La Langue française et la guerre

par Robert de Flers

Délégué de l'Académie française

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Ce discours a été prononcé par Robert de Flers, délégué de l’Académie française, à la séance publique annuelle des Cinq Académies, le 25 octobre 1921.

Messieurs,

À la séance solennelle des Cinq Académies, il y a cinq ans aujourd’hui même, M. Paul Deschanel, dans un de ses discours à la fois véhéments et ordonnés où il ne manque jamais de dépenser si généreusement son talent et son cœur, énonçait avec une vigoureuse sagesse, les « Commandements de la Patrie » pendant la guerre. Les temps ont changé et nos devoirs avec eux. Nous nous apercevons chaque jour à quel point il est nécessaire qu’aux guetteurs de la bataille succèdent les guetteurs de la Paix. Chacun de nous dans son domaine — j’allais dire dans son secteur —, a mission d’interroger l’horizon et de chercher à deviner les périls de tous ordres susceptibles de menacer notre prestige qui n’a jamais été en droit d’exiger plus de respect et plus de dévouement. C’est ainsi qu’il y a quelques semaines, à la nouvelle que, lors de la prochaine conférence de Washington, la langue française et la langue anglaise, dans le texte des conventions à intervenir, seraient appelées à jouer un rôle d’égale importance, l’Académie pour la seconde fois a estimé qu’il était de sa tradition et de son devoir de protester contre une décision qui semblait vouloir nous déposséder d’une vénérable suprématie. Elle l’a fait sous forme de vœu, ce qui est la façon de protester des personnes âgées, mais avec la fermeté que réclame sa mission dont le but essentiel est, dans toutes les occasions qui s’offrent à elle, de travailler à l’exaltation de la France.

Comment n’eussions-nous pas éprouvé un étonnement douloureux en constatant qu’au lendemain de la Grande Guerre, notre prépondérance allait se trouver amoindrie dans un domaine où elle n’avait jamais été discutée. Le traité de 1906 qui mettait fin à la guerre russo-japonaise, — où cependant nous n’avions pris nulle part — ne décidait-il pas dans son article 25 : « Le présent traité sera rédigé en français et en anglais. Les textes seront conformes, mais en cas de contestation, le texte français fera foi. »

Le traité de Francfort lui-même ne fut-il pas rédigé en français sans qu’aucun Allemand n’ait songé à s’y opposer ? Ainsi, dans les jours sombres, notre langue avait conservé sa victoire, et sa lumière éclairait notre nuit. Comme l’a justement et fortement indiqué M. Raymond Poincaré, il a fallu, pour que nous fussions privés de notre droit séculaire, que nous eussions, en combattant pour la liberté du monde, quatorze cent mille des nôtres tués à l’ennemi et dix départements dévastés. Nous étions en droit d’espérer que la grande nation qui nous fut fraternelle aux heures suprêmes consentirait, par respect du passé, par déférence pour le présent, et aussi par l’effet de sa vieille et noble loyauté sportive, à accorder à notre langue l’hommage que lui rendirent ses ennemis eux-mêmes. Fort heureusement, les sentiments d’affection et de gratitude réciproques des deux pays sont hors de ces débats que l’on peut comparer, en quelque sorte, à des querelles de ménage, et c’est pourquoi elles sont quotidiennes et si ennuyeuses. Mais par malheur, la langue française est un sujet où notre orgueil se mêle à notre tendresse et rend notre susceptibilité ombrageuse. Que l’on nous prive de tel avantage économique ou de telle zone contestée, nous en avons l’habitude et nous le prenons avec une bonne grâce parfois excessive ; mais que l’on cherche à nous évincer lorsqu’il s’agit d’un privilège que le monde nous a reconnu et que le temps n’a jamais entamé, c’est à quoi nous ne saurions nous résigner en silence : la langue française n’est pas une colonie.

Déjà, comme l’a indiqué M. le Président du Conseil dans la réponse qu’il a bien voulu adresser à l’Académie, la « question n’est plus entière puisque, lors du Traité de Versailles, le texte français et le texte anglais furent l’un et l’autre appelés à faire foi ». Mais nous pouvions penser que c’était là une politesse de la langue française à sa sœur anglo-saxonne au lendemain du jour où les soldats des deux pays avaient, pour le salut commun, uni leur courage et mêlé leur sang. Il nous est impossible aujourd’hui de conserver une opinion aussi complaisante et il est à craindre que notre politesse n’ait été qu’une concession. Déjà M. le Président Wilson a déclaré péremptoirement en un seul point — treize de moins qu’à son habitude — que l’anglais était « la langue diplomatique du Pacifique ». Le Times ne nous laisse pas plus d’illusion et nous reproche, fort cordialement d’ailleurs, de nous attacher à des avantages désuets et à des prérogatives surannées. Il ne nous cache pas que bien des hommes politiques étrangers ne possèdent plus une connaissance approfondie du français et il voit, dans l’égalité des deux langues et au besoin dans l’admission d’une troisième — car Babel ne l’effraie point —, une excitation bienfaisante pour nous à apprendre les langues voisines.

