Un Académicien alsacien, Jean-Stanislas Andrieux (1759-1833)

par M. Henri Welschinger

Délégué de l'Académie des sciences morales et politiques

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Messieurs

Le seul Alsacien que l’Académie Française ait compté jusqu’à ce jour parmi ses membres, est le poète Jean-Stanislas Andrieux. Il a eu soin de mentionner lui-même sa naissance en ces termes précis : « Je suis né à Strasbourg, le 6 mai 1759, quoique les biographes me fassent naître à Melun en 1755. » On le vieillissait ainsi de quatre ans et on lui enlevait ce qu’il considérait comme un honneur, son origine alsacienne. Il ne resta à Strasbourg que jusqu’à sa douzième année et vint à Paris finir ses études au célèbre collège du Cardinal-Lemoine, dont il fut l’un des plus brillants élèves.

À l’âge de dix-sept ans, ses parents le placèrent chez un procureur au Châtelet pour y apprendre le Droit. Il fut reçu avocat en 1781 et devint secrétaire du duc d’Uzès. Il avait perdu prématurément son père, homme de sens droit et de mœurs irréprochables, d’un désintéressement et d’une élévation dignes des temps antiques. L’aîné de six enfants, il était devenu le soutien de sa famille, car son père n’avait laissé que de très modiques ressources. Tout en s’occupant d’affaires de procédure, il cédait à une attraction irrésistible vers le théâtre et la poésie, vers la vieille et franche comédie, qu’il appelait la Comédie comique.

En 1774, il avait composé sa première pièce en vers Anaximandre, et en 1782, la comédie, les Étourdis, qui fut son meilleur ouvrage. Ses œuvres dramatiques ne lui rapportant qu’un gain modeste, il suivit pendant un certain temps la carrière du barreau, mais en qualité d’avocat consultant, car il ne pouvait plaider à cause de la faiblesse de sa voix. Quoiqu’on ne le connaisse guère que comme poète et auteur dramatique, il eut une existence administrative politique des plus honorables. Il avoue lui-même qu’il s’était fort appliqué à l’étude des lois et avait du goût pour la jurisprudence. Protégé par le célèbre Hardouin, il remplit diverses besognes intéressantes, et notamment contribua à la formation du dossier de l’affaire du Collier, en 1786. Au lendemain de 1789, il entra dans les bureaux de la Liquidation générale et y devint chef de service. Comme tant d’autres, il eût pu là s’enrichir facilement, car il paraît que certains liquidateurs savaient tirer profit de leur situation, mais il était trop foncièrement honnête pour rechercher un gain illégal. En 1790, il fut appelé par la voie de l’élection au tribunal de Cassation, où il remplit souvent les fonctions du Ministère public.

En 1798, élu au Conseil des Cinq-Cents, il opta pour ce Conseil, car il ne pouvait être à la fois juge et législateur. Il parla fréquemment aux Cinq-Cents sur des sujets d’importance, comme la nomination des instituteurs par la voie électorale dans les écoles primaires ; le projet de Berlier sur la liberté de la presse ; l’augmentation du traitement des magistrats pour assurer leur indépendance ; la suppression de la déportation des ecclésiastiques. En l’an VIII, il fut nommé membre du Tribunal et y combattit les abus qui transformaient les législateurs en solliciteurs de places pour leurs parents, clients et amis. Il prit aussi une part active à la discussion du premier projet de Code civil. Secrétaire du Tribunal, il avait droit à une voiture, mais il était tellement modeste qu’il ne s’en servit qu’une fois pour aller faire une visite officielle aux Tuileries où Bonaparte s’était installé, en disant gaiement à Joséphine : « Petite créole, venez coucher dans le lit de vos anciens maîtres ! »

Très libéral et vraiment républicain, il conviait ses collègues à pratiquer l’amour de la patrie, l’horreur de la tyrannie et toutes les vertus civiques. Il défendait les droits du Tribunat contre les prétentions abusives du Conseil d’État, et les privilèges que revendiquait le Sénat, à tel point que le premier Consul l’élimina du Tribunat en 1802 avec Benjamin Constant, Daunou, Guinguené et autres libéraux. On rapporte que Bonaparte avait répondu à ceux qui s’étonnaient de cet acte de rigueur : « Il y a dans Andrieux autre chose que des comédies ! » Cette observation était justifiée par le mot que lui avait adressé Andrieux, au sujet de ses reproches contre son opposition : « Vous êtes de la Section de mécanique de l’Institut, citoyen Premier Consul, et vous devez savoir qu’on ne s’appuie que sur ce qui résiste ! » Le mot a été souvent attribué à bien des hommes politiques ; il est réellement d’Andrieux et il explique sa disgrâce.

