Arrière et avant-garde

par M. Gilbert Amy

Délégué de l'Académie des Beaux-Arts

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L’éclatement de la guerre de 14 survient dans un contexte artistique bouillonnant, témoin de réussites flamboyantes, de manifestes esthétiques souvent virulents, d’échecs ou d’impasses sans doute inévitables. Nous assistons à un véritable geyser de créations et de tentatives de renouveau non seulement des styles et des langages mais aussi du concept même de spectateur ou d’amateur d’art.
Dans le domaine qui m’est propre, la création musicale, jugeons plutôt :


Sur ce paysage, varié et peut-être sans cohérence apparente, vont se greffer, avec le premier conflit mondial de l'Histoire, des réactions politiques et patriotiques diverses et variées, négatives ou positives, chacune méritant un détour pour l'expliquer, parfois la défendre ou la justifier. Ainsi, en France, un certain nationalisme bravache et quelque peu « franchouillard », va se faire jour chez certains (chez Debussy par exemple qui se fait appeler Claude de France sans parler de Saint Saëns qui publie une série d’articles violemment antigermaniques fustigeant « l’asservissement du génie français au génie tudesque ») tandis que chez d'autres, c'est précisément l'inverse, un certain internationalisme qui prévaudra : Maurice Ravel (ouvertement pacifiste), Darius Milhaud et d'autres continuent, malgré la guerre ou juste après elle, d'entretenir des rapports directs avec leurs confrères d’outre-Rhin. Les pouvoirs publics, eux, ne tarderont pas à interdire les œuvres de compositeurs allemands et autrichiens, en premier lieu Wagner et Richard Strauss. Dès le 8 août 14, Bergson déclare, au sein même de cette Coupole que « la lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie »...

Les artistes musiciens mobilisés vont, de leur côté, braver l'adversité en continuant à pratiquer leur instrument, voire en en faisant fabriquer des exemplaires « rustiques » ( le fameux violoncelle de guerre de Maurice Maréchal... conservé au Musée d’instruments de la Cité de la Musique à Paris en est un exemple).


Rappelons donc les grandes lignes du contexte esthétique qui précède immédiatement la Grande Guerre.

Au détour des manifestes qui font florès au début des années 1910, et qui émanent surtout d’artistes et de poètes italiens autour de Marinetti et des courants futuristes les principes du Beau sont délibérément mis à mal. Il faut dire que les esthéticiens « professionnels » de ce début de siècle s’en tiennent encore aux valeurs sûres que la tradition a consacrées. On préconise désormais, dans les rangs révolutionnaires, une « religion de l’Art » et non plus seulement une « expérience ou une production du Beau », abandonnant ainsi les concepts kantiens d’ordre, de mesure, de clarté. Il faut en finir avec la connivence entre ces principes passéistes et la conception académique du Beau. On peut remarquer aussi, et ce n’est nullement contradictoire, que le spectateur est appelé à participer lui-même à la création : son attitude esthétique « est déjà active et comme productrice » comme nous le rappelle Mikel Dufrenne. On parlera d’identification du Moi et de l’objet. Nous retrouverons cette philosophie dans le Dadaïsme, directement issu de ces tendances de l’immédiat avant-guerre. Ces notions réapparaitront plus tard dans bien des positions philosophiques plus ou moins dans la ligne de Bergson.

Un écho tout à fait remarquable de cette nouvelle théorie de l’Art se trouvera dans le « Système des Beaux Arts » du philosophe français Alain (paru après la guerre, mais écrit dans les tranchées !) : « le travail de l’artiste ne conduit jamais du concept à l’œuvre » nous dit Alain « et le plus beau dans ce qu’il fait est toujours ce qu’il n’a pas prévu et ne saurait nommer ». L’école anglo-saxonne dite formaliste conceptualisera en « significant form » cet aspect mystérieux de la création artistique. On n’est plus très loin de l’apparition d’une Science de l’Art, appelée à remplacer l’Esthétique... C’est en tous cas une position ardemment défendue par un courant de pensée allemand. Un ouvrage intitulé « Les fondements d’une science générale de l’art » d’un certain Emil Utizt, paraît d’ailleurs... en 1914 et sera complété après guerre. Je ne fais qu’effleurer le sujet, tellement il abonde en de multiples développements et digressions, vers d’autres sciences ou pratiques : Psychologie, Sociologie, Psychanalyse même (rappelons qu’en cette même année 1914 Freud, par ailleurs tout à fait indifférent à la création artistique contemporaine, publie Le Moïse de Michel-Ange). Pour la sociologie, évoquons un auteur français bien oublié mais portant un nom célèbre, Charles Lalo, proposant (encore en cette même année 14 !) son « Programme d’une esthétique sociologique » dans la Revue philosophique. Apparaît alors l’étude des relations de l’art avec le contexte socio-culturel comme on dirait aujourd’hui. Quant à l'« Histoire de l’Art » proprement dite, elle est, en ces années précédant la Grande Guerre, en plein essor, surtout en Europe centrale (École de Vienne, là aussi !). L’un de ses promoteurs, Max Dvorak, en sera l’un des principaux théoriciens, avec une dominante sociologisante qui inspirera plus tard le français Pierre Francastel.