Il est vrai que l’on s’est plu longtemps à insinuer que les Français étaient des gens tous décorés, qui mangeaient beaucoup de pain et qui ignoraient les langues étrangères. Il serait sans doute moins plaisant mais assurément plus exact de les définir : des gens qui ne peuvent apercevoir une injustice commise sans vouloir la réparer ; une faiblesse opprimée sans s’efforcer de la secourir ; un idéal menacé sans en faire leur idéal. Et c’est précisément parce que depuis des siècles ils ont été sans cesse inspirés et soulevés par ces sentiments universels que notre langue a conquis elle-même cette universalité qui était hors de cause et que l’on prétend remettre en litige. Trois langues seulement, depuis qu’il y a des hommes, et qui parlent, ont mérité d’être appelées universelles : la grecque, la romaine et la française. L’on a pu dire que la grecque, toute vibrante du chant des déesses et des cigales, fut celle de la beauté, tandis que la langue romaine, formée par l’effort ambitieux des juristes et des soldats, fut celle de l’autorité. La langue française, elle, fut celle de la grâce et de la raison réconciliées dans son harmonie et dans sa clarté. C’est son miracle continuel. Nous l’avons dû sans doute à l’origine à l’heureux accord du celte et du latin. Les Gaulois, nés bavards, se plaisaient à accompagner le jet du javelot d’un flux de paroles sonores dans le temps même où la voix de Rome, pour avoir voulu se faire entendre des quatre coins du monde, commençait de se fatiguer. Ainsi la vigoureuse jeunesse d’un idiome était prête à profiter de la maturité et de l’usure de l’autre. Pour que la fusion fût plus complète et plus solide, les Celtes, qui avaient le goût de l’accueil, le don du choix et une singulière faculté d’adaptation, empruntèrent des termes nombreux aux peuplades qui envahissaient tour à tour leur territoire. Expérience redoutable si le destin de notre race n’avait pas toujours été, dans notre langue comme sur notre sol, d’arrêter à temps les barbares.

Il semble que pour sa sauvegarde quelque bon génie ait veillé sur notre langage. Il l’empêcha de s’éloigner de la sève populaire à laquelle il devait ses premières fleurs, tout en l’engageant à se soumettre au jugement d’une élite capable de le polir et de l’épurer. De la ‘ode, le filtre restait près de la source et le verbe, embelli par quelques-uns, ne cessait pas néanmoins d’être le verbe de tous. Deux des fils de Louis le Pieux ayant conclu amitié furent obligés, pour être compris de tous leurs vassaux, de se servir, en rédigeant leur pacte, lin de l’allemand, l’autre du français. Et ce furent les Sarments de Strasbourg, actes préliminaires du Traité de Verdun ! Strasbourg et Verdun ! Ces noms — qui n’ont jamais fini d’être glorieux — par un hasard chargé d’émotion désignent à la fois les monuments les plus récents de notre gloire militaire et les plus anciens monuments de notre langue nationale.

Cette langue, il est vrai, était encore rude, rocailleuse, hérissée. Le bon Génie ne le supporta point. Grâce à lui il arriva qu’en France, tandis que les hommes agissaient absorbés par une âpre existence de divisions, de défense et de combats, ce furent surtout les femmes qui parlèrent, et vous pensez bien, Messieurs, qu’elles parlèrent énormément. La grande vie de château fort leur en offrait mille occasions dont elles ne négligèrent aucune. Les pauvres hères, miséreux et loqueteux, se présentent au pont-levis : les femmes donnent, mais en parlant. Le ménestrel, le cœur offert, chante au pied du vieux donjon : les femmes écoutent, mais en parlant. Les cours d’amour se réunissent, laissant libre jeu aux bons diseurs du « gai savoir » : les femmes se taisent, mais en parlant. Comment ne point bénir l’incroyable et bienfaisante abondance de leur propos ! À leur voix, à leur douce voix, les formes les plus résistantes ne résistèrent pas longtemps, et les mots les plus hargneux se mirent à faire de la toilette. Sur les rudesses de notre « parlure » et afin d’en assouplir les locutions rebelles et les violences heurtées, les femmes versèrent, goutte à goutte, la douce huile brûlante de la lampe de la Psyché. C’était la première fois, dans l’histoire du monde, qu’elles avaient quelque part à la formation d’un langage, et c’est pourquoi sans doute, le nôtre convient si parfaitement à l’expression de l’amour et de la pitié. N’est-ce point d’ailleurs même chose, puisqu’il est probable que la pitié naquit dans le cœur des femmes le jour où l’une d’elles connut le chagrin de ne pas aimer celui qui l’aimait ?

