Nécessité et responsabilité

par M. Jean-Claude Casanova

Délégué de l'Académie des sciences morales et politiques

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Il est toujours permis à l’historien d’opposer des hypothèses au destin. Il lui est permis de dire : Voici les fautes des hommes, voici les fautes des partis, et, d’imaginer que sans ces fautes les événements auraient eu un autre cours.

Jean Jaurès
Histoire socialiste (1789-1900)
Vol. IV, La Convention II,
Rouff, 1901-1908, p. 1820.

Hérodote dit que « Nul homme sensé ne peut préférer la guerre à la paix, puisque, à la guerre, ce sont les pères qui enterrent leurs fils alors que, en temps de paix, ce sont les fils qui enterrent leurs pères. » À ce compte, de juin à août 1914, il n'y eut, en Europe, que peu d'hommes sensés (1). Moins encore, parmi ceux qui dirigeaient les nations européennes.

Quelles furent les conséquences des décisions prises par ceux qui préférèrent la guerre à la paix ?

Pertes aux combats : 9 722 000 tués et 21 000 000 blessés. Parmi les civils : 6 843 000 victimes (dont 950 000 tués) (2). La révolution bolchevique. La fin de l'empire austro-hongrois. Le démembrement de l'empire ottoman et le massacre des Arméniens. Les révolutions fasciste et nationale-socialiste.

La seconde guerre mondiale découle de la première. Elles forment ensemble une « guerre de trente ans » (3), et la dernière amplifie à un point jamais imaginé la tuerie massive des combattants et les bombardements meurtriers des villes. Elle y ajoute le génocide organisé des Juifs.

Les drames, les horreurs du XXe naissent de ce moment décisif, dont personne n'avait voulu ni prévu (4) les conséquences. Nul ne devrait en parler, en se défaisant du respect dû à toutes les victimes et de la piété envers celles dont celui qui parle est proche.

Devant l'immensité des témoignages et des travaux historiques, devant les difficultés d'interprétation qu'ils soulèvent, devant les conclusions qu'ils proposent, celui qui a consacré peu de sa vie à l'étude de la première guerre mondiale sans être historien de métier, celui qui veut tirer quelques leçons de cette date tragique et fondatrice se bornera à des commentaires autour de deux questions.

La guerre était elle inévitable ? Quels en furent les responsables ?


Pour savoir si la guerre était inévitable, distinguons la situation des puissances et les événements qui précipitèrent le conflit.

À la fin du XIXe siècle l’Europe connaît deux antagonismes : d'un côté, la France face à l'Angleterre. Pour Fachoda, elles ont risqué le pire. De l’autre, l’Angleterre et la Russie qui s'affrontent en Orient. En Europe centrale, la fin du traité de réassurance, liant les empires russe, autrichien et allemand, va renforcer l'alliance germano-autrichienne et susciter l’inquiétude de la Russie. Ce qui nouera l'alliance franco-russe, « alliance fatale » soulignera George Kennan.

Avec le XXe siècle, la scène change : France et Angleterre se trouvent dans le même camp. L’Angleterre a hésité entre « l'alliance teutonique » (celle des trois grands industriels : Angleterre, États-Unis, Allemagne) et « l'entente cordiale ». Elle a choisi la seconde. L’Allemagne, au lieu d'un allié, est devenue une menace qui l'inquiète par sa « politique mondiale » et par ses navires. Deux colosses puissants et remuants, Russie et Allemagne, désormais face à face, s'effraient et s'affrontent. Salisbury avait raison de « regretter l'extraordinaire perspicacité du vieux Bismarck » (5) : l’Allemagne se trouve placée entre deux ennemis potentiels.

Est-ce le fruit de la rivalité naturelle des puissances, l'achèvement triomphal de la politique de Delcassé, le résultat de l'incapacité diplomatique de l'Allemagne qui s'isole quand il faudrait s'allier, l'expression de la volonté russe de revenir vers les détroits et vers Constantinople ?

Peu importe, pour notre propos.

Dans cette situation, Henry Kissinger pense que la meilleure politique, la politique raisonnable pour tous consistait à attendre et à éviter toute décision (6), tout froissement qui mènerait à une conflagration. Ni la situation des Balkans, ni l'espoir français de récupérer l'Alsace-Lorraine n'imposait la guerre. L’Angleterre souhaitait le statu quo pour les détroits. L’Autriche-Hongrie était une puissance conservatrice.

