La vie quotidienne

La Grande Guerre fit en France 2 800 000 blessés (dont certains à plusieurs reprises), 300 000 amputés et 2 000 « gueules cassées ». Les blessés touchés à la tête meurent à 60%. Sur huit millions de Français au combat, plus du tiers seront blessés au moins une fois. Certes, la chirurgie fait de grands progrès, le personnel de santé est extrêmement dévoué, mais en l’absence d’antibiotiques, on ampute très souvent pour éviter la gangrène. Sans médicaments les blessés mettent des mois à se rétablir et gardent des séquelles indélébiles.

Les photographies prises par la famille Vicaire montrent les blessés sur la table d’opération, conscients et sans anesthésie, et les soins prodigués aux blessés par les infirmières. Nombreux sont les blessés à la tête ; au début du conflit, les soldats portent de simples képis qui ne les protègent nullement des tirs, ils seront remplacés en 1915 par le casque Adrian, tandis que les pantalons garance, qui facilitaient la visée des Allemands, seront remplacés par les uniformes couleurs bleu horizon. Les photos montrent aussi le fameux fusil Lebel, première arme à répétition en service à partir de 1886, garni de la baïonnette surnommée “Rosalie” par les poilus.

L’ambulance soigne indifféremment Français et Allemands.

Les plus valides vont dans le jardin, posent avec les infirmières, se promènent sur la Pelouse ou dans le parc du château ; pour se distraire, on joue des petites saynètes, telle : « On s’en fait pas à Lovenjoul », jouée le 4 août 1915.

La duchesse de Chartres, qui habite le château Saint-Firmin, autorise les convalescents à pêcher dans le Grand Canal. Elle vient visiter les blessés, leur apporte des pipes, des cigarettes et du tabac, ainsi que Mme Vallon et la baronne James de Rothschild. Ces dames tiennent un ouvroir où l’on tricote pour les soldats du front. Mme Vallon prend elle-même des photos des blessés avec le personnel de l’ambulance.

En novembre 1914, l’ambulance accueille 7 blessés ; Georges Vicaire nous donne la liste des blessures : fracture du coude gauche, fracture du métacarpien droit par balle de shrapnell, fracture de la cuisse gauche, fracture d’une côte (aggravée d’une pneumonie), fracture de l’humérus, etc.

« L’heure du pansement amène des cris et des souffrances, on commence à 10 heures et on finit, certains jours, à midi passé. Il nous arrive parfois de ne déjeuner qu’à 1 heure et demie – deux heures moins le quart… »

Parfois, l’état des blessés s’aggrave soudainement, Georges Vicaire doit à la demande de son épouse interrompre sa lettre à son fils pour aller chercher le major pour un des blessés dont la congestion pulmonaire s’est compliquée soudainement (il mourra le lendemain). En 1916 l’hôpital est presque au complet : 20 places.

À la mi-juillet 1916, l’ambulance accueille de nouveaux blessés, dont un artilleur et trois tirailleurs sénégalais.

L’un des blessés « n’est pas brillant. Il est question de lui couper le pied. Le malheureux ne dort pas et souffre ».

Un des jeunes maghrébins a une violente hémorragie, le sang coule sur le parquet à travers le matelas et le sommier ; on parviendra à le sauver. L’ambulance voit passer presque tous les uniformes, toutes les origines géographiques, des chasseurs alpins aux chasseurs d’Afrique. La famille Vicaire accueille des ethnies alors rares en métropole et découvre la cuisine exotique et le couscous grâce aux nombreux maghrébins qui séjournent à l’ambulance et fêtent à Lovenjoul l’Aïd el Kébir le 9 octobre 1916. Madame Vallon, l'éditeur Leclerc participent aussi à l'amélioration de l’ordinaire pour ce jour de fête en offrant les lokums et les cigares. La chaleur qui unissait ces frères d'armes aurait rendu impensable un tel oubli, c'étaient ces sentiments qui honoraient la République et réunissaient la Nation.

Lorsque Marcel s’engagera à la fin de 1915, le médecin-chef de l’hôpital auxiliaire de Chantilly, le médecin aide-major Cailleux, certifiera que ce dernier :

« …a rempli les fonctions d’infirmier bénévole du 25 décembre 1914 au 20 septembre 1915. À la salle d’opérations comme dans les salles, il s’est distingué par son zèle, son intelligence et son dévouement ; il quitte l’hôpital pour entrer dans l’aviation, emportant les regrets de tous les blessés et de son chef de service ».

Les lettres de Georges Vicaire à son fils au front sont ponctuées des tristes événements qui surviennent en temps de guerre ; un ami est prisonnier, un autre porté disparu ; le jeune relieur de la bibliothèque, Goblet, qui a été enseveli sous un éboulement, a perdu l’usage de la parole et est devenu fou ; il est dans un hôpital psychiatrique, où l’on espère qu’il pourra se rétablir. Parfois il arrive des événements plus heureux : un blessé reçoit la médaille militaire et un officier vient le décorer sur son lit d’hôpital.

L’ambulance fonctionna jusqu’en mars 1917. En avril, Marcel Vicaire reçut les félicitations de Frédéric Masson, alors président de la Commission Administrative centrale de l’Institut de France, pour son action civique et humanitaire.

C’est près de Chantilly, à Rethondes, à côté de Compiègne, que l’armistice sera signé le 11 novembre 1918. Les œuvres reprendront ensuite leur place dans les collections, sans que Chantilly ait eu davantage à souffrir de la guerre, et la vie reprendra son cours à la bibliothèque Lovenjoul. Grâce aux photographies de Georges et Marcel Vicaire, ainsi qu’à la correspondance du père avec ses deux fils, nous pouvons aujourd’hui découvrir une facette inconnue de la vie à Chantilly pendant la Grande Guerre.