Ainsi notre langue était parvenue à établir l’unité entre les classes puisqu’elle était à la fois celle du peuple et de l’élite, et l’unité entre les sexes puisque les hommes et les femmes y trouvaient même faculté de s’exprimer. Elle devait accomplir plus péniblement peut-être, mais avec une patiente volonté et grâce à une élaboration collective et contenue, son unité territoriale qui suivit pas à pas les progrès de notre unité nationale. De vassale elle devint suzeraine. De suzeraine elle devint souveraine. Dans cette sage ascension, pas une période dont elle n’ait profité, pas une conquête de l’esprit dont elle n’ait tiré avantage. Charles Quint disait « que s’il voulait parler à Dieu il parlerait espagnol, à des femmes il parlerait italien, à son cheval il parlerait allemand, mais que s’il voulait parler à des hommes il parlerait français. »

C’est que la langue française est entre toutes la langue humaine. C’est en français que le plus grand nombre de vérités ont été répandues sur la terre. C’est en français que les plus belles promesses ont été faites et tenues. Combien de peuples auxquels le seul mot de « liberté » a inspiré la volonté et le courage de se faire libres !

Notre langue ne doit pas uniquement ce rayonnement merveilleux à ses vertus originales, mais aussi à nos écrivains, à nos poètes, à nos philosophes. Entre celle-là et ceux-ci un échange d’incomparables présents s’établit. Ils avaient pu, grâce à ce langage, manifester leur génie ou leur talent et chacun d’eux à son tour le fortifia et l’embellit d’une grâce nouvelle et contribua à le porter plus avant dans le monde. Depuis l’auteur de la « Chanson de Roland » qui, dès le moyen âge fut traduite en Espagne, en Italie, en Angleterre, en Danemark, jusqu’à Voltaire et Rousseau qui, en quelques années, envahirent toutes les bibliothèques d’Europe, pas un de nos grands hommes qui n’ait ajouté quelque chose à la pensée ou à la sensibilité universelle.

Cette universalité de notre génie et de notre langue était à ce point reconnue qu’en 1783, l’Académie de Berlin proposa comme sujet de concours non le point de décider si la langue française était universelle, — le fait était acquis —, mais quels étaient les motifs qui l’avaient rendue telle, et pourquoi elle méritait cette prééminence. Il est vrai que la Prusse était alors sous l’influence de notre goût et de nos mœurs, mais ses habitants, cependant, n’étaient pas plus prompts qu’aujourd’hui à saisir les nuances de notre esprit. Rivarol, dont le discours obtint le prix, ne disait-il pas :

« les Allemands sont des gens qui se cotisent pour comprendre un bon mot ».

Nul mieux que lui n’a analysé la perfection de notre langue et en particulier les raisons pour lesquelles elle répond si exactement aux exigences de la diplomatie. Toujours fidèle à l’ordre direct, sans piège et sans surprise, sûre conductrice de la pensée, haïssant l’équivoque, préférant une rupture à un malentendu, « elle est de toutes les langues la seule qui ait une probité attachée à son génie, » la seule qui mérite que l’on ait dit d’elle : « Ce qui n’est pas clair n’est pas français... Voilà pourquoi les puissances l’ont appelée dans leurs traités.

Elle y règne depuis la conférence de Nimègue et désormais les intérêts des peuples et les volontés des rois reposeront sur une base plus fixe ; on ne sèmera plus la guerre dans des paroles de paix. »

Ne pensez-vous pas, Messieurs, que ces quelques lignes pourraient être lues avec profit à la séance d’ouverture de la prochaine conférence de Washington, et ne nous est-il pas permis d’espérer que Londres les approuverait comme le fit Berlin à la fin du XVIIIe siècle ?