Il rentra sans se plaindre dans la vie privée, quoique ses ressources fussent très médiocres, car ce n’est pas le théâtre et la littérature qui pouvaient alors lui assurer des profits considérables. Il accepta d’être bibliothécaire de Joseph Bonaparte, qui avait été son collègue aux Cinq-Cents, puis il prit pour quelque temps la direction de la Bibliothèque du Sénat, en 1804.

Fouché lui offrit une place plus lucrative : celle de censeur. Il refusa nettement. Fouché ayant cru devoir insister, Andrieux répondit au ministre de la Police : « Grand merci, Monsieur, mais mon rôle, comme homme de lettres, est d’être pendu et non pas bourreau ! » Esménard et d’autres écrivains bien connus alors, moins difficiles et moins délicats, consentirent volontiers, mais à prix d’or, à mutiler les œuvres de leurs confrères. On dit aujourd’hui « échopper ». Ce lourd vocable est encore plus disgracieux que l’autre.

Andrieux renonça à ses fonctions de bibliothécaire pour aller professer la grammaire et les Belles-Lettres à l’École polytechnique. Il y eut un tel succès que, lorsqu’il faisait son cours à l’une des sections de l’École, l’autre section quittait la récréation pour aller l’écouter. Il y fut remplacé, en 1816, par Aimé-Martin. Mais, dès 1814, il avait pu entrer comme professeur de littérature au Collège de France. Il enseignait la Philosophie des Belles-Lettres, titre qu’il avait donné à son cours et dont il se proposait de publier les leçons. Il n’a pu, malheureusement, réaliser ce désir, et cela est d’autant plus regrettable que ses leçons réputées fines et délicates, suivies par un nombreux auditoire, auraient pu nous permettre d’apprécier encore mieux son goût parfait et son esprit si cultivé.

Malgré la faiblesse de son organe, il savait, comme l’a remarqué Villemain, « se faire entendre à force de se faire écouter », Andrieux aimait à dire qu’il était revenu aux Lettres pour y retrouver un peu de liberté, occuper délicieusement ses loisirs et passer sans trop d’encombre les mauvais jours de la vie. C’est ce que mentionnait ainsi M. Thiers, son successeur à l’Académie en 1834 : « Il trouva dans les Lettres ces douceurs tant vantées par Cicéron proscrit, toujours les mêmes dans tous les siècles, et que la Providence tient constamment en réserve pour les esprits élevés que la Fortune agite et poursuit. » Au lendemain du 2 Décembre, M. Thiers proscrit demandait à ses proches de lui adresser la Correspondance de Cicéron pour consoler son exil et le ramener à ses chères études, montrant, comme Andrieux, la dignité d’un homme qui sait ce que sont les vicissitudes politiques et le calme avec lequel il faut les supporter.

Andrieux, qui avait tenu à éditer, en 1818, un choix de ses propres écrits, faisait cet aveu préliminaire au public : « Arrivé au déclin de l’âge, je fais moi-même l’édition de mes œuvres. J’échappe ainsi à la maladresse des éditeurs, qui trop souvent étouffent la réputation de leur auteur dans l’amas volumineux de ses plus faibles productions. » Il demandait gentiment pardon au lecteur de l’occuper de son Moi, mais il s’y était vu forcé par la légèreté des biographes, qui lui avaient fait l’honneur de lui consacrer en toute fantaisie un article dans leur Dictionnaire. Andrieux était un Alsacien fin, subtil, ironique même, mais sans la moindre méchanceté, car le Ciel l’avait doué d’un cœur généreux et d’une conscience rare. Ce qu’il mettait au-dessus de tout, c’était la satisfaction de dire l’exacte vérité. Il était sincère et indépendant de nature, et il en éprouvait une fierté légitime. Pour un peu, il aurait répondu, comme le loup de la Fable, à celui qui lui aurait vanté un meilleur destin et promis, s’il acceptait des liens étroits, une félicité particulière :

Je n’en veux en aucune sorte
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor !

Il était d’une modestie peu commune. C’est ainsi qu’émerveillé du succès de Mlle Carline dans le rôle de Julie des Étourdis, il lui fit ce compliment : « Je ne me doutais pas, Mademoiselle, d’avoir écrit un aussi joli rôle ! »

Marié à une femme des plus aimables, qui lui donna deux charmantes filles, il vivait avec elles et avec une de ses sœurs dans une modeste aisance.

Dans sa jolie comédie, le Trésor, j’ai trouvé ces vers qui me paraissent former le portrait fidèle de cet honnête homme :

Je me suis fait un nom qui n’est pas sans estime,
De trente ans de travaux salaire légitime.
Mes enfants, grâce au Ciel, se sont tournés au bien.
C’est assez. J’ai mon lot… Je ne demande rien,
Et le terme arrivé, sans regret, sans envie,
Ainsi que j’ai vécu, je quitterai la vie. »

Reçu à l’Institut dans « la classe de Grammaire » en avril 1796, il s’y était fait apprécier par son caractère, puis par ses lectures attachantes et son talent exquis d’observateur des hommes et de la Nature. Corneille, Racine, Molière, Rabelais, La Fontaine, Bossuet, Fénelon, Pascal, La Bruyère, les grands poètes et les grands prosateurs ; des auteurs spirituels comme Mathurin Régnier, Regnard et Gresset formaient sa compagnie quotidienne. C’est avec de tels amis qu’il passait ses meilleures journées. Il échappa aux violences de la Terreur par je ne sais quel prodige. Réfugié à Mévoisins près Maintenon, il y menait une existence solitaire, se tenant éloigné plutôt par dégoût que par crainte des agitations révolutionnaires. On le savait patriote, auteur de stances guerrières, comme celle de Barra et Viala, ainsi que d’écrits libéraux. On ne lui connaissait pas d’ennemis. Mais, en 1816, dénoncé par je ne sais quel journaliste envieux qui l’accusait d’aimer la liberté jusqu’à la licence, il perdit la chaire de Belles-Lettres qu’il occupait depuis dix ans à l’École polytechnique. Il se contenta de riposter à ce vilain par la parabole commentée du Bon Samaritain :

Il est une leçon qu’il faut que je te donne.
Ou plutôt que Jésus, notre maître et le tien,
Témoigne dans mes vers comment on est chrétien.

Il met alors envers la parabole citée par l’Évangéliste saint Luc, puis conseille ainsi, en terminant, à son accusateur la tolérance et la charité ::

Il faut nous entr’aimer, nous entre-secourir.
Avec tous les humains, en frères sachons vivre,
Quel que soit leur prophète et leur culte et leur livre :!
Et toi, mon bon prochain, qui m’as calomnié,
Mon cœur ne nourrit point pour toi d’inimitié :;
Viens m’offrir, s’il se peut, l’occasion propice
D’exercer ma vengeance en te rendant service :;
Viens, dis-je, et souviens-toi que le Samaritain,
Malgré ta haine injuste, est encor mon prochain !

Il était entré à l’Académie française (classe de Littérature) en 1802 — par l’entremise de Suard et Morellet, deux amis loyaux et fidèles, et comme à l’Institut, ne s’y était créé que des amitiés. Membre de la Commission du Dictionnaire, il y apportait des connaissances précieuses et un zèle infatigable, à tel point qu’un jour il disait en souriant : « Je mourrai du Dictionnaire ! » Prédiction qui sembla un peu extraordinaire à ses confrères de l’Académie française... L’un d’eux alors lui rappela à ce sujet l’épigramme de Bois-Robert à Vaugelas :

Depuis six mois sur l’F on travaille
Et le Destin m’aurait fort obligé
S’il m’avait dit : Tu vivras jusqu’au G.

