La Statue de Washington par Houdon

par M. André Michel

Délégué de l'Académie des Beaux-Arts

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Messieurs

Aux premières rencontres de France et d’Amérique, l’art français ne fut pas absent. Il y intervint comme témoin ; j’allais dire comme agent de liaison. L’un de nos plus grands statuaires, le plus représentatif sans doute, pour parler comme nos amis d’Amérique, des qualités spécifiques d’une sculpture proprement française, Jean-Antoine Houdon, conféra à l’amitié naissante des deux peuples, la consécration des chefs-d’œuvre.

Aujourd’hui que, de cette amitié plus que séculaire, magnifiée désormais par tout ce qu’elle aura ajouté de noblesse et d’efficacité à la morale internationale, est sortie, comme pour rassurer et exalter la conscience humaine, la magnanime intervention des compatriotes de Washington et de Wilson à l’aide du droit violé et de la civilisation menacée, l’Académie des Beaux-Arts a pensé qu’il n’était pas inopportun, — dans cette salle où, dernier survivant de l’Académie royale de peinture et de sculpture et l’un des premiers membres de l’Institut reconstitué, Houdon vint souvent s’asseoir — de rappeler ce chapitre d’une belle histoire.

La statue de Washington doit faire l’unique objet de cette courte étude (1). Mais si l’on en avait ici le loisir, combien d’autres témoins pourrait-on citer — sans parler de la création de la ville fédérale qui reçut le nom de Washington et que dirigea notre compatriote le major L’Enfant — de la part prépondérante des artistes français dans ces premiers rapports des deux pays (2). Le premier, je crois, fut le cénotaphe de Richard de Montgommery, major général des armées américaines, tué le 31 décembre 1775 au siège de Québec, qu’un récent historien américain appelle our first national monument. Décrété par un vote solennel des treize États de l’Union, « en témoignage durable de la reconnaissance nationale », il fut, de l’avis de Franklin, commandé à J.-J. Caffieri ; exposé, avant d’être expédié à New-York, au Salon de 1777, il a été gravé par Saint-Aubin (3).

Le second fut le buste, ou plutôt les bustes de Franklin. Il était arrivé à Paris le 21 décembre 1776 et aussitôt « les yeux du monde, comme écrivait l’auteur des Mémoires secrets, s’étaient fixés sur ses moindres mouvements ». Mme du Deffand n’avait pas laissé passer un jour pour l’annoncer à Walpole ; un rapport de police avait soigneusement relevé le signalement du docteur, qualifié couramment de Quaker à cause de l’austérité de son costume et de ses cheveux sans poudre qui tranchaient fortement au milieu des modes et des « têtes poudrées » de Paris. Avec son bonnet fourré, ses besicles, ses gros bas, ce bonhomme sans épée excita l’intérêt et la curiosité des artistes. Ce fut à qui obtiendrait la faveur de l’avoir pour modèle. Cochin en fit aussitôt un dessin ; Greuze un portrait ; Saint-Aubin une gravure ; Nini cinq médaillons au moins et Caffieri, toujours à l’affût de l’actualité, exposait au Salon de 1777 un buste qui obtint grand succès. Mais, toujours âpre au gain, il prétendit se prévaloir de ce portrait, « fait gracieusement » comme il le répétait avec la plus indiscrète insistance, pour se réserver une sorte de monopole sur toutes les commandes dont Franklin allait disposer. Il s’attira de la part de celui-ci une verte réplique et, au Salon de 1778, on vit paraître un nouveau buste de Franklin, mais signé cette fois du nom d’Antoine Houdon ; ce fut comme un congé définitif signifié à Caffieri et le commencement entre le docteur et son sculpteur, de rapports de mutuelle estime et bientôt d’amitié, que les années ne firent que rendre plus solides.