Ce regard sur le passé serait certes capable de nous rassurer sur l’avenir si tant est que nous dussions nous émouvoir de l’échec inattendu que l’on prétend infliger à la langue française. Que de dangers n’a-t-elle pas courus et surmontés, dans lesquels elle n’a fait que trouver plus de force et plus de solidité ? Chaque siècle lui en offrit plusieurs à vaincre et cela depuis des temps fort anciens. Ce furent les invasions barbares. Ce fut ensuite le dualisme qui faillit assigner à la langue d’oc et à la langue d’oïl deux domaines séparés. Les partisans de l’une et de l’autre étaient bien décidés à l’emporter ou à ne plus parler, — ce qui, pour des fils de Gaulois, équivalait à mourir. Entre les deux idiomes le colloque fut des plus vif :

— Tu n’exprimes que la force et la brutalité ! s’écria la langue d’oc.

— Tu ne célèbres que la mollesse et la joie de vivre ! répliqua la langue d’oïl !

— Tu n’es qu’ambition et violence ! continua la langue d’oc.

— Tu n’es que paganisme et volupté ! riposta la langue d’oïl.

— Je suis la langue de l’amour, soupira la langue d’oc.

— Je suis le verbe des épées, répondit la langue d’oïl.

— Je te laisse à tes trouvères !

— Et moi à tes troubadours !

— Je n’en entendrai pas davantage !

— Et moi je suis résolu à passer outre !

Alors la Loire qui, par bonheur, coulait paisiblement entre les deux ennemies prit la parole :

« Apaisez-vous, dit-elle, et que la sagesse de mon cours vous serve d’enseignement ; que mes paysages indulgents soient votre conseil. Un même ciel vous domine ; un même climat vous réchauffe.

Goûtez-en, parmi la paix des hommes et le travail des saisons, l’adorable magnificence et n’ayez pas l’une pour l’autre plus de jalousie que n’en ont les saules et les peupliers qui croissent sur mes deux rives. »

La Loire ayant ainsi parlé avec la simplicité d’un fleuve qui ne se doutait pas encore qu’il aurait un jour d’aussi belles relations dans les châteaux, les deux rivales firent trêve à leur mésentente. La langue d’oïl, confiante en son destin, passa la Loire ; et la langue d’oc qui, en bonne méridionale, avait l’humeur prompte mais la rancune brève, se retira sur Toulouse en se disant qu’après tout un jour viendrait peut-être où Toulouse à son tour pourrait bien conquérir Paris. Le dualisme vaincu, les dialectes se multiplient dans nos provinces. Qu’importe puisque l’une d’elles, l’Île-de-France, a l’autorité nécessaire pour être l’arbitre habile et prudent qui, sans rien abdiquer de ses ambitions légitimes, soigne les amours-propres blessés en faisant à chaque idiome de sages emprunts. Les menaces se succèdent et toutes sont déjouées avant d’avoir pu exercer durablement une influence nuisible. C’est au XVIe siècle la préciosité, au XVIIe l’excès de la régularité, de l’ordre, de l’ordonnance. C’est au XVIIIe le goût immodéré de la nuance et de l’abstraction. C’est pendant la période révolutionnaire l’emphase et la déclamation naturelle à une époque où les mots s’efforçaient d’être aussi grands que les idées. Mais le danger le plus direct qui ait plané sur notre langue — puisqu’il était cette fois question de son anéantissement — c’est assurément l’abominable projet du peuple en délire d’orgueil qui, en 1914, avait décidé que le monde étant asservi à ses ordres, l’allemand deviendrait la langue littéraire.