Il vécut cependant assez pour succéder, le 22 janvier 1829, comme Secrétaire perpétuel à Simon Auger qui s’était noyé dans la Seine à la suite de troubles cérébraux. Dans cette situation nouvelle, il donna à tous l’exemple d’un labeur incessant, menant de front ses occupations académiques et son cours de littérature... « Vous y périrez, lui disait-on un jour. — Eh bien, tant mieux, répondit-il, car ce serait mourir au champ d’honneur ! »

Napoléon l’estimait, malgré son opposition. Le rencontrant un jour, chez Joseph, il lui dit, en amenant comme par hasard la conversation sur la Comédie : « Elle ne corrige personne. Les vices mis en scène sont toujours si brillants qu’on va plutôt les imiter. Mais vous, monsieur Andrieux, vous savez faire autre chose que des comédies. » Andrieux retint le propos, et ces vers du Vieux Fat sur la complaisance du public à l’égard des libertins, le prouvent assez :

Les grâces que toujours sur la scène on leur donne,
Fait qu’on les a joués sans corriger personne ;
On trouve aimable en eux ce qui devrait choquer ;
On va les applaudir au lieu de s’en moquer !

Andrieux défendait les droits de l’Académie et son magistère littéraire et moral avec une conviction profonde. C’est ainsi que le baron Taylor s’étant étonné que l’Académie n’eût pas décerné un prix Montyon à je ne sais plus quel ouvrage dramatique qui avait paru trop audacieux pour être couronné, il répondit à cet aimable homme, à ce moment-là administrateur du Théâtre-Français : « Le Secrétaire perpétuel de l’Académie enregistre ses décisions, mais ne les fait point. Le respectable Montyon a voulu que l’Académie récompensât les ouvrages plus utiles aux mœurs. C’est l’utilité morale qu’elle considère particulièrement, afin de se conformer aux intentions du fondateur. Dans mon opinion, une pièce de théâtre qui aurait été dirigée vers ce but et qui l’aurait atteint, aurait droit à la récompense. La plupart des tragédies grecques sont remplies d’exemples et de leçons de toutes les vertus. Mais vous savez, au moins aussi bien que moi, que les auteurs dramatiques modernes se proposent de plaire à leurs auditeurs ou de les émouvoir, beaucoup plus que de les instruire et de les améliorer. Il semble même que, dans le temps où nous sommes, quelques auteurs fassent exprès de chercher les fables qui surprennent et épouvantent par leur immoralité monstrueuse. » Qu’aurait dit Andrieux, s’il eût eu à juger les produits du Théâtre Libre et les vilenies de certains petits théâtres à la mode qui recherchent le succès en mettant à la scène des horreurs plus répugnantes encore que terrifiantes !... Il ne trouvait ni banal ni déplaisant de montrer au théâtre la vertu honorée, « car, disait-il, c’est acquitter une dette publique et donner aux gens honnêtes des encouragements que, pour l’ordinaire, le monde ne prodigue pas. » Pour lui, le but du théâtre, et suivant Aristote, devait être en ce qui concerne la comédie, « l’imitation des vices et des travers des hommes en ce qu’ils ont de ridicule » et non pas leur louange. Le bon et spirituel écrivain félicitait le baron Taylor du mouvement excellent qu’il avait eu le talent d’imprimer au Théâtre-Français et lui souhaitait de réussir à lui rendre son ancienne gloire. Mais ici l’auteur dramatique reparaissait : « Pourquoi, disait-il, ne reprendrait-on pas ma tragédie de Brutus » Hélas ! pas plus que celle de Lénore qui n’eut qu’un médiocre succès.

Ce qui caractérisait ses leçons comme ses écrits, c’était une simplicité exquise, un atticisme digne des Grecs, une urbanité digne des Latins. Il manifestait sa prédilection pour tout ce qui était droit et clair. Dans les auteurs modernes, il aimait de préférence Béranger, Paul-Louis Courier, Bernardin de Saint-Pierre, Casimir Delavigne. II ne goûtait guère la poésie allemande et, tout en reconnaissant la valeur de Gœthe et de Schiller, il les trouvait trop flattés par Mme de Staël, car il reprochait à leurs compositions une forme vague, obscure, contraire à notre génie fait de clarté. Ses amis intimes étaient Tracy, Daunou, Collin d’Harleville, Picard, Droz, Cabanis, Daru, Alexandre Duval ; c’est en leur compagnie agréable qu’il aimait à deviser gaiement. Ce qui le distinguait surtout, c’était l’horreur de la pose et de l’étiquette. Aucune vanité, aucune ostentation, aucune envie. Les goûts les plus simples. Aucune élégance. Il aimait les promenades à pied, « car, disait-il, je ne puis m’habituer à aller en équipage ». C’est dans ses promenades au Luxembourg, au Jardin des Tuileries, aux Champs-Élysées, qu’il composait ses vers et les écrivait à son retour au logis. Très facile à vivre, il n’avait de vivacité ou parfois de colère que contre les travers et les vices. Il détestait la flatterie. Il s’attira ainsi un jour les observations craintives du préfet de la Seine, Frochot, pour avoir répondu à sa proposition de mettre au concours l’éloge de Charlemagne : « Ce serait donner à trop de scribes un sujet adulateur ! » Comme le préfet, comte de l’Empire, insistait et laissait entrevoir des faveurs spéciales à celui qui consentirait à se mettre au nombre des courtisans impériaux, Andrieux répondit impatienté : 