Le fils de l’humble concierge de l’École royale des élèves protégés, le « petit Houdon » qui avait grandi parmi les sculpteurs, joué dans l’atelier de M. Pigalle et tourné dans ses mottes de glaise les billes de ses premières parties, était alors en pleine possession de son génie et de sa renommée. Il avait eu trente-sept ans, le 20 mars de l’année où fut exposé le buste de Franklin ; il était depuis neuf ans revenu de Rome, précédé d’une réputation précoce que lui avait méritée l’admirable statue de saint Bruno à Sainte-Marie-des-Anges. Dès 1771, en même temps que son délicieux Morphée, morceau de réception à l’Académie, il avait exposé le buste de Diderot et celui-ci avait aussitôt reconnu en lui le sculpteur simple et vrai, selon son cœur. Depuis, chaque Salon avait ajouté à sa célébrité si bien que, lorsqu’en 1779, le grand marin que nos journalistes appelaient « l’illustre corsaire » et que ses compatriotes qualifiaient de « Père de la marine américaine », le commodore Paul Jones arriva à Paris, acclamé par une popularité qui, de la cour aux salons, des salons aux faubourgs et jusque chez les modistes, émut le peuple tout entier, la Loge des Neuf-Sœurs chargea Houdon de sculpter son buste.

Cette loge des Neuf-Sœurs était, en même temps qu’un institut maçonnique, une sorte de cercle où gens de lettres et artistes, aimaient à fréquenter. Franklin, qui en fut le Vénérable, y rencontrait Chamfort, Florian. Fontanes, Joseph Vernet, Greuze, Houdon, Piccini, Garat, Parny — d’autres encore. Paul Jones y fut fêté, et c’est en souvenir de cette réception que la Loge décida de demander le buste du héros à :

Monsieur Houdon, le moderne Phidias, dont le ciseau magique imprime à son choix sur le marbre, tantôt les grâces de la beauté, tantôt l’expression, la force et la vigueur du génie.

Tel était le langage du temps...

L’exemplaire original de cet admirable buste (4) sur la poitrine duquel Houdon ne manqua pas d’épingler la croix du mérite militaire décernée par Louis XVI au commodore (honneur insigne dont le Congrès de Pensylvanie remercia officiellement le roi de France) se voit aujourd’hui au Pensylvanian Museum of art de Philadelphie. La tête, si vivante dans son expression franche, directe, hardie et volontaire, se grave à jamais dans les yeux qui l’ont une fois regardée. Il me semble la reconnaître chaque jour dans nos rues, sur les robustes épaules et sous le grand feutre de nos chers alliés, les soldats des États-Unis et nous l’avons tous vue, le cœur battant, défiler par centaines d’exemplaires, le 4 juillet dernier, devant la statue de Strasbourg.


Ce n’est donc pas seulement en France et en Europe, mais encore au-delà de l’Océan, que le nom d’Antoine Houdon était célèbre, quand, le 22 juin 1784, le Congrès de Virginie vota solennellement une résolution qu’il faut citer tout entière :

Le Pouvoir exécutif prendra toutes les mesures nécessaires pour l’érection d’une statue du général Washington, du plus beau marbre et du meilleur travail possible. Le socle de cette statue devra porter l’inscription suivante :

L’assemblée générale des États de Virginie a fait élever cette statue, comme un monument d’affection et de reconnaissance à George Washington, qui, unissant les mérites du héros et les vertus du patriote mises au service des libertés du pays, a rendu son nom cher à ses concitoyens et a donné au monde l’immortel exemple d’une gloire toute pure.

Fait en l’an du Christ… et en l’an de la République... Le gouverneur de l’État de Virginie, à qui incombait dès lors le soin de pourvoir à l’exécution de cette délibération était George Harrisson. Il crut, en bon administrateur, que le plus pressé était de préparer pour le statuaire qui serait choisi, une sorte de fac-simile, ne varietur de la personne même de Washington. Il écrivit donc sans perdre un jour, à un portraitiste renommé de Philadelphie, Charles Wilson Peale pour lui commander un portrait en pied du général, qui devrait être fait sans aucun délai, soigneusement emballé et expédié à Paris à l’adresse de Jefferson, afin que le statuaire désigné puisse achever son œuvre de la manière la plus parfaite.