Autrement dit, si cette situation internationale, confrontant deux sortes d'alliances, rendait la guerre possible ou probable, elle ne la rendait pas certaine. On devait donc, si l'on voulait la paix, pratiquer la modération. Ce fut le cas pour la crise bosniaque de 1908, pour la crise marocaine de 1911. Ce qui prouve qu'on savait éviter la guerre. Ce ne fut pas le cas en 1914.

La guerre résulta, dit Raymond Aron, d'un "raté diplomatique" (7) autour de trois événements : l’assassinat de l'archiduc François-Ferdinand le 28 juin, l’ultimatum autrichien du 23 juillet, la mobilisation russe du 30 juillet.

Événements contingents qui auraient pu ne pas se produire. Sans eux, la guerre n'aurait pas éclaté. Elle naquit à la fois d'une situation donnée et d'événements qui entraînèrent des décisions dont l'enchaînement conduisit à l'explosion.

L'idée que la guerre pouvait naître d'une étincelle, survenant dans les Balkans, était commune (8). Ce qui ne signifie pas que l'étincelle était nécessaire ni, si elle survenait, qu'elle mettrait le feu aux poudres.

L'assassinat doit entraîner une réplique de l’Autriche. Il ne fait plus de doute, aujourd'hui, que les autorités serbes ont inspiré le crime. Même légitime, l'ultimatum autrichien défie la Russie, qui y trouvera une offense, ou un prétexte, ou les deux. Rend-il la guerre inévitable ? Cela dépend de la réponse russe. En soutenant Vienne, l'Allemagne n'a pas décidé de la guerre mais l'a acceptée. En fait, ni l'Autriche, ni la Russie, ni l’Allemagne n'ont une volonté absolue de paix, seulement une « volonté conditionnelle ». L’Autriche et l'Allemagne se contenteraient d'une guerre localisée, mais le système d'alliance la rendait peu probable. À partir du moment où la Russie mobilisait, du fait des configurations militaires de l'époque, elle entrait en guerre, et nous avec.

Nous avons d'un côté une situation claire et de l'autre le brouillard des événements, brouillard dont il est difficile de sortir, parce que l'on ne connaît jamais avec certitude les intentions des acteurs. Pas plus qu'on ne mesure les conséquences de tel acte, comparé à tel autre qui aurait pu se produire. (9). Évidemment, on peut reconstruire l'histoire par expérience mentale, mais on n'obtiendra pas de meilleure réponse que celle donnée par Raymond Aron :

« Aucun gouvernement n’a eu la volonté claire et résolue de la guerre générale, aucun n'en rejetait l'éventualité, les premières initiatives ont été prises par le gouvernement de Vienne, qui avait reçu de Berlin une promesse de soutien. On discutera sur la légitimité des demandes autrichiennes, sur la précipitations des répliques de Saint-Pétersbourg et de Paris, sur les hésitations de Londres (10) ».

Discuter, c'est la tâche difficile des historiens devant la trame incertaine de l’histoire humaine. Nous devons admettre que la guerre s'est déclenchée dans une situation donnée (qui la rendait possible ou probable) à la suite d'incidents singuliers et non nécessaires. Pour qu'elle n'éclate pas, il aurait fallu que l'Allemagne modère l'Autriche, que la France modère la Russie, que l'Angleterre dissuade l'Allemagne. Le voulurent-elles, le pouvaient-elles, le tentèrent-elles, le firent-elles ? Là est le mystère opaque et controversé de cette guerre.


On peut ajouter qu'il existe une grande différence entre la guerre de 1914 et celle qui naît en 1938-39. La nature d'Hitler et de son régime, sauf dans l'hypothèse de sa chute, rendait la guerre inévitable. Elle aurait pu commencer à l'est et non à l'ouest, elle se serait généralisée tout autant. En revanche, on ne peut pas affirmer que celle de 1914 se serait produite nécessairement avec une autre chaîne d'incidents que ceux de juillet 14 dans une situation historique équivalente. Les crises antérieures, dans les Balkans ou ailleurs, n'avaient pas entraîné la guerre, la crise spécifique de 1914 l'a provoquée.

