La science dans la guerre et la guerre dans la science

par M. Jean-Pierre Kahane

Délégué de l'Académie des sciences

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Toutes les guerres ont utilisé les connaissances de leur temps. Mais avec la guerre de 1914 les connaissances et les recherches scientifiques ont joué un rôle majeur. Le rôle des sciences dans la guerre sera le premier thème de mon intervention.

Toutes les guerres ont modifié les sociétés de leur temps, leurs idées, leurs conceptions du monde. Mais aucune jusque-là n’a eu l’impact de la Grande Guerre sur la science et sur la vie scientifique. Le rôle de la guerre sur la science sera le second thème que j’aborderai.

Tout a changé depuis 100 ans. Mais il reste une leçon qui est d’actualité : c’est la responsabilité des scientifiques dans la guerre et dans la paix. Ce sera naturellement la conclusion à laquelle j’aboutirai.


S’agissant du rôle des sciences dans la guerre, voici un exemple qui me paraît frappant. La guerre de 1914 a fait un usage massif d’explosifs. Le corps chimique essentiel dans les explosifs est l’acide nitrique. L’acide nitrique est extrait des nitrates, et le producteur mondial des nitrates est le Chili. En 1913, l’Allemagne a importé 800 000 tonnes de nitrates du Chili. Après l’entrée en guerre, le blocus coupait net l’acquisition des nitrates. Sans acide nitrique, l’Allemagne et les empires centraux étaient à genoux. Mais l’Allemagne avait des chimistes éminents et l’industrie chimique la plus développée dans le monde. L’acide nitrique, comme son nom l’indique, est un composé de l’azote, et l’azote est en abondance dans l’air. Peut-on tirer l’acide nitrique de l’air ? Oui, et c’est ce qu’on fait les Allemands à partir de 1915, en produisant d’abord de l’ammoniac par synthèse, puis de l’acide nitrique à partir de l’ammoniac, par un procédé dû au chimiste Fritz Haber, qui allait avoir le prix Nobel en 1918.

J’ai tiré cet exemple du livre écrit par le chimiste français Charles Moureu, membre de l’Académie des sciences, en 1920. Ce livre fourmille d’indications sur le rôle de la chimie, et j’y reviendrai au sujet de l’impact de la guerre sur la vie scientifique. La chimie a eu un rôle majeur non seulement dans la production des substances explosives, mais dans celle des aciers spéciaux requis dans l’aéronautique, dans l’intendance, les produits pharmaceutiques et les services de santé, et aussi, de manière tragique et mieux connue, dans la production des gaz de combat.

Comme science totalement impliquée dans la guerre je pourrais me borner à la chimie.
Mais toutes les sciences furent impliquées d’une manière ou d’une autre. Pour en revenir aux explosifs, la plus grande explosion jamais réalisée a été celle de la crête de Messines, le 7 juin 1917 : c’était, de façon simultanée, l’explosion de 20 mines disposées dans des tunnels au-dessous de la crête, loin de la ligne de front. Pour cela ce n’était pas la chimie, mais la géologie qui a été mobilisée. Plus précisément, c’est le grand géologue australien Edgeworth David, qui avait constitué une formation de mineurs et de géologues, le Tunneling Corps, et qui a payé de sa personne pour la définition et la construction des tunnels. Ce fut sa contribution à la guerre la plus spectaculaire, mais la géologie était indispensable à la vie quotidienne des soldats, par la recherche et la mise en œuvre des ressources en eau, et là encore le Professeur David eut une action décisive.

Sur le front la plupart des blessures et des morts furent le fait des éclats d’obus, cela a été le trait marquant de la chirurgie de guerre. Toutes les ressources de la médecine furent utilisées, et la liqueur du pharmacien Dakin était adaptée aux premiers soins. La radiologie était toute récente, et Antoine Béclère en était un pionnier. Marie Curie, deux fois Prix Nobel, et sa fille Irène, future Prix Nobel, animèrent en Belgique le premier service de radiologie mobile. Antoine Béclère en patronna la mise en œuvre en grand avec l’aide du médecin Eugène Hirtz. Eugène Hirtz eut en 1920 la première chaire de radiologie en France, qui fut créée à l’hôpital du Val-de-Grâce.