La commande fut fidèlement exécutée et même, pour la commodité du sculpteur au cas où il voudrait ajouter au piédestal quelque bas-relief historique, Peale eut soin de peindre, par-dessus le marché, dans le fond de son tableau un panorama très exact de Yorktown, avec la reddition de la garnison.

Le 20 juillet, Harrisson priait Jefferson de s’entendre avec Franklin pour le choix du sculpteur.

L’intention de l’Assemblée, écrivait-il, est que la statue soit l’œuvre du plus excellent maître. Je vous laisse donc le soin de le découvrir dans n’importe lequel des États européens.

Jefferson et Franklin ne perdirent pas leur temps à aller chercher si loin ! Dès le 10 décembre 1784, dans une lettre adressée à Washington lui-même, Jefferson exposait que l’artiste le plus digne d’exécuter sa statue, était sans conteste :

M. Houdon, sculpteur de cette ville et le premier statuaire du monde… J’ai causé avec lui, ajoutait-il, au sujet de votre statue. M. Houdon pense qu’il est impossible de rien faire de bon d’après un portrait peint et il est si enthousiasmé à la pensée d’être chargé d’un pareil ouvrage qu’il offre d’aller en Amérique, toute affaire cessante, dans le dessein d’y faire, d’après nature, votre buste. Il estime qu’un séjour de trois semaines auprès de vous suffirait pour établir le modèle de plâtre qu’il rapporterait en France...

Dans une autre lettre au Gouverneur Harrisson, Jefferson insistait encore sur le besoin qu’Houdon avait de voir de ses yeux son modèle (actual view, le mot revient sans cesse dans cette correspondance qu’on voudrait avoir le temps de commenter tant elle est riche de renseignements et laisse une réconfortante impression de belle simplicité et de savoureuse bonhomie).

L’honnête Harrisson était seul à s’étonner des exigences du sculpteur français. Ne lui avait-il pas fourni avec le portrait de Peale tous les éléments nécessaires ? Mais Houdon était de ceux dont la conscience et l’inspiration ont également besoin de la présence réelle de la nature. Que de fois déjà, non seulement par ses œuvres plus éloquentes, certes que tous les manifestes, mais encore par des déclarations formelles et publiques, n’avait-il pas fait connaître comment il entendait son métier et son art ? On a conservé de lui cette pensée autographe, écrite à la fin de sa vie :

Un des plus beaux attributs de l’art du statuaire est de conserver, avec toute la vérité des formes et de rendre presque impérissable l’image des hommes qui ont fait la gloire et le bonheur de leur patrie.

Et il n’est pas douteux qu’en écrivant ces lignes, il pensait encore à la statue de Washington.

Certes, il n’avait pas besoin d’une tête historique pour produire un chef-d’œuvre. Les bustes des enfants de son ami Brongniart, qu’avec l’aide de notre cher Roty nous avons eu la joie de faire entrer au Louvre, ceux de sa femme et de sa fille qui sont venus les y rejoindre, en témoignent assez ! La nature et la vie suffisaient, sans la gloire, à émouvoir son génie et il aurait pu contresigner cette pensée de Pascal, vérifiée par tous les grands portraitistes : « À mesure que l’on a plus d’esprit, on trouve plus de beautés originales. » Tout de même, il n’est pas indifférent d’avoir devant son chevalet ou sa selle un Voltaire, un Rousseau, un Franklin ou un Washington... En présence des plus illustres modèles, d’ailleurs, Houdon restait l’observateur intransigeant, cherchant, puisant dans la vérité seule son inspiration et sa force — et plus agacé que flatté quand quelques littérateurs, s’exaltant en des proses trop lyriques, célébrait ses intentions — celles du moins qu’il voulait bien lui prêter — et la louait à côté.

À propos du buste de Molière (pour lequel il avait bien fallu consentir à se passer du modèle vivant mais qu’il n’avait entrepris qu’après s’être entouré de la documentation la plus précise... et c’est un grand regret pour nous de n’en pas connaître les éléments) il n’avait pu se tenir de protester contre les commentaires dithyrambiques parus dans les journaux du temps.

