruisit toute la beauté de ces tapis qui avaient une si grande réputation et qui atteignent aujourd’hui, dans les ventes, une valeur de curiosité qui dépasse celle de tous autres objets d’art.

Le tapis de la Savonnerie était exécuté autrefois à la façon de Perse et du Levant. Le modèle, tracé sur un papier quadrillé, indiquait pour chaque point la couleur à employer et figurait une simple mosaïque.

Quoique le travail du tapis nécessitât des artistes habiles, l’absence d’interprétation et de recherche du dessin simplifiait considérablement l’exécution.

Les premiers entrepreneurs de la fabrication du tapis avaient obtenu du Roi la permission d’instruire dans cet art les enfants pauvres des hôpitaux.

En Perse et en Asie-Mineure, les femmes ou les enfants sans aucune instruction exécutent les tapis les plus fins et peuvent produire environ un mètre carré de tapis par mois.

Le procédé du modèle sur papier quadrillé ne paraissant pas assez fin ni assez artistique fut abandonné et l’interprétation fut laissée aux soins du tapissier. Ce travail et l’emploi de plusieurs coloris pour un même point retardèrent beaucoup la fabrication, le tapissier de la Savonnerie n’exécuta pas plus de tissu de tapis qu’un tapissier des Gobelins n’exécutait de tapisserie, soit environ de 80 centimètres à un mètre carré de tapis par an.

La manufacture de Beauvais ne voulant pas rester en arrière de ces réformes, chercha dans l’extrême finesse de la tapisserie une qualité nouvelle, qui ne produisit qu’une impression pénible de travail inutile, beaucoup trop long et par suite d’un prix de revient excessif.

Nous signalerons aussi la modification apportée récemment aux Gobelins sur la position de la chaîne par rapport au sens du tissu.

De tout temps, la tapisserie a toujours été tissée de façon qu’après son enlèvement du métier, les fils de chaîne apparaissent horizontalement.

Il y a à cet usage de nombreuses raisons : la dimension de la tapisserie qui peut être plus large que le métier, la nécessité d’observer la perspective et l’effet de la lumière sur les fils de chaîne, l’obligation d’éviter sur les figures de la tapisserie le retrait de la chaine (évalué à 1/16e) au moment où la tapisserie est enlevée du métier, retrait qui a pour effet d’aplatir les figures, comme cela avait été fait en 1792 sur les tapisseries des Saisons de Callet et sur la pièce de la Fête à Palès de Suvèe conservées au palais de Compiègne.

Pour résumer les principes que nous avons recherchés dans cette étude, nous émettrons les vœux suivants :

Que les laines et les soies teintes destinées à l’atelier soient limitées à une certaine gamme de tons suffisante pour tous les besoins, mais, à l’exclusion des teintures non solides comme les mauves et les violets, des teintures trop solides ou ayant tendance à noircir comme certains verts, et des teintures qui brûlent les laines ou les soies comme certains bruns ou les gris ;

Que le modèle de la tapisserie soif exécuté par l’auteur du projet ou par un peintre attaché à l’atelier en se limitant aux teintes de l’atelier ;

Que le tapissier exécute la tapisserie suivant les tons exacts du modèle, sans chercher à choisir des tons plus élevés, dans la prévision de leur abaissement par l’air, la lumière et le temps ;

Que le mélange de fils de différentes couleurs sur la même broche soit évité ;

Que le point ne soit pas plus fin que 7 à 9 fils de chaîne par centimètre ;

Que la chaîne se trouve horizontale lorsque la tapisserie est enlevée du métier ;

Que les matières premières soient limitées à la chaîne en laine, aux fils de soie et de laine pour le tissu, les fils de métal en or ou argent étant exclus.

Les fils d’or et d’argent ne doivent pas être employés dans la tapisserie pour l’enrichir, comme ils l’ont été sous la Renaissance ou dans les grandes tentures de Louis XIV.