Voilà pour les idées, les courants manifestés ou encore souterrains, les prises de position philosophiques.

Arrêtons nous à présent le sur cas de la Musique et plus précisément de l’axe franco-germanique et de son devenir en cette période dramatique.

Je le disais en commençant, l’année précédant la conflagration mondiale est des plus riches en chefs d’œuvre, certes de format et d’ampleur différents, mais significatifs et de portée universelle et durable. En cela, la France intervient, si je puis dire, en tant que nation musicale mais aussi comme lieu-capitale avec Paris, le Paris cosmopolite et théâtre européen de la modernité.

Langage musical et modernité Paris, Vienne, Berlin.

Les plus grands bouleversements de syntaxe musicale (serait-ce un contrecoup des soubresauts nécessaires dans la Peinture ?) interviennent peu avant le déclenchement du conflit mondial, et de manière indépendante dans chaque lieu de production, même si, dans ce processus, la Vienne impériale (non moins que le Berlin de l’avant-guerre !) tient, avec Paris, le haut du pavé.

Une année avant la déflagration, on découvre avec l’apparition du Sacre du printemps, un langage musical dont les principes rythmiques et l’élan quasi cosmique sont tout à fait nouveaux et même révolutionnaires. Aucun compositeur n’aurait, auparavant, imaginé ce qu’Olivier Messiaen appellera plus tard des « personnages rythmiques », c’est à dire des formules rythmiques non sous-tendues par des mélodies, mais telles que, presque brutes, en accords compacts et dans un esprit d’irrégularité et d’asymétrie auquel les ballets classiques n’étaient nullement habitués. Nous sommes au printemps 1913. La même année, Schönberg compose Die glückliche Hand (La main heureuse), où il tente de relier ses recherches harmoniques atonales à une exploration de l’image sonore, inspirée en partie par le russe Scriabine dans son Prométhée (Scriabine mourra en 1914, sans doute trop tôt pour avoir été au bout de son intuition). Le même Schönberg a déjà dans ses cartons un Traité d’harmonie (tonale), commencé en 1909 mais qu’il mettra une dizaine d’années à parachever. Ce qui ne l’empêche nullement, ô paradoxe, d’avoir déjà conceptualisé ce qui deviendra la musique des 12 sons, ou dodécaphonique, dont les premiers essais sont précisément contemporains et sont suivis de chefs d’œuvre, comme le monodrame Erwartung et le mélodrame Pierrot lunaire créé en 1912 à Berlin, qui lui assurera une quasi célébrité, quelque peu sulfureuse.

Dans l’année qui nous concerne aujourd’hui, 1914, deux autres compositeurs viennois de premier plan, Anton Webern et Alban Berg, livrent des ouvrages de format certes très variés mais très aboutis dans leur interprétation toute personnelle du système dodécaphonique. On citera en particulier, dans le registre intime, les Pièces pour violoncelle et piano d’Anton Webern (quelques minutes de musique en tout, les pièces sans doute les plus brèves jamais composées) et les somptueuses Trois Pièces pour orchestre opus 6 de Berg. Lequel Berg assiste, aussi en mai 1914, à une représentation du Wozzeck de Büchner qui lui inspirera le projet d’en faire un opéra dont on connaît la portée et le succès mondial. N’oublions pas que dans le domaine allemand, les principaux compositeurs sont Mahler et Strauss : le premier a disparu en 1911 et le second, auteur de plusieurs opéras mondialement connus, est installé dans une gloire quelque peu confortable qui ne se démentira pas. Pour mémoire, son dernier opéra en date d’avant guerre est Ariane à Naxos (première version en 1912) : il ne sera en rien affecté par les mouvements de déstabilisation de l’harmonie tonale qui reste le ciment de son langage et désapprouve, malgré une certaine sympathie pour le musicien, les positions de Schönberg.