Je prendrai la liberté de vous dire, écrivait-il le 14 avril 1778 au Journal de Paris qu’en faisant la figure de Molière, je n’ai eu d’autre but que de faire en effet le portrait de Molière. Si chacun l’a reconnu, cela est très flatteur pour moi : cela prouve que j’ai bien copié les modèles que j’ai eus sous les yeux, mais je n’ai pas eu la prétention de faire le portrait du Père de la Comédie dont vous dites que cette figure porte le caractère. Si les artistes la trouvent bien sculptée, j’en suis très glorieux ; mais si, dans ses yeux, dans son air, on découvre que c’est lui qui a fait le Tartufe, le Misanthrope et les Femmes savantes, je vous assure que je ne m’en doutais pas. La louange sur la ressemblance, sur le travail, je la reçois ; la louange sur les intentions que vous me prêtez, je ne le puis réellement pas !... Je vous demande pardon, monsieur, de ne pas me servir dans cette lettre de tous les termes d’art que vous avez insérés dans votre article et de beaucoup d’autres que je lis de temps en temps dans les brochures. Cela vient, je vous l’avoue, que je ne me sers guère du dictionnaire nouveau et que j’entends fort peu tous ces mots tous neufs, qui cependant sont très bien trouvés. Je m’en rapporte aux savants sur cet article, me bornant à tâcher de bien faire sans me piquer de bien dire.

Et cela pourrait s’intituler la rencontre d’un pur sculpteur, tout entier à son métier, avec la critique d’art des purs littérateurs… S’il eût vécu de nos jours, il en eût entendu bien d’autres !

Houdon est là tout entier. Il va de soi d’ailleurs qu’il ne lui serait pas venu à l’esprit qu’un buste doive être un simple fac-simile, une manière de moulage. S’il lut jamais les Réflexions sur la sculpture de Falconet il y trouva sans doute çà et là un peu trop de littérature, mais il approuva certainement, à un mot près peut-être, des propos comme celui-ci :

En se proposant l’imitation des surfaces du corps humain, le sculpteur ne doit pas s’en tenir à une ressemblance froide et telle qu’aurait pu être l’homme avant le souffle vivifiant qui l’anima... C’est la nature vivante, passionnée que le sculpteur doit exprimer…

Il eût vraisemblablement mis en garde le charmant auteur de Pygmalion et sa statue contre tout parti pris prémédité de passionner la nature ; il lui eût dit que c’est de l’observation profonde, de l’émotion intime de l’artiste que l’œuvre reçoit, dans sa facture, dans les nuances du modelé, ces accents révélateurs qui ajoutent à la réalité ce je ne sais quoi d’unique qui est la signature même des maîtres et qui, variant d’un maître à l’autre, constitue, à travers d’inépuisables renouvellements, l’éternelle et charmante variété de l’art. Mais il tenait, il enseignait que le devoir, même des plus grands et des plus forts, est d’abord la docilité, l’humilité devant la nature. Il eût malaisément compris la théorie romantique en vertu de laquelle, devant la souveraineté du génie — fort arbitrairement décernée parfois — et vaniteusement acceptée, le modèle n’est plus qu’une négligeable et vaine apparence, livrée en pâture à l’inspiration tyrannique qui l’escamotera ou le défigurera à son gré, sous prétexte de le transfigurer.


Il n’est donc pas surprenant qu’avant d’accepter la commande de la statue de Washington et quelque prix qu’il attachât à cet honneur — Houdon ait posé comme condition préalable qu’on le mettrait à même de voir le grand homme et que celui-ci consentirait non seulement à ce que son sculpteur l’étudiât, contemplât, dévisageât à loisir pour emmagasiner dans sa mémoire les moindres détails physionomiques de son être, mais encore qu’il se prêterait à toutes les mensurations et même aux moulages partiels jugés utiles à sa documentation : to take the true figure by actual inspection ans mensuration, écrivait encore Jefferson à Washington le 12 janvier 1785. He will have seen you ; have taken measures in every part.