Les savants d’outre-Rhin avaient compris que pour remplir un dessein aussi ambitieux, il était indispensable de réformer le vieil idiome germanique, de le simplifier, de l’alléger et en quelque sorte d’adapter des ailes à ses souliers massifs. Dans cette intention réformatrice, de vieux philologues et de vieux professeurs, en 1915 et 1916, se réunissaient fréquemment à Berlin et discutaient derrière leurs lunettes, qui déjà n’étaient plus tout à fait en or, la condamnation des formes de syntaxe trop compliquées et de mots trop laborieusement composés. Ils s’appliquaient à rappeler les verbes trop éloignés de leur sujet et à donner quelque frivolité aux adjectifs. Mais leurs efforts restaient vains. Les mots n’obéissent pas comme un bataillon de landsturm. Ils sont tout chargés de passé et ils ont de vieilles habitudes que l’on ne change pas en un jour. Voilà, Messieurs, ce dont nous avons été menacés. Voilà ce à quoi nous avons échappé. Aussi l’Académie, « cette forte institution politique et militaire » comme l’appela plaisamment un humoriste célèbre, en ouvrant toutes grandes ses portes à nos Maréchaux n’a-t-elle fait que s’acquitter d’une immense dette de reconnaissance, car ils n’ont pas sauvé seulement nos coteaux et nos vallées, nos plaines et nos jardins, nos vignes et nos roses, ils ont sauvé la langue française. Les Allemands pensèrent fort sérieusement avoir conquis Racine à La Ferté-Milon, La Fontaine à Château-Thierry. À Villers-Cotterêts, en se frottant les mains, ils regardèrent la statue de Damas père d’un air de propriétaires en s’écriant : « Frau von Monsoreau » ! On a trouvé à Amiens, sur le carnet d’un instituteur brandebourgeois, ces deux lignes : « Avant huit jours nous serons à Rouen et, en pensant à notre grand Schiller, j’attacherai mon cheval à la statue de leur grand Corneille. »

Comment l’absurdité de tels desseins aurait-elle pu triompher ? La langue française demeura sauve, elle, et tout son peuple de mots clairs et vifs qui sont, dès qu’il en est besoin, à leur poste, à leurs créneaux, prêts à l’attaque ou à la défense et qui se mobilisent en une seconde dès qu’il s’agit d’une belle cause à défendre.

Quelle a été exactement l’influence de la guerre sur notre langage ? L’on ne peut probablement l’établir encore.

Pendant les cinq années de bataille, il nous a été permis souvent d’admirer la netteté de ton, la sobre vigueur, la propriété de termes de nos ordres du jour. Il est à remarquer d’ailleurs que les généraux qui combattent écrivent beaucoup mieux que les généraux qui écrivent. Un bulletin de victoire est toujours d’une bonne langue. Sans doute, en des jours où l’action primait la parole et où il convenait d’aller au plus bref, nous avons été menacés par certains usages assez singuliers : celui, entre autres, de remplacer les mots par leurs initiales. Il était à craindre que cette habitude ne passât dans la pratique courante, personne n’ignorant plus ce que désignait un G.V.C. ou un R.A.T. Si l’emploi de telles abréviations se fut propagé dans d’autres domaines, je vous en demande pardon, Messieurs, mais il est probable qu’aujourd’hui un membre de l’Institut de France ne serait plus qu’un I.F. Aussi bien cette méthode de simplification est-elle toute militaire et l’on en trouve dans le passé des exemples auxquels nous ne prêtons plus attention et qui pourtant ont pris place dans le dictionnaire.

Il faut bien reconnaître que le mot « général » pour désigner un grade militaire n’est point du tout raisonnable, mais il devient explicite si l’on s’avise que général » n’est que la simplification de « capitaine général ». De même le mot fusil, jusqu’au XVIe siècle, signifie : amorce. Ronsard l’emploie en ce sens :

Injuste amour, fusil de toute rage.

Un mousquet à amorce s’appelle un mousquet à fusil. Mais comme une expression aussi lente ne peut convenablement désigner une arme à tir rapide, « mousquet à fusil » devint bientôt « fusil ». Le devoir d’un chef n’est-il pas de se faire obéir ? Or, on obéit à un mot, non à plusieurs. Mais combien sont négligeables ces petits inconvénients abréviatifs si on les compare à la vigueur et à la puissance nouvelles dont tant de mots, depuis six ans, ont glorieusement profité. Le verbe « tenir », par exemple, n’a-t-il pas pris une noblesse et une beauté nouvelles et vous vous imaginez avec quel pieux enthousiasme, le moment venu, nous rendrons au mot « poilu » les honneurs littéraires ! Ainsi la grande guerre aura donné à la langue française des vocables nouveaux. Et qui sait, tel nom propre devra peut-être à nos soldats une héroïque promotion et deviendra quelque jour nom commun. Ce n’est pas là une hypothèse d’orateur. Voulez-vous me permettre de vous citer un fait de l’authenticité duquel je me porte garant et qui, tout en permettant de préciser ma pensée, ne peut manquer de vous émouvoir.