Un mot sur l’Italie qui, malgré l’expression violente et « révolutionnaire » de certains manifestes (rédigés par des peintres ou des poètes) se montre curieusement timide en matière de modernité musicale : les noms les plus en vue, en dehors de l’opéra, sont ceux de Casella, Malipiero, Pizzetti. Ils sont quelque peu oubliés aujourd’hui. Le grand pianiste et compositeur Busoni qui souhaitait « transcrire » les pièces de Schönberg pour du « vrai » piano, réside à Berlin et séjournera en Suisse pendant la guerre. Les compositeurs d’opéra en activité, hormis Puccini, sont tout de même de second rang : Schinelli et surtout Zandonai qui fera représenter son opéra Francesca da Rimini.

Pour compléter ce qui n’est qu’une esquisse de panorama, il nous faut évoquer les écoles actives en Europe centrale : Janacek, compositeur tchèque hautement original et au langage tout personnel dont l’œuvre est de plus en plus célébrée de nos jours, mais aussi deux jeunes compositeurs de toute première importance, les hongrois Bartok et Kodaly dont le langage évolue vers une sorte de symbiose entre l’emprunt à leur folklore national, la couleur harmonique et orchestrale d’un Debussy (sensible par exemple dans le Château de Barbe bleue de Bartok, écrit en 1911) et la révolution rythmique du Sacre du printemps.

Notons qu’aucun des compositeurs les plus notoires ne seront atteints dans leur chair par la Grande Guerre, à la différence des peintres et sculpteurs allemands ou italiens dont plusieurs périront dans la fleur de l’âge dès la première année du conflit : August Macke, Franz Marc, Umberto Boccioni. Citons néanmoins le destin tragique de l’espagnol Granados qui disparaîtra dans le torpillage d’un navire anglais en 1916.


Tournons nous à présent vers la France. Il règne à Paris, dans l’immédiat avant-guerre, une situation sans doute un peu différente de celle vécue à Vienne et à Berlin, du moins sur le plan strict de la vie musicale car la Musique, en France, n’est pas le limon, comme la Littérature, de la vie culturelle urbaine. Elle n’est pas un « enjeu de société ». Certes, des scandales explosent ici et là. Nous connaissons le fameux « scandale du Sacre » en mai 1913. Il aura presque simultanément son pendant à Vienne, lors d’un mémorable concert de l’Association « pour la littérature et la musique » qui présente pour la première fois, sous l’impulsion de Schönberg, des œuvres dodécaphoniques, entrelardées d’ouvrages plus « normaux ». Cependant, les apparences ne doivent pas nous tromper. Le scandale du Sacre sera vite effacé par le triomphe de son auteur . Rien de tel à Vienne où l’intervention de la police laissera des traces. Les organisateurs de concerts seront plus prudents à l’avenir ! Et la crise due à la guerre réduira à zéro les déjà faibles moyens financiers des associations militantes...


Paris donc, en cet immédiat avant-guerre. On l’a vu, les succès public et mondain des Ballets russes « feront passer » l’audace du Sacre, au détriment d’ouvrages de premier plan comme le Daphnis et Chloé de Ravel ou les Jeux de Debussy totalement éclipsés. À peine la guerre éclatée, les cartes se brouillent. Stravinsky va retourner séjourner en Russie (il se consacre à son opéra Le Rossignol) et en Suisse. Ravel, inapte au service, se fait quand même mobiliser, par patriotisme. Il sera... chauffeur ! Il écrira tout de même : Le tombeau de Couperin et le Trio en la mineur en pleine guerre. En 1919, il signera La Valse, dont le cataclysme final engloutit la valse viennoise dans ses chromatismes échevelés et ses lancers de tam-tam.

Il faut « affirmer » la couleur, la forme, l’élégance française : pas de dodécaphonisme en vue ! Les trois sonates de Debussy (de purs chefs d’œuvre) sont inspirées par les musiciens français du 18e siècle. Pour la petite histoire, en cette année 1914, il envisage sérieusement de se présenter à l’Académie des Beaux Arts. Il y renoncera, suite à l’opposition virulente de Saint-Saëns et malgré le soutien de Widor, tout fraichement élu Secrétaire perpétuel de cette noble et pérenne Institution !