Nous pouvons imaginer d'autres conjonctures qui feront apparaître des issues équivalentes ou non. Comme le remarque profondément Raymond Aron (11) : « Le jugement "l'événement a eu lieu" est incontestable. Le jugement "il a été l'effet adéquat de telle conjoncture" n'est pas incontestable ». En effet, les jugements hypothétiques sur le passé sont de même nature que les prévisions. Les prévisions sont incertaines comme sont incertaines dans leurs conséquences les décisions des hommes d'État. Tout passé a été un présent. Quand nous reconstituons des passés hypothétiques, nous reconstituons des présents incertains. C'est ce que ne font pas ceux qui, par des causalités générales, le capitalisme impérialiste ou l'hybris d'un peuple, expliquent que la guerre de 14 était inévitable soit par nécessité historique, soit parce que tous les autres incidents possibles y auraient conduit. Ils se trompent et ils exonèrent de leurs responsabilités ceux qui ont préféré la guerre à la paix.


On trouve cette erreur chez ceux qui veulent donner à l'histoire une perspective continue. Deux exemples. D'abord l'historien britannique Alan John Percival Taylor, sur le sens de l'histoire allemande. Que dit-il en substance ? L’Allemagne au cœur du continent, son unité acquise, veut dominer l'Europe (12). En France, il existe un parti pacifiste celui de Ferry, Caillaux, Briand et Georges Bonnet : il est arrangeant face à l'Allemagne. Mais, en se coupant de l’Angleterre et de la Russie, il lui accorde la maîtrise de l'Europe. L'autre parti, celui de Clemenceau, Poincaré, Reynaud accepte la guerre :

« L'équilibre du continent européen n'est et ne demeure possible qu'au seul prix de l'hégémonie allemande. Ce prix, la France refusa de le payer, quoiqu'il lui en coûtât à elle-même. La décision française sauva l'Europe de la domination allemande. Ce fut le dernier grand service que la France rendit à la civilisation avant de cesser sa courbe de grande puissance » (13).

Autrement dit, le parti belliciste, en choisissant, de 1914 à 1944, l'alliance russe, s'inscrivait dans la tradition d'opposition à toute domination du continent.

Vision symétrique et contraire chez Jaurès, pour qui, des traités de Westphalie à 1914, il y a, de la part de la France, comme une incompréhension fautive à l'égard du processus d'unification, de développement, de renforcement de l'Allemagne. Je cite :

« Il y a dans la pensée française à l’égard de l’Allemagne incertitude, ambiguïté, contradiction. Maintenir la nationalité allemande à l’état de dispersion, c’était pour la France révolutionnaire refouler et briser la Révolution elle-même. Qu'il était malaisé de renoncer à être la grande nation pour n’être plus qu’une grande nation ! Il fallait, par un prodigieux effort de conscience dominer toute sa tradition, toute son histoire, toute sa gloire. [...] C’est ici que se noue le terrible drame de 1870. Quelle devait être devant cette entreprise de la Prusse, créant et préparant l’unité allemande, l’attitude de la France ? Son devoir absolu était de respecter la liberté de ce mouvement, et même de l’encourager sinon par une coopération effective au moins par une sincère et visible sympathie. Pourquoi ? C’est d’abord que la France était tenue à réparer envers l’Allemagne les violences, les crimes, les abus de pouvoir du passé. Longtemps elle avait abusé de sa force pour tenir l’Allemagne en sujétion par le morcellement systématique de ses forces. Au traité de Westphalie elle l’avait réduite en une poussière d’États, et dans cette poussière elle avait marqué sans cesse, en des invasions répétées, l’empreinte de son pied. Despotisme de Louis XIV, despotisme de la Révolution, despotisme de Napoléon Ier, l’Allemagne avait tout subi. Puisque maintenant une chance s’offrait à elle de se constituer, de devenir une nation, la France ne pouvait, sans un attentat contre le droit, lui dérober cette chance, et une fois de plus faire avorter son espoir. Ce fut le crime d’une nation contre une autre. (14) »

Visions métahistoriques qui ont pour avantage de donner à l'histoire un fil continu et nécessaire. Taylor dessine une continuité menaçante de Bismarck à Hitler. Pour Jaurès, disciple de Hegel, il y a un mouvement historique, celui de l'Esprit, s'incarnant dans la Réforme, l'idéalisme et le socialisme, à l'avant-garde duquel se tient l'Allemagne. La saine politique était celle qui ménageait à l'Allemagne sa place grandissante en Europe continentale. Dans l'hypothèse de Taylor, on accepte la guerre, celle de 1870 comme celle de 1914. Dans l'hypothèse de Jaurès, on la refuse dans l'un et l'autre cas.

Il ne faut pas s'étonner que, trois heures avant sa mort, s'adressant au jeune secrétaire d'État, Abel Ferry, Jaurès s'exclame : « Vous êtes victimes d'Iswolsky (15) et d'une intrigue russe. Je vous dénoncerai, ajoute-t-il, ministres à la tête légère (16) ».