Les négociations furent conduites diligemment. On pourrait en raconter tous les détails ; il suffira d’en rappeler ici les conclusions. Houdon recevrait 20 000 livres ou 1 000 guinées pour la statue et le piédestal en marbre : il serait indemnisé, pour lui et les deux aides qu’il se réservait d’emmener, de tous ses frais de route et de séjour (et les archives de l’État de Virginie ont conservé la nota exacte de toutes les dépenses, frais d’hôtel, achats de plâtre de la main d’Houdon). Enfin s’il venait à mourir au cours du voyage, sa famille recevrait une indemnité de 10 000 livres. Et cette dernière condition ayant rencontré quelque résistance de la part des représentants de l’État de Virginie, Jefferson prit sur lui de souscrire une assurance sur la vie au profit de son ami.

Rien ne peut donner l’idée, si l’on n’a lu toutes les pièces du dossier, du zèle, du tact, de la délicatesse de Jefferson dans ces démarches préalables. Il prend à cœur les intérêts de son ami ; il sait quel honneur un pareil concours apportera à ses compatriotes ; il veut assurer au voyageur dans ce pays nouveau pour lui et dont il ignore absolument la langue, un accueil plus qu’hospitalier ; il prodigue les lettres d’introduction et de recommandation. À Washington en particulier il écrit :

Je ne vous ai jusqu’ici parlé que de l’artiste ; mais je puis vous donner l’assurance que l’homme ne lui cède en rien ; il est candide, généreux, désintéressé, ne travaillant que pour la gloire ; digne à tous les points de vue de toute votre estime.

À plusieurs reprises, il insinue qu’Houdon part avec le secret espoir que le projet d’une statue équestre, d’abord envisagé par le Congrès, puis écarté par raison d’économie, pourra être repris... Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Il est certain qu’Houdon fut, presque jusqu’à la fin de sa vie, hanté par cette ambition : la maquette qu’il exposait en 1793, les études d’écorché de cheval qu’il présentait à l’Académie en témoignent. Mais le projet n’aboutit jamais et il n’y a pas lieu de s’y arrêter ici.

Tout était prêt : il ne restait que quelques formalités à remplir (5).

Le 20 juillet Houdon rejoignait au Havre son ami et compagnon de route Franklin, et, après une assez longue escale à Southampton, il débarquait à Philadelphie le 14 septembre, non sans avoir supporté avec un stoïcisme inégal, vieux terrien endurci, toutes les épreuves accoutumées d’une si longue traversée.

Le 16 du même mois, Franklin annonçait à Washington l’arrivée prochaine de son hôte. Le général répondait qu’il ferait de son mieux pour rendre à celui-ci le séjour de Mount-Vernon agréable et il écrivait à Houdon lui-même :

J’aurais souhaité que l’objet de votre long voyage fût plus digne du génie de celui que l’on me représente comme le plus grand statuaire d’Europe. Soyez le bienvenu dans ma retraite.

Le 20 octobre 1785, Houdon arrivait à Mount-Vernon. Rencontre émouvante certes et que l’imagination ne saurait aujourd’hui essayer de se représenter sans un frémissement... Mais pour rester fidèle au caractère et à l’esprit du grand homme et du grand artiste que le vote solennel d’une assemblée populaire mettait ainsi en présence, il convient d’en parler en toute simplicité.

Écoutez-les. Le 2 octobre au soir, Washington note dans son journal :

Nous venions à peine de nous mettre au lit, quand vers onze heures du soir, M. Houdon envoyé de Paris par MM. Franklin et Jefferson est arrivé ici, par eau, introduit par M. Perin, gentleman Français.