« Wo nix isch, hèt der Kaiser’s recht verlore
Comprenez-vous notre dialecte strasbourgeois ?
— Non, et ça veut dire ?
— Là où il n’y a rien, l’Empereur perd ses droits.
— Bah ! nous disons cela aussi bien en français.
— Io, répliqua Andrieux, mais c’est bien plus vrai en alsacien. »

On ne s’étonnera pas qu’une telle franchise lui ait procuré de la part du Trône et des Ministres peu de faveurs et peu d’avantages. Cela lui était d’ailleurs indifférent, à lui qui disait après sa disgrâce : « J’ai rempli des fonctions importantes que je n’ai ni désirées, ni demandées, ni regrettées. J’en suis sorti aussi pauvre que j’y étais entré, n’ayant pas cru qu’il me fût permis d’en faire des moyens de fortune et d’avancement, Je me suis réfugié dans les Lettres, afin d’y retrouver un peu de liberté, » Et voulant ensuite faire bien connaître sa méthode et son enseignement, comme professeur et comme écrivain, il disait :

C’est trop peu que d’instruire ; il faut instruire et plaire !

Vif, alerte, enjoué, il était profondément estimé ; tous ceux qui l’approchaient ne cessaient de vanter son commerce délicat et ses rares vertus. Sa physionomie décelait son caractère. La tête forte et carrée, le front large, la face ronde et colorée, le nez droit, les yeux doux et fins, le menton accentué avec fossette, il séduisait aussitôt par un air de bonté et de sincérité naturelles. Il affectionnait la simplicité et le calme dans un milieu honnête, et ces vers de sa pièce sur Helvétius ou la vengeance d’un sage, peuvent encore lui être appliqués ;

Vivre auprès de ma femme, élever mes enfans,
Dans ma douce retraite atteindre mes vieux ans,
Et profitant enfin de ma propre morale,
De la vie à la mort mettre un peu d’intervalle...

Il préférait au caquetage des salons et au bruit des réunions mondaines un petit cercle d’amis où il pouvait avoir de paisibles et agréables causeries. « À Paris, disait-il trop souvent le parler gâte la conversation, » Il avait entendu dire que, chez certains sauvages, l’habitude est de frapper l’oreille de l’auditeur avec une branche de wampun pour l’inviter à écouter. Il aurait désiré souvent qu’à cette branche menue on substituât chez nous un bon gros bâton et qu’on eût le droit d’en détacher un ou deux coups au fâcheux qui interromprait sans cause. On dirait alors au lieu de « Permettez-moi de parler ? — Passez-moi le bâton ! »

Il rappelle à ce propos un fait amusant dont il a été témoin. Lors d’une représentation d’Iphigénie à la Comédie-Française, des bavards, dans une loge, empêchaient l’actrice d’être entendue. On criait de toutes parts : « Silence ! » et comme le bruit continuait, on criait encore plus fort : « Silence, taisez-vous ! » Mais chaque fois que l’actrice essayait de reprendre son rôle, l’auditoire, voulant la défendre, répétait ses objurgations. La malheureuse, se croyant menacée directement, s’évanouit. On réclama alors une autre pièce et le tapage redoubla, si bien qu’on sortit en tumulte, sans avoir eu d’autre spectacle que celui donné par les spectateurs. « Il eût fallu du bâton ! » disait le poète en riant aux larmes.

Andrieux a lui-même avoué qu’il trouvait une réelle analogie entre sa position et celle d’Helvétius, quittant le monde pour aller vivre dans la solitude et se consacrer à l’étude des Lettres et de la philosophie. Ce qu’il souhaitait pour lui et ce qu’il pratiquait, il le souhaitait aux autres. Aussi, est-il facile de trouver dans ses écrits bien des leçons aussi charmantes qu’utiles.