Nous sommes revenus à la singularité de l'événement, à l'importance de la décision et à la responsabilité des dirigeants.

Les hommes d'aujourd'hui ne doivent se donner ni l'illusion rétrospective de la nécessité historique, ceux qui nous précédent étaient libres comme nous le sommes, ni se donner le sentiment de supériorité qu'appelle la connaissance de la suite des événements. C’est aussi une illusion que de croire les contemporains supérieurs à ceux qui les précèdent. À chaque époque les hommes politiques ont l'occasion d'échouer ou de réussir. À chaque époque, nous conservons le droit de les blâmer ou de les approuver. À condition de s'astreindre à les comprendre.

Qui est responsable ? Quels pays ? Quels hommes ? En 1918, la catastrophe paraît telle que le traité de Versailles; écrit par les vainqueurs, n'hésite pas. Article 231 : « L'Allemagne et ses alliés sont responsables de toutes les pertes et de tous les dommages de la guerre imposée par l'agression de l'Allemagne et de ses alliés. »

On a ergoté : il ne s'agirait que de la responsabilité des dommages. Pourtant, tout le monde a compris le traité de cette façon : l’Allemagne, seule coupable. Formulation regrettable, qui a alimenté le nationalisme et l'esprit de revanche en Allemagne. Mensonge auquel il n'était pas nécessaire de donner la solennité d'un traité. D'ailleurs, les hommes politiques ne se cachaient pas pour distribuer différemment les responsabilités. Ainsi, Lloyd George (17) confie en janvier 1918 au directeur du Manchester Guardian : « Edward Grey est l’un des deux principaux responsables de la guerre ». Il ne désigne pas le second. Sazonov dit la même chose, mais après la guerre (18). Joseph Caillaux, lui, désigne Poincaré comme le principal coupable. Il ajoute que si la campagne de presse menée par le parti nationaliste n'avait pas empêché le gouvernement qu'il aurait conduit, avec le soutien de Jaurès, après les élections de mars 1914 favorables à la gauche, Jaurès et lui auraient évité la guerre.


En France, le jeune Alfred Fabre-Luce, en 1924, fut le premier à renverser la thèse officielle, à la grande fureur de Poincaré et de l'Action française. Il écrivit : « L'Allemagne et l'Autriche ont fait les gestes qui rendaient la guerre possible, la triple-entente a fait ceux qui la rendaient certaine » (19). Puis divers historiens ont montré que le problème des responsabilités était plus complexe que ne le disaient les hommes politiques. Ils s'étaient trompés quand, selon l'excellente formule du Kronprinz, « ils avaient fait l'honneur aux dirigeants allemands de croire plus en leur bellicisme qu'en leur impéritie ». On a donc redistribué les responsabilités et l'on est passé de la thèse du traité de Versailles à celle de la pluralité des responsabilités, thèse qui n'épargne désormais aucun pays. Les historiens ont trouvé, dans les archives et dans leurs interprétations des intentions, de quoi dénoncer leur propre pays ou leurs voisins, ce qui satisfait des opinions promptes désormais à flétrir les guerres et les élites dirigeantes et plus éloignées que jamais des passions guerrières.

Plaisante opinion, que la chronologie fait varier. Vérité en deçà d'une date, autre vérité en delà ! De 1924 à 1929 on glorifie Poincaré, contre Fabre-Luce. En 1933, Jules Isaac (20) adopte une position intermédiaire entre celle d'Alfred Fabre-Luce et celle de Pierre Renouvin, et la thèse de Poincaré résiste de plus en plus mal, mais on hésite à adopter les propositions d'Isaac : à ses yeux le thème de la responsabilité unilatérale (qu'il s'agisse de la triple entente, du couple franco-russe ou des empires centraux) est insoutenable, il faut consentir à un partage, peut-être un partage inégal, des responsabilités. La France, aujourd’hui, salue avec enthousiasme les livres de Margaret Macmillan (21) et de Christopher Clark (22) qui défendent des thèses guère éloignées de celles de Fabre-Luce, autrefois ostracisée, et ce sont des thèses contraires à celles qui triomphaient dans la France meurtrie de Poincaré et de Clemenceau au cours des années 1920 et 1930. (23).

Concluons sur la leçon à tirer de ce drame de 1914. Il en résulte une double rupture.