Et c’est tout ! Les séances commencèrent sans tarder. Le vendredi 7, Washington note qu’il a encore posé pour son buste (6) ; il regarde avec curiosité préparer le plâtre qui doit servir aux moulages et Madison arrive exprès pour assister à l’opération. Le 25, M. Houdon « ayant terminé les affaires qui l’avaient amené a demandé une barque pour reprendre le chemin de Philadelphie... » Quelle magnifique occasion perdue pour le reportage ! Quel parti n’eût pas tiré le moderne cabotinage d’une telle rencontre pour un pareil objet ! C’est tout de même un grand charme que tant de simplicité et de bonhomie dans la relation d’événements si authentiquement historiques et de se trouver en présence de grands hommes qui restent de bonnes gens.

Houdon de son côté n’y mit pas plus de façon à son retour en France. Mais son gendre Raoul Rochette a témoigné que jusqu’en son extrême vieillesse, alors que tant d’autres souvenirs s’étaient effacés dans sa mémoire affaiblie, il avait gardé l’image lumineuse de son séjour au foyer de Washington.

Le buste exposé au Congrès pour provoquer, à la demande formelle d’Houdon, toutes les remarques et critiques utiles, — soumis à l’examen des plus intimes amis de Washington, obtint l’assentiment unanime. « J’ai vu hier la tête de notre grand homme, modelée par M. Houdon, écrivait Hopkinson à Jefferson. J’en ai été enchanté. Voilà certes un artiste de la plus haute valeur, on ne peut regarder ce buste sans admiration… »

Houdon, rentré à Paris, se mit aussitôt au travail. Mais une question préjudicielle devait être d’abord résolue. Quelle attitude ? quel costume devait-on adopter pour la statue ?

Dès le 4 janvier 1786, Jefferson avait entretenu Washington lui-même de ce sujet passionnément controversé : « Permettez-moi de vous demander, lui écrivait-il en finissant, s’il est une attitude spéciale ou un costume pour lesquels vous ayez une préférence. » Et Washington répondait le 1er août :

J’ai seulement à observer que, n’ayant aucune compétence dans l’art de la sculpture et aucune qualité pour opposer mon goût personnel à celui des connaisseurs, je ne saurais formuler un avis. Je serai donc parfaitement satisfait de ce qui sera jugé convenable et approprié à la circonstance. À peine oserais-je insinuer que l’adoption littérale du costume antique me semble convenir moins qu’une légère dérogation en faveur du costume moderne, si je n’avais appris par le colonel Humphrey que, dans une conversation entre MM. West et Houdon; ce dernier parti avait été suggéré.

Que de commentaires pourrait susciter un pareil texte, si l’on avait le loisir de s’y arrêter ici ! Rappelons en deux mots qu’on était à l’heure où, après les fouilles retentissantes de Pompéi et d’Herculanum, la publication des Ruines des plus beaux monuments de la Grèce de Leroy et de la première traduction, très médiocre d’ailleurs, de Winckelman (1766), le goût des amateurs commençait de revenir, avec une nuance d’exclusivisme, vers l’antiquité classique que l’on croyait, une fois de plus, découvrir dans toute sa pureté. L’honnête et inoffensif Vien, maître d’abord si mal écouté de David, s’intitulait pompeusement « le Sectateur des Grecs ». Le nouveau directeur des arts, le comte d’Angiviller, inspiré par les archéologues et pour rendre aux arts toute leur dignité avait, dès l’avènement de Louis XVI, invité l’Académie royale de peinture et de sculpture à remettre en honneur le genre noble et sévère de l’histoire (6 juin 1774). David avait exposé au Salon de 1785 son Serment des Horaces et allait triompher au Salon de 1787, avec la Mort de Socrate... Une conspiration universelle, des moralistes, des philosophes et des archéologues élaborait — principalement dans le milieu Romain, où pullulaient les docteurs allemands, — une nouvelle doctrine de stricte observance que la Révolution, avec une logique implacable et une sorte de fureur sacrée, allait léguer aux esthéticiens du premier Empire. Et ce sera, en vertu de cette doctrine, hélas ! que l’œuvre de Houdon lui-même sera sévèrement revisée et son buste de Gluck déclaré « contraire à toutes les règles de l’art et du beau », parce qu’il y avait marqué, discrètement d’ailleurs, les cicatrices que la petite vérole avait laissées sur le visage du grand compositeur… De cette pédagogie menaçante, qu’Eugène Delacroix résumait plus tard, en disant que ses maîtres « voulaient l’obliger à ramener un profil de nègre à celui d’Antinoüs », on pourrait suivre les effets peut-être rien qu’à parcourir les couloirs de ce palais où s’alignent les images vénérables de vos prédécesseurs…