C’était en 1917 dans un secteur des Carpates. Un commandant de la mission française était en inspection sur le front d’une division russe. Cette division appartenait au recrutement le plus oriental de la Sibérie ; elle était composée de jeunes colosses aux cheveux fauves et aux yeux verts, à demi barbares et que l’on ravitaillait en poisson séché. Ils ignoraient tout du monde civilisé, comprenaient à peine le russe, et les mots de France et de Français leur étaient inconnus. Notre chef, chemin faisant, aperçut quatre Sibériens, bons petits géants de vingt ans, couchés dans l’herbe. À son approche, ils se levèrent et nous regardèrent avec effroi. Le commandant, amusé, leur offrit à chacun une cigarette. Ils auraient bien voulu, en guise de remerciement, dire à notre officier un mot aimable. Nous vîmes bien qu’ils le cherchaient, ce mot. Mais lequel ces quatre petits sauvages auraient-ils bien pu articuler ? Néanmoins, ils voulurent quand même prouver qu’ils reconnaissaient notre uniforme et qu’ils savaient à quel pays il appartenait et l’un d’eux, désignant du doigt notre commandant, dit simplement : « Verdun ». Il ne savait que ce mot-là. Il suffisait ! Un jour viendra sans doute où l’Académie française devra se préoccuper, pour notre dictionnaire, de discuter des paragraphes dans le genre de celui-ci :

« Verdun, chef-lieu d’arrondissement, sur la Meuse, citadelle construite par Vauban, 47 kilomètres au nord-est de Bar-le-Duc, 13.500 habitants, — 400.000 morts ! — Nom propre devenu par l’usage et par extension nom commun, signifie : le mépris de la mort, la volonté de vaincre, l’abnégation absolue devant le sacrifice nécessaire, et quand on meurt ainsi pour un pays, la certitude qu’il a de ne jamais mourir ».

Il semble donc que ce pays-là avait le droit, aujourd’hui plus que jamais, de conserver cette suprématie de son langage qui lui avait été reconnue pendant des siècles d’un accord unanime. Si l’on nous reproche d’exprimer notre déception avec quelque vivacité, il nous sera permis de répondre — et la grande Angleterre elle-même nous comprendra — que nous défendons le plus précieux de nos biens : notre langue maternelle.

Toutes les langues ne le sont pas au même degré. Il en est qui paraissent n’être que paternelles ; mais ne dirait-on pas que c’est pour la nôtre que l’épithète de « maternelle » a été inventée. Maternelle, elle l’est par tout ce qu’elle nous permet aussi bien que par tout ce qu’elle nous défend : maternelle, parce que sa douce rigueur nous empêche de nous éloigner de la logique et de la raison, maternelle parce que, si elle sait les mots qui grondent, elle sait surtout les mots qui consolent. Comment ne pas préserver une telle mère contre les plus légers affronts ? C’est un devoir si facile qu’il n’a point l’air d’être un devoir. Nous devons le remplir en luttant contre les mots étrangers, les locutions hâtives et les néologismes hasardeux. D’excellents écrivains ne cessent de mener ce bon combat. Nous devons le remplir aussi en conservant intact, comme le plus légitime des héritages, le prestige de nos arts et de nos lettres. Que l’on n’aille point, comme on s’est plu récemment à le faire, nous accuser d’impérialisme linguistique ! Ce n’est point par les armes que notre langue a conquis son universalité ; ce n’est point davantage par l’effort de notre diplomatie qui n’a pas accoutumé d’avoir de si longs desseins. Elle s’est imposée à l’esprit de tous les peuples librement, par la puissance de propagation qu’elle porte en elle et qui est comparable à celle de la lumière. Elle s’est imposée à leur cœur par sa fidélité au génie même de la race dont elle a suivi, pas à pas, gloire par gloire, l’immortelle aventure. Mais ce n’est pas tout encore. La langue française n’est pas seulement le miroir de notre histoire, elle est aussi celui de nos paysages. Elle reflète leurs contours modérés, leurs horizons d’eau vive et de feuillage, la douce gravité, la simplicité familière, l’allégresse de bienvenue de leurs matins, la mélancolie d’adieux de leurs crépuscules. Elle reçoit les plus humbles images comme les plus magnifiques. Elle met son goût à enrichir les unes et sa mesure à arrêter les autres au seuil de l’orgueil et de l’emphase. Elle accueille l’ombre grandiose des cathédrales aussi bien que l’ombre mince des clochers. Elle ne repousse aucune splendeur ni aucune modestie. Elle est toute sagesse et toute grâce, et en nous penchant un peu, il nous semble qu’à travers sa limpide profondeur, nous apercevions le visage même de la France.

 


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