Les œuvres d’Andrieux sont nombreuses, mais peu considérables. J’entends dire par là que, s’il a touché un peu à tout, il l’a fait avec une légèreté attique, volant comme l’abeille de Platon ou de Virgile de fleur en fleur et formant son butin avec grâce, qualité qui lui semblait préférable à toute autre.

L’esprit et les talents font bien,
Mais sans les grâces, ce n’est rien !

a-t-il dit dans Anaximandre, petite comédie en vers qui eut l’heur de plaire à Marie-Antoinette. « Elle avait été, dit-il, composée dans l’étude d’un procureur dont j’étais le maître clerc, délassement agréable qui servait de diversion à des occupations graves et à des études sérieuses. En l’écrivant, il me semblait peindre une jolie miniature. »

Dans ses compositions dramatiques, il faut noter avec les Étourdis, « le plus heureux et le moins faible de mes ouvrages. » avoue-t-il, la Suite du Menteur où il s’excusait ainsi d’avoir osé retoucher l’œuvre de Corneille : « J’ai seulement voulu ôter quelques grains de poussière tombés sur son beau cothurne », puis le Souper de Molière, le Vieux Fat, la Comédienne, le Rêve supposé, Lénore, la Jeune Créole ; puis des contes en vers, des anecdotes piquantes, des poésies fugitives, des notices historiques, des mémoires littéraires. Parmi les anecdotes les plus connues et qui firent sa réputation, on peut citer la Promenade de Fénelon, dont il disait dans le préambule :

Parler de Fénelon, c’est un titre pour plaire.

Cette anecdote a été controversée. On en a même fait une invention légendaire. Elle a cependant été entendue avec faveur le 21 décembre 1808, lors de la réception de M. de Tracy. Andrieux disait la tenir de Cabanis et de d’Alembert. Il paraîtrait que le bon archevêque, ayant ramené lui-même à des paysans une vache perdue par eux dans les bois, ceux-ci le reconduisirent triomphalement au palais archiépiscopal dans une civière tapissée de fleurs et d’herbages frais. Il est possible que le fait ait été imaginé, mais il s’accorde tellement avec la bonté ingénue du saint prélat que nul à l’époque où il fut mentionné, n’eut l’idée de le contester.

Plus célèbre a été l’anecdote du Meunier de Sans-Souci, lue également à l’Institut et qui eut une singulière fortune. On peut dire que tout le monde la connaît et cependant on n’entendra peut-être pas, sans un peu de plaisir, quelques vers détachés de cette anecdote et qui semblent d’ailleurs avoir repris une curieuse actualité.

Andrieux commence par cette réflexion philosophique :

L’homme est, dans ses écarts, un étrange problème.
Qui de nous, en tout temps, est fidèle à soi-même ?
Le commun caractère est de n’en point avoir.
Le matin incrédule, on est dévot le soir.
Tel s’élève et s’abaisse, au gré de l’atmosphère,
Le mercure limpide enfermé dans le verre.
L’homme est bon, variable, et ces malheureux Rois,
Dont on dit tant de mal, ont du bon quelquefois.

Le poète, parlait alors de Frédéric II qui, tout roi qu’il était fut, dit-il, « un penseur profond, bon philosophe et fort mauvais chrétien », rappelle que, voulant se constituer un agréable asile, où il pourrait

Mêlant la sagesse à la plaisanterie,
Souper avec d’Argens, Voltaire et La Mettrie,

fit demander à un meunier voisin, propriétaire du moulin de Sans-Souci, de lui céder à bon prix son moulin pour agrandir son domaine… Refus obstiné du meunier et colère du roi.

Par Dieu! de ton moulin c’est bien être entêté !
Je suis bon de vouloir t’engager à le vendre !
Sais-tu que, sans payer, je pourrais bien le prendre ?
Je suis le maître !...

— Vous ? de prendre mon moulin ?

Oui, si nous n’avions pas des juges à Berlin...