L’Europe, disait Voltaire, (24) diffère du reste de l'univers :

« Partagée en plusieurs États ayant les mêmes principes de droit public et de politique, inconnus dans les autres parties du monde, les nations européennes s'accordent surtout dans la sage politique de tenir entre elles, autant qu'elles peuvent, une balance égale de pouvoir, employant sans cesse les négociations même au milieu de la guerre"

L'Europe, par les guerres hyperboliques du XXe siècle, a rompu avec ses propres principes, avec l'idée de mesure, avec l'idée selon laquelle la guerre elle- même doit connaître des limites.

Mais de ce désastre peut naître une autre rupture. Bénéfique cette fois, et que sollicite toute la philosophie. L'Europe est invitée à en finir avec l'idée de souveraineté, selon laquelle il n'y a ni autorité ni loi au-dessus de la nation souveraine.

Pour résoudre le dilemme posé par la pluralité des nations composant une même société, il faut bien aborder cette question. Quand des litiges, des conflits, naissent, pour y remédier il faut, ou bien trouver un juge, une puissance supérieure aux protagonistes, ou bien s'en remettre à la force et renoncer à la justice. Entre les hommes la solution est le gouvernement civil. Entre les nations, on ne conçoit que trois solutions / l'empire, l'équilibre ou la fédération.

Une nation supérieure, puissante, capable, régente les autres. On a l’Empire. Reste à espérer qu'il fasse régner la paix et le droit. C'est ce que souhaitait Dante.

Ou bien encore, si les nations restent souveraines, en tâtonnant, avec des hauts et des bas, par l’équilibre, par la balance, par la raison, on peut chercher à maintenir l’ordre pacifique. Il en a été ainsi de la paix de Westphalie à la guerre de 1914.

Ou bien, enfin, cette instance supérieure naît de la fédération, qui, par accord réciproque, soumet les souverainetés nationales à une souveraineté supérieure et partagée, laissant à chacun une liberté limitée qui assure la paix.

L'empire peut s'épanouir dans la fusion des nationalités ou se flétrir dans l'oppression. L'équilibre est fragile. La balance, difficile à tenir, oscille dangereusement à l'ère des masses urbanisées, des échanges multipliés, des techniques changeantes et des armes de destruction massives. En Europe, l'équilibre a tragiquement échoué de1914 à 1944. Cette funèbre leçon de terreur, jette l'opprobre sur l'idée de souveraineté absolue et le doute sur l'idée de balance.

L'Europe des nations libres a vécu plus d'un demi-siècle, longtemps protégée par l'empire américain. Elle bénéficie désormais de la paix et du doux commerce. Il lui reste, maintenant qu'elle est composée uniquement de républiques (au sens kantien), à faire un pas de plus pour accomplir justement le rêve de Kant, celui « de cette idée de fédération qui doit progressivement s'étendre à tous les États et ainsi conduire à la paix perpétuelle ». (25). Au moins, entre nous, Européens.


Notes


Jean Jaurès l'avait prévu : « Des insensés [je souligne] nous mènent à l'abîme. » L'Humanité, 20 octobre 1912.

(1)


Peter Hart, The Great War. A Combat History of the First World War, Oxford University Press, 2013, ch. 19.

(2)


Churchill en 1946

(3)


Certains les avaient pressenties : à cause du précédent de la Guerre de Sécession américaine, du développement des armées de masse, des transports ferroviaires et automobiles, de la puissance meurtrière des armes industrielles. Ce sera « la surprise technique » de la guerre. Ainsi, Albert Sorel en 1883 l'avait presque annoncé : « Un mot lancé entre deux répliques et les soldats s'apprêtent dans leurs casernes, les locomotives se mettent en pression. À mesure que la dispute s'anime les armées se précipitent vers les frontières. Les courants de la passion humaine se heurtent comme les courants électriques qui les portent. Dans l'instant où la guerre est déclarée, elle éclate et des générations humaines sont fauchées ». Quelques jours avant l'explosion, Jean Jaurès : « Songez à ce que serait le désastre pour l'Europe : ce ne serait plus comme dans les Balkans, une armée de 300 000 hommes, mais quatre, cinq, six armées de 2 000 000 d'hommes. Quel désastre, quel massacre, quel ruine, quelle barbarie ! » (Discours de Vaise).

(4)


Henry Kissinger, Diplomatie, trad. de l'anglais, Fayard, 1996, p. 165

(5)


Op. cit. p.169.

(6)


Raymond Aron, Les guerres en chaîne, Gallimard, 1951, p. 18.