Après Dukas, compositeur apprécié et critique respecté, Florent Schmitt (dont on a entendu la Tragédie de Salomé l’année précédente), Koechlin, esprit scientifique à l’inspiration vigoureuse, appartiennent à une même lignée symphoniste et coloriste.

Darius Milhaud, âgé de 22 ans seulement est déjà un auteur prolixe et précoce. N’étant pas mobilisé pour raison de santé, il sera embarqué par Claudel (dont il a réalisé la musique de scène de l’Agamemnon et de Protée) dans son ambassade à Rio où il séjournera une partie de la guerre, s’imprégnant des sons et des couleurs locales, notamment des danses populaires. Mais aussi de la forêt tropicale toute proche (ballet L’homme et son désir)

Quant à Varèse, électron libre (bien qu’ancien disciple de Massenet qui ne passait pas précisément pour un révolutionnaire !), compositeur mais aussi chef d’orchestre actif à Berlin avant l’éclatement du conflit, il perdra une partie de ses manuscrits (brûlés ?) et repartira presque à zéro, ce qui explique sans doute l’absence d’ouvrages « de jeunesse » connus dans sa production et sa dimension ouvertement moderniste, sans doute influencée par les mouvements esthétiques italiens déjà évoqués (Bruitismo, théorisé par Luigi Russolo dans l’Art des bruits) qui lui font remettre en cause tout un pan de sa pratique symphonique dont l’une des caractéristiques sera d’accueillir au sein de l’orchestre moderne toute la panoplie des percussions possibles et imaginables, à l’instar d’une nouveau groupe s’ajoutant aux cordes, aux bois et aux cuivres.

D’une manière générale, les musiciens français les plus évolués (on dirait l’« avant-garde ») se montrent intéressés par la musique nouvelle en provenance de Vienne ou de Berlin. Et réciproquement : il suffit d’ailleurs de consulter certains programmes de concerts. Ravel rendra à sa façon hommage au Pierrot lunaire en écrivant Trois poèmes de Mallarmé, avec quasiment le même effectif instrumental (innovant ainsi car la mélodie française, jusque- là était exclusivement accompagnée au piano). Il formule le projet (non réalisé) d’un « concert scandaleux » où figureraient, côté à côte, ces Mélodies, celles de Stravinsky et le déjà célèbre Pierrot de Schönberg. Milhaud déjà cité, dirigera la première française du même Pierrot lunaire, en version française, après la guerre. Varèse, quant à lui, a dirigé la Kammersymphonie de Schönberg à Berlin, non sans quelques problèmes avec son auteur...

Il faudrait encore évoquer Erik Satie, figure originale et excentrique d’une avant-garde quelque peu histrionique, avec ses titres alambiqués et loufoques, Satie qui réussit à s’attirer la sympathie militante du jeune Groupe des Six, tout en ayant été amicalement et musicalement adoubé par Debussy, pourtant assez sourcilleux dans ses amitiés et réservé dans son jugement sur ses contemporains. Ni Debussy, ni Dukas, trop âgés, ne seront mobilisés et un Albéric Magnard, musicien de qualité plutôt de tradition franckiste sera tué par les Allemands lors d’un assaut donné à son château de l’Oise, peu après le début de la guerre…Varèse, lui, quittera l’Europe pour les États-Unis en 1916.

Le paysage français de la musique la plus « représentative » est donc ouvert et riche d’expériences novatrices. Mais il ne faut pas sous-estimer l’actualité de musiciens appartenant à des courants différents dont certaines réalisations sont remarquées et remarquables. Je pense au Pénélope de Fauré, créé en 1913 à Monte-Carlo, opéra de belle facture intimiste et raffinée dans son harmonie audacieuse. Il remportera les suffrages presqu’unanimes de la Presse musicale. Du même Fauré on trouve en 1914 d’ultimes Barcarolles pour piano d’une audace harmonique encore inconnue chez lui et, sous sa plume encore, un Cycle de mélodies au titre plus poétique que guerrier : Le jardin clos. Citons aussi, le Festin de l’araignée, ballet d’Albert Roussel (issu, lui, de la Schola Cantorum) créé avec succès au Théâtre des Arts - Jacques Rouché juste avant guerre et qui se maintiendra à l’affiche.

Comme je le disais en commençant, il ne s’agit que de l’esquisse d’un Panorama... Une étude plus poussée devrait nécessairement inclure les Arts plastiques, et bien entendu la Danse, leurs imbrications et implications éventuelles et leurs résonances.

Je vous remercie de votre attention.


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