Et voici la réflexion qu’inspire cette réponse historique à Andrieux :

Le monarque, à ce mot, revint de son caprice,
Charmé que, sous son règne, on crut à la justice.
Il rit, et se tournant vers quelques courtisans :
« Ma foi, messieurs, je crois qu’il faut changer nos plans ;
Voisin, garde ton bien... j’aime fort ta réplique. »

Et Andrieux s’empresse d’ajouter :

Ce même Frédéric, juste envers un meunier,
Se permit maintes fois telle autre fantaisie :
Témoin un certain jour qu’il prit la. Silésie ;
Qu’à peine sur le trône, avide de lauriers,
Epris du beau renom qui séduit les guerriers,
Il mit l’Europe en feu... Ce sont là jeux de prince.
On respecte un moulin... On vole une province!

Avais-je raison de dire que ce morceau avait encore une certaine actualité ?...

Andrieux était un moraliste et se plaisait à l’être. Ce n’est pas seulement aux Rois qu’il fait la leçon, c’est au peuple lui-même, comme l’atteste l’anecdote intitulée : Le Procès du Sénat de Capoue tirée de Tite-Live, et lue également à l’Institut le 15 germinal an IV (4 avril 1796)

Dans le dialogue satirique de Socrate et Glaucon, le poète donne une autre leçon. Elle s’adresse à un politicien qui, parce qu’il avait eu des succès en rhétorique, se croyait un homme d’État. Socrate demande à Glaucon s’il sait quels objets forment les revenus clé la République. Glaucon répond simplement :

— Pas très bien... Ils me sont la plupart inconnus.
— Vous êtes plus au fait, je crois, du militaire ?
— Six mois sous Périclès, j’ai servi volontaire.
— Ainsi, nous vous verrons de nos braves guerriers
Par vos vastes projets préparer les lauriers ?
Vous savez comme on fait subsister une armée ;
Par quels soins elle doit être instruite ou formée ?
— Je n’ai pas ces détails bien présents à l’esprit.
— Vous avez là-dessus quelque mémoire écrit,
N’est-ce pas ? — Non. — Tant pis ! Vous me l’auriez fait lire
Et je crois que chacun aurait dit : je l’admire !
— En vérité, Socrate, on ne peut tout savoir !

Alors le philosophe donne au politicien ce sage conseil&nsps;:

Allez ! instruisez-vous et quelque jour peut-être
Vous nous gouvernerez ! »
Glaucon sut se connaître.
Il devint raisonnable et, depuis ce jour-là,
II écouta, dit-on, bien plus qu’il ne parla.

Je tiens à finir cette rapide étude des œuvres d’Andrieux par la citation de quelques épigrammes, genre un peu trop oublié aujourd’hui. Après une visite des Catacombes, le poète écrivait :

De ces demeures redoutables
Les froids et mornes habitans
Sont devenus fort bonnes gens,
Point ennemis de leurs semblables,
Point serviles, point irritables,
Point menteurs et point médisans,
Et point bavards insupportables...
Ma foi, quand je songe aux vivans
Je trouve les morts bien aimables ! »

S’adressant ensuite à un nouveau riche, car sous la Révolution, il y avait déjà des nouveaux riches, il lui décoche cette flèche aiguë :

Georges, dont les grands biens sont menacés,
Et qui fut autrefois mon petit locataire,
Enseigne le respect de la propriété,
À présent que ses vols l’ont fait propriétaire !

Puis, flétrissant les coquins, car il y en avait quelques-uns de son temps :

Que de coquins dans notre ville,
Monsieur Harpin, sans vous compter !
— Morbleu ; cessez de plaisanter !
Un railleur m’échauffe la bile.
— Eh bien, soit, je change de style,
Déridez ce front mécontent !...
Que de coquins dans notre ville,
Monsieur Harpin, en vous comptant !

Enfin, voici une dernière anecdote qui montrera combien Andrieux était doué de verve et d’esprit. Il l’appelle la Visite académique :

Pour entrer à l’Académie,
Un candidat allait trottant
En habit de cérémonie ;
De porte en porte visitant,
Sollicitant et récitant
Une banale litanie,
Demi-modeste, en mots choisis.
Il arrive enfin au logis
Du doyen de la Compagnie.
Il monte et frappe à petits coups :
« Hé, monsieur, que demandez-vous ?
Lui dit une servante
Qui, tout en larmes, se présente...
— Pourrais-je pas avoir l’honneur
De dire deux mots à Monsieur ?...
— Las ! quand il vient de rendre l’âme ?
— Il est mort ?
— Vous pouvez d’ici
Entendre les cris de Madame ;
Il ne souffre plus, Dieu merci !
— Ah ! mon Dieu ! je suis tout saisi…
Ce cher… ma douleur est trop forte !
Le candidat, parlant ainsi,
Referme doucement la porte,
Et sur l’escalier dit : « Je vois
Que l’affaire change de face.
Je venais demander sa voix...
Je m’en vais demander sa place ! »