L’or ou l’argent n’ajoutent rien à la valeur artistique de la tapisserie, et comme ces fils s’oxydent et deviennent noirs en vieillissant, ils font tache à ce moment sur le tissu.

De plus, nous rappellerons, qu’en 1797 à Paris, les plus belles tentures du Mobilier National et entre autres une tenture unique des Actes des Apôtres, tissée à Bruxelles, qui contenaient des fils de métal ont été brûlées pour fournir l’or et l’argent qu’elles renfermaient. Trop souvent les belles argenteries d’art de nos collections ont subi le même sort.

Le tapis de la Savonnerie doit être fait rapidement suivant une gamme de tons limités et d’après un modèle quadrillé comportant la position et la couleur de chaque point, suivant la technique de l’époque Louis XIV.

La grosseur du point sera comprise entre 300 points et 400 points par mètre de largeur environ.

Aucune division d’un même point en plusieurs couleurs ne doit être permise.

En dehors des différences pouvant provenir de l’art et de l’habileté des tapissiers, un même modèle confié successivement à deux équipes d’artistes devra être exécuté d’une façon identique.


Le directeur de la Manufacture des Gobelins, sous le deuxième Empire, M. A. L. Lacordaire, auteur d’une notice historique très documentée sur cette Manufacture, avait divisé l’histoire de la tapisserie en trois périodes :

La première période comprenant le moyen âge et l’époque suivante jusqu’à la fondation de Louis XIV en 1662, était l’époque vie la tapisserie industrielle, où la tapisserie n’imite pas la peinture et où tout est combiné pour une production expéditive.

La deuxième période, de 1662 à la fin du XVIIIe siècle, est l’époque de l’imitation restreinte de la peinture.

Et dans la troisième période qui comprenait la première moitié du XIXe siècle, les traditions industrielles achèvent de s’effacer ; la tapisserie est transformée en un art de pure imitation. Les productions de cette troisième période surpassent les anciennes tapisseries autant que la gravure moderne sur buis, exécutée par les plus habiles artistes, surpasse la gravure sur bois de « poirier des XVe et XVIe siècles.

Un art de pure imitation, c’est-à-dire une copie, c’est bien là le principe faux et mauvais qui a dirigé nos manufactures de tapisserie depuis 150 ans.

La tapisserie, pas plus que le vitrail ou la mosaïque, ne peut être une imitation d’une peinture ; les matières employées sont trop dissemblables et l’art réduit à copier n’est plus de l’art.

La copie de tableaux est en peinture un exercice utile pour les élèves et quelquefois un moyen de conservation de tableaux ou documents précieux, mais ce n’est jamais un élément artistique et la copie en trompe l’œil sur de vieilles toiles ou des panneaux vermoulus et fendus, dans le but de remplacer les tableaux acquis par nos musées, comme il est advenu pour la Pieta de Villeneuve-lès-Avignon, n’est pas une pratique à recommander.

Copie de tableaux, la tapisserie ne serait plus un objet d’art, mais interprétée largement et simplement, comme au moyen âge, pour sa destination de tapisserie, elle peut décorer nos palais, nos salles de fêtes, nos églises et nos habitations.

Notre savant et regretté collègue Jules Guiffrey avait passé plusieurs années de sa vie, et non des moins fécondes, à la manufacture des Gobelins.

Ses études sur la tapisserie lui avaient permis de comprendre l’utilité de ces réformes et il en avait commencé la mise en pratique.

Je rends hommage à sa mémoire en demandant, suivant l’expression du directeur Lacordaire, le retour à l’époque industrielle expéditive qui nous a donné les tentures de Reims, de la Chaise-Dieu, du Palais-Royal de Madrid, les Gobelins de Henri IV et de Louis XIII comme exemple, la magnifique tapisserie de Moïse sauvé des Eaux de Simon Vouët, tissée aux Galeries du Louvre et exposée à ce musée.

C’est en revenant aux principes et aux pratiques de la grande époque que nos manufactures pourront produire des œuvres comparables à celles qui ont jadis illustré leur nom dans le monde entier.


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