(7)


Jean Jaurès, dans l'Humanité du 20 octobre 1912 : « Par la guerre des Balkans surgira la menace de la guerre générale. » Ou encore, le Colonel Maurice Pellé, attaché militaire auprès de Jules Cambon, Ambassadeur de France à Berlin, en mai 1912 : « L'occasion, l'étincelle qui mettrait le feu aux poudres peut naître d'un incident quelconque entre les deux pays ou bien d'une cause extérieure, telle qu'une crise dans les Balkans. Mais elle naîtrait mieux encore des maladresses et des brutalités d’une diplomatie que tiraillent des influences diverses et qui a une revanche à prendre... ». Cité dans Commentaire, N° 147, 2014.

(8)


Jaurès, le 25 juillet 1914, voit bien cette situation : « chaque peuple paraît à travers les rues de l'Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l'incendie » (Discours de Vaise). On ne sait pas quels sont les foyers.

(9)


Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, Plon, 1961, p.68.

(10)


Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, Plon, 1961, p.70.

(11)


C'est aussi la thèse implicite de l'historien allemand Fischer qui veut montrer une continuité parfaite, à travers les XIXe et XXe siècles, des intentions hégémoniques et des plans de guerre de son pays. Fritz Fischer, Germany Aims in the First World War, trad. de l’allemand (1961), Norton, New-York, 1967, 652p.

(12)


A.J.P. Taylore: "Le secret de la IIIe République", trad. de l'anglais, Critique, février 1948. On retrouve ce thème dans les principaux livres Taylor sur la guerre de 1914 et sur le XIXe siècle.

(13)


Jean Jaurès, La Guerre franco-allemande de 1870-1871, Dans : Jean Jaurès (dir.), Histoire socialiste. 1789-1900, vol. XI, 1908, pp. 17-29.

(14)


L'ambassadeur russe à Paris, belliciste convaincu et grand financier de la presse parisienne.

(15)


Abel Ferry, Carnets secrets 1914-1918, Grasset, 2e édition, 2005, p. 52-53.

(16)


"Edward Grey is one of the two men primarily responsible for the war", cité par C. P Scott in Trevor Wilson, éd., The political diaries of C. P. Scott 1911-1928, Collins, Londres, 1970, p. 328.

(17)


Voir Henry Kissinger, op. Cita., p. 193. Serge Sazonov écrira que personne à Saint-Pétersbourg ne désirait la guerre. Il avait pourtant contribué à mobiliser l'armée en parfaite connaissance des conséquences de cette mobilisation et en cachant ses décisions à l'Angleterre. Ce qui ne doit pas faire oublier notre ambassadeur Paléologue, qui avec ou sans l'accord de Poincaré et de Viviani, a donné l'accord de la France à la mobilisation secrète de la Russie. Peut-être que la Serbie n'était qu'un prétexte dans cette mobilisation russe. Selon McMeekin de 1908 à 1916, la politique russe n'a connu qu'un objectif réel: le contrôle des détroits et de Constantinople. Objectifs qu'elle n'a pas atteints et pour lesquels elle a consenti des sacrifices énormes. Mais, comme le note Sean McMeekin, des sacrifices équivalents ont été consentis par les Turcs et par les Européens qui ne partageaient pas ces objectifs. Voir : Fateful years 1909-1916; The reminiscences of Serge Sazonov, Russia's Minister for Foreign Affairs: 1914, Cape, Londres, 1928. Cité par : Sean McMeekin, The Russian Origins of the First World War, Harvard University Press, Cambridge, 2011, 324 p. Sur ce livre, et sur le rôle de la Russie voir l'article de G.H Soutou : "La Russie et la crise de juillet 1914"

(18)


La Victoire, Gallimard, 1924, p. 232. Fabre-Luce reprendra cette question, en tenant compte de l'évolution des recherches historiques, dans L'Histoire démaquillée, Laffont, 1967, pp. 15-140.

(19)


Jules Isaac, Un débat historique. Le problème des origines de la guerre, Rieder, 1933, 270 p.

(20)


Jules Isaac, Un débat historique. Le problème des origines de la guerre, Rieder, 1933, 270 p.

(21)


Les somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, trad. de l’anglais, Flammarion, 2013, 668 p.

(22)


En 1928, on a radié pour cinq ans de l'ordre de la légion d'honneur Georges Demartial. Il avait soutenu que l’Allemagne n’était pas seule responsable de la guerre.

(23)


Le siècle de louis XIV, ch. II

(24)


Kant, Vers la paix perpétuelle, II, 3.

(25)


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