Le dernier tome des œuvres du poète contient une touchante et spirituelle notice sur Collin d’Harleville, son meilleur ami. Andrieux avoue qu’il a eu un douloureux plaisir à s’occuper de lui, plus encore comme homme que comme poète. Il en a parlé sans recherche et sans ornement, laissant aller sa plume au gré de ses souvenirs et ne demandant aux lecteurs que cette réflexion : « Le voilà, c’est lui-même ! » Il a ajouté à cette notice quelques petits écrits pleins de finesse et de sagacité, comme la dissertation sur le Prométhée enchaîné d’Eschyle, le dialogue entre Archimède et Cicéron aux Champs Élyséens, le discours académique sur l’origine, la formation et la variété des Langues, enfin de petites notices historiques sur Louis XII, Guillaume Budé et Henri IV. Il terminait la collection de ses écrits par deux pièces écrites en vers latins : Ad juvenes, studiorum causa, Lutetiam a provinciis arcessitos, où il les mettait en garde contre les séductions funestes du Palais-Royal et par la traduction du Chat Botté de Perrault faite pour amuser des enfants auxquels on enseignait le latin : « Feles emunctae naris, id est Belle ocreata...» Ceci me rappelle le temps heureux où nous faisions, nous aussi, des vers latins qui décrivaient l’ascension de Nadar au Champ de Mars sous ce titre séduisant :

Nadari aligeri cursusque vicesque per auras !

et où je faisais dire à Éole courroucé contre l’audacieux aéronaute :

Regnet in uxorem, sed nobis aera linquat !

Temps heureux, ai-je dit, où l’on cultivait les Belles-Lettres un peu plus qu’aujourd’hui. Il faut espérer qu’on y reviendra et que la culture latine et française l’emportera à jamais sur l’autre Kultur !

En résumé, Jean-Stanislas Andrieux nous a laissé le souvenir d’un esprit fin et d’une âme paisible. Ce qui distingue le caractère de cet Alsacien, c’est la simplicité, la franchise, la finesse, la cordialité et l’amour de l’indépendance. La caractéristique de ses œuvres, c’est la grâce et la bonne humeur. Il était né gai et souriant, preuve évidente non seulement d’un bon estomac, mais aussi d’une nature équilibrée. Chez lui, ni envie, ni jalousie, ni ambition quelconque. « Est-ce que je suis un homme de lettres ?... » demandait-il souvent d’un air narquois.

Ses mots faisaient fortune et plus d’un homme, réputé malicieux, s’en attribuait l’honneur. C’est ainsi que le spirituel président Dupin, le 6 octobre 1849, à une plainte d’Antony Thouret qui aurait voulu qu’on mît le mot de « citoyen » au lieu de « Monsieur » devant le nom des orateurs, lui répondit, aux applaudissements de l’Assemblée législative :

Appelons-nous messieurs et soyons citoyens !

Eh bien, c’est un vers d’Andrieux qu’on peut retrouver dans les Débats du 6 janvier 1832... Mais le bonhomme n’avait ni le moindre orgueil, ni le moindre grain d’amour-propre. Un jour, il lit une pièce nouvelle à son ami Picard, qui lui en fait tous ses compliments ; puis il va la lire à ses enfants qui osent la trouver médiocre. Aussitôt, il écrit à Picard : « j’ai réussi devant toi, mais je suis tombé devant mes enfants ! » et il lui avoue qu’il a aussitôt déchiré son manuscrit.

J’ai lu, Messieurs, tout ce que cet excellent auteur a écrit ; la meilleure appréciation que je puisse en faire, c’est que je n’y ai pas trouvé une seule ligne qui m’ait paru capable de choquer le goût le plus difficile et de blesser le sentiment le plus délicat. Heureux les écrivains qui, après tant d’années d’oubli, méritent qu’on réveille leur mémoire pour leur décerner de tels éloges !... Je les résumerai dans un noble vers d’Andrieux, louant en son confrère, le charmant poète Ducis, les qualités qui se trouvaient en lui-même :

L’accord d’un beau talent et d’un beau caractère.


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