La même esthétique allait prescrire, pour les statues des grands hommes, « la nudité héroïque et mythologique », que Canova, avec une implacable impartialité, imposait en 1804 à Napoléon et en 1816 à Wellington. Pour Washington (7), il est vrai, il se contenta, entre ces deux statues, de la demi-nudité de Césars, et il le représenta, les cuisses et les bras nus, le torse moulé dans une cuirasse, assis sur un siège curule, méditant, non sans affectation ! les tables de la loi qu’il tient dressées sur son genou, tandis que chez nous, un sculpteur moins illustre, Milhomme, ne laissait pour tout vêtement au général Hoche qu’un mince baudrier et un grand casque et l’asseyait tout nu, le glaive au poing, dans un fauteuil pareil à ceux que l’ébéniste Jacob avait fabriqués pour l’atelier de David.

En 1786, il était encore possible de discuter et de se défendre. Les timides objections de Washington soutenues par le robuste bon sens de Jefferson et de Franklin l’emportèrent sur les exégètes du « grand goût sévère et antique » ; le costume moderne fut adopté.

Que ne donnerait-on pas pour posséder complète la série des projets essayés par Houdon avant de s’arrêter à son parti définitif ! Un voyageur allemand, d’ailleurs sujet à caution, F. Léonard Meyer, dont les Fragments sur Paris ont été souvent cités, parle d’une maquette de la statue de Washington qu’il avait vue dans l’atelier du maître, « portant le simple habillement d’un homme de la campagne, une veste légère plissée, à moitié boutonnée, des sandales aux pieds avec un manteau attaché sur la poitrine, se développant sur les épaules et sur le dos, destiné à protéger un agriculteur du mauvais temps. Une main appuyée sur un bâtonx; l’autre posée sur des faisceaux consulaires, couverts du chapeau de la liberté. À ses pieds, une charrue. »

C’est le projet qui répondait le mieux à l’attente des partisans très nombreux d’une glorification officielle du moderne Cincinnatus, du « père de l’agriculture » ! Des centaines de vers français et latins avaient été proposés par avance comme commentaires de la statue ainsi comprise. Houdon, s’il l’essaya un moment, ne s’arrêta heureusement pas à ce parti et de la maquette décrite par Meyer, il ne retint qu’un simple détail dans l’œuvre définitive qui, achevée et signée dès 1788, ne fut embarquée au Havre, sur le Planteur, qu’au mois de janvier 1796, après l’achèvement du Capitole de Richmond qui devait l’abriter.

Telle qu’on la voit aujourd’hui, après plus d’un changement d’exposition, sur son socle, malheureusement trop élevé (8) au centre de la rotonde qui donne accès à la Salle du Congrès, elle accueille le visiteur et évoque à ses yeux le général tel qu’Houdon le vit et lui parla. Il est debout dans son uniforme d’Yorktown, culotte de peau, bottes ajustées, habit à la française (qui était bleu à revers jaunes), le gilet ouvert sur un fin jabot, le cou enveloppé d’une large cravate de mousseline roulée, d’où la tête émerge, — ce n’est pas assez dire, rayonne dans la lumière. Il tient de la main droite sa canne où se lit l’inscription : faict par Houdon, citoyen français, 1788 ; à sa gauche, se dresse un faisceau consulaire dont les treize baguettes symbolisent les treize États de l’Union. Le général y a posé son ample manteau qui fournit un motif de belles draperies et accroché son épée, désormais inutile. Un soc de charrue gît derrière les faisceaux, et cet accessoire, discrètement placé, mais un peu encombrant tout de même, fut concédé sans doute aux partisans acharnés du Cincinnatus moderne, qui continuaient de remplir le Mercure de France de leurs projets d’inscriptions. Ce quatrain d’un amateur peut donner une idée et forme le thème essentiel de toute cette très médiocre littérature :

Citoyens, accourez ! entourez cette image.
De trois héros en un couronnez les vertus.
C’est l’austère Brutus, c’est Fabius le Sage
Et le simple Cincinnatus.