À côté de la chirurgie de guerre la médecine aux armées eut à faire aux gaz asphyxiants et aux épidémies. L’Institut Pasteur y apporta ses compétences et ses moyens. La vaccination y fit ses preuves.

La guerre se menait également en mer et dans les airs. L’aéronautique était récente et mobilisait des connaissances scientifiques multiples. La guerre sous-marine était nouvelle, et du côté français la contribution scientifique la plus remarquable fut l’exploitation par le physicien Paul Langevin, pour la détection des sous-marins, des propriétés piézoélectriques du quartz découvertes par Jacques et Pierre Curie.

Aussi bien en France qu’en Allemagne des mathématiciens éminents se trouvaient aux postes de commande. En Allemagne, Felix Klein était conseiller d’empire. En France, Paul Painlevé fut ministre de l’Instruction publique, des Beaux-arts et des Inventions avant de devenir président du conseil c’est-à-dire chef de l’exécutif. Émile Borel dirigeait le service des inventions.

Le rôle des sciences dans la guerre n’échappait ni aux scientifiques ni aux responsables politiques ou militaires. L’aperçu que j’en ai donné me paraît largement suffisant.


J’en viens à l’impact de la Guerre sur les sciences et sur la vie scientifique.

En faisant appel à la science et aux savants, la Guerre a provoqué de nouvelles recherches et donné de nouveaux moyens aux chercheurs.

Dans l’important ouvrage dont j’ai déjà parlé, le chimiste Charles Moureu, après avoir constaté qu’en 1914 l’Allemagne comptait 10 fois plus de chimistes que la France , déclare que

« les savants français, et en particulier les chimistes, ont eu à leur disposition, pour coopérer à la victoire, des moyens de travail, tant en personnel qu’en matériel, qu’aucun d’eux ne connut jamais, même de très loin, avant la guerre. »

Les progrès de la médecine ont été spectaculaires dans tous les domaines. Pour revenir à l’exemple de la radiologie, les médecins radiologistes étaient au nombre de 175 au début de la guerre, et plus de 800 en 1919, formés pour le terrain. L’art des prothèses s’est renouvelé. À côté des prothèses, des traitements psychologiques étaient nécessaires ; le Val-de-Grâce créa pour cela une chaire de psychiatrie. La mise au point des masques à gaz a été si achevée qu’on n’en a pas changé en 1939. Je m’en tiendrai là, on pourrait multiplier les exemples.

Car l’impact de la guerre s’est manifesté d’autre façon. D’abord l’hécatombe. Plusieurs classes d’âge ont été fauchées. Cela a eu lieu dans toute l’Europe et dans tous les peuples, et ce fût un drame mondial. Il a été ressenti en France dans tous les domaines, et je me bornerai au domaine scientifique. Pour m’en tenir à une donnée concernant les élèves et anciens élèves de l’École normale supérieure, les morts à la guerre représentent plus de la moitié des effectifs des promotions scientifiques des années 1910, 1911 et 1912, et ils étaient tous officiers dans l’infanterie. Une grande partie de ces normaliens étaient mathématiciens. Certains s’étaient déjà fait connaître par leurs travaux. Le plus connu est René Gateaux, de la promotion 1907, tué en 1914 à l’âge de 26 ans ; une partie importante de son oeuvre est posthume, éditée par Jacques Hadamard. Il y eut aussi des grands blessés : Louis Antoine (promo 1909), qui fit, aveugle, de belles découvertes en géométrie, et celui qui pour des générations a rappelé à ses étudiants le souvenir des « Gueules cassées », l’éminent analyste Gaston Julia (promo 1911).

Ces pertes eurent des conséquences considérables après la guerre sur le développement des mathématiques, et de toutes les sciences. Il y eut en France un ralentissement d’ensemble, accentué par une réforme de l’enseignement qui rompait avec les efforts menés pour l ‘enseignement des sciences dans les années 1900.

Et l’impact de la guerre ne s’arrête pas là. Dès le début de la guerre les relations scientifiques entre la France et l’Allemagne avaient été rompues. La haine de l’Allemand, du Boche, avait été créée et entretenue avec l’entrée en guerre en août 1914, et elle s’était attisée avec les exactions commises au cours de l’occupation de la Belgique et du Nord de la France. Elle s’est manifestée à l’Institut à la suite de manifeste de 93 intellectuels allemands, An die Kulturwelt (« Au monde de la culture »), qui niait ou justifiait ces exactions. Parmi les signataires de ce manifeste se trouvaient les chimistes Adolf von Bayern et Emil Fischer, le zoologiste Wilhelm Waldeyer et le mathématicien Felix Klein, dont j’ai dit un mot. Ils étaient membres ou correspondants de l’Académie des sciences, et l’Académie décida de leur exclusion, après un long débat où s’exprimèrent des oppositions et des doutes, en particulier de la part du pastorien Émile Roux, du physicien et prix Nobel Gabriel Lippmann, du naturaliste Louis Bouvier, et des mathématiciens Paul Appell et Gaston Darboux, lequel posa la question : « comment s’assurer que les signatures figurant au bas du manifeste ont été réellement données ? ». Parmi les avocats de l’exclusion se trouvaient le mathématicien Émile Picard, secrétaire perpétuel, et le chimiste Charles Moureu.

Si je me suis attardé sur cet épisode, c’est parce qu’il a préparé les esprits à des décisions de plus grande portée. Charles Moureu a poussé à la disparition des associations internationales de chimistes, très actives avant la guerre, et leur remplacement par une union limitée aux pays alliés et neutres. Emile Picard a été l’un de ceux qui ont exclu les Allemands et également les Autrichiens et les Hongrois des congrès internationaux de mathématiciens tenus juste après la guerre. Ces décisions n’étaient pas aveugles, elles visaient à isoler l’ennemi d’hier pour lui interdire de se développer. Mais la suite a montré qu’en sacrifiant à un tel objectif une collaboration internationale sans exclusive elles étaient à courte vue. C’est en France que le développement scientifique s’est ralenti après la guerre, et non en Allemagne. Dans la décennie des années 1920, qui a vu la naissance de la mécanique quantique et un essor considérable des mathématiques dans le monde, la part de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Hongrie est bien plus importante que celle de la France. C’est le nazisme qui leur a porté un coup fatal, et non la coupure avec la France et ses alliés.

C’est en rétablissant le contact avec l’Allemagne que la France a repris pied. C’est particulièrement clair en mathématiques, et ce fut pour une part le mérite de Bourbaki. En biologie on peut signaler le rapprochement des écoles de Pasteur et de Koch. En physique, l’amitié entre Einstein et Langevin est emblématique.

Si l’impact de la guerre sur la science est d’avoir impulsé certaines recherches, ce fut surtout de faire disparaître une grande partie des jeunes qui auraient assuré la relève, et aussi d’avoir altéré la vie scientifique en entravant le rétablissement d’échanges et de coopération entre tous les pays. C’est une dure leçon.


Que dire aujourd’hui ?

En cent ans tout a changé. Nous avons connu la seconde guerre mondiale, Hiroshima et Nagasaki, et ensuite une paix durable entre la France et l’Allemagne faite de respect et d’amitié. Mais les foyers de guerre n’ont pas disparu, les armes se sont sophistiquées, la vie des êtres humains se modifie sous nos yeux, et la science est plus que jamais présente dans la guerre comme dans la paix. La responsabilité des scientifiques est engagée devant l’opinion et devant eux-mêmes.

La justification de la recherche scientifique est-elle le rôle qu’elle joue dans la guerre économique ? Est-elle de toujours explorer et mieux comprendre le monde ? Est-elle d’œuvrer à l’amitié entre les peuples ?

Les réponses sont multiples. La participation à la guerre économique met en avant la compétition, et c’est un fondement de la politique en cours dans la recherche. Mais l’exploration du monde à toutes ses échelles met en avant une autre logique, qui est la collaboration des laboratoires, des équipes et des individus. Et cette collaboration se traduit à la fois en émulation et en amitié. L’amitié est un produit naturel d’échanges bien menés, et aussi une condition de leur efficacité.

Ainsi la responsabilité des scientifiques, aussi bien des seniors que des jeunes, est clairement posée. Elle me paraît être de préparer au mieux l’avenir en faisant au mieux leur métier. Pour les jeunes, c’est plus difficile aujourd’hui qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. Mais il ne s’agit plus seulement de reconstruire la France abimée. Il s’agit de sauver et de reconstruire un monde qui s’abime tous les jours, pour une humanité qui soit heureuse de vivre.


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