Et certes, ces pauvres vers soutiendraient malaisément la comparaison avec la simple et fière prose de l’inscription votée par l’assemblée de l’État de Virginie.

À cette prose, consacrant l’hommage reconnaissant d’un peuple libre à une gloire toute pure, le marbre d’Houdon s’accorde admirablement. Tout y est simplicité, sérénité, noblesse sans emphase ; c’est une commémoration, un témoignage plus encore qu’une glorification ; rien n’y déclame, mais tout y parle et semble fait pour concentrer l’attention sur le calme visage de Washington, rayonnant de droiture et d’énergie, dont le sculpteur a su, par un inexprimable modelé, mettre en évidence la plus persuasive expression. « Quiconque veut voir de ses yeux George Washington, vivre dans son atmosphère, bénéficier moralement de la présence du grand homme n’a qu’à se rendre à Richmond. À ceux qui savent entendre, la statue saura parler, » écrit dans un livre encore inédit, mais dont j’ai été admis à lire les épreuves, M. Jusserand, notre éminent ambassadeur aux États-Unis, et il est impossible de mieux dire en moins de mots (9).

À Versailles, le 18 août 1910, recevant officiellement une réplique en bronze de la statue de Washington offerte à la France par un groupe de citoyens de l’État de Virginie, le même M. Jusserand — qui avait tant contribué déjà à rendre plus efficace l’amitié franco-américaine en faisant apprécier en sa personne la plus haute culture et les meilleures vertus de chez, nous, avait dit :

Dans ce palais consacré à toutes les gloires de la France, Washington est à sa place. Son amitié et celle du peuple américain pour nous sont une de nos gloires... S’il revenait au monde, il retrouverait dans les masses populaires qui se presseront, le dimanche, autour de sa statue, les mêmes Français dont il se plaisait à louer les vertus militaires, dont il admirait la chaleur de cœur, l’esprit fécond, la passion pour les idées généreuses. (10)

Depuis huit ans qu’elles ont été prononcées, quelle confirmation imprévue, prodigieuse — rationnelle tout de même et comme ordonnée par une profonde logique créatrice et providentielle — ont reçue ces paroles ! L’amitié des deux peuples dont Salluste a par avance, en quatre mots, condensé la formule : idem velle, idem nolle, ea demum firma amicitia, cette amitié pure de toute arrière-pensée basse ou médiocre, si haute que les Allemands, s’ils en ressentent les effets, sont incapables d’en comprendre l’inspiration, cette amitié qui ne veut pas laisser la voie libre aux forces déchaînées du mal, qui veut le droit et la liberté, la belle figure de Washington, énergique et sereine, semble l’approuver, l’encourager et la garantir aujourd’hui. En l’évoquant dans un marbre immortel, où il mit au service de la plus haute conscience américaine les meilleures qualités du clair génie français, Houdon, sans l’avoir pu prévoir se trouve avoir symbolisé l’alliance future des deux républiques, l’accord de leurs âmes et de leurs volontés… Et si l’on osait encore imaginer au séjour mystérieux du repos et de la récompense, je ne sais quel coin élyséen, réservé aux grands artistes, où parviendraient les bruits de la terre et se prolongeraient des Dialogues des morts toujours renouvelés, on aimerait à se représenter la joie d’Antoine Houdon venant annoncer à Ligier Richier, que sa chère ville de Saint-Mihiel a été délivrée par les descendants du général Washington !


Notes

(1) Ont été utilisés pour la rédaction de cette notice — en dehors de notes personnelles recueillies au cours d’un voyage aux États-Unis, aux Archives nationales et dans les correspondances, journaux et mémoires contemporains — les très précieux articles d’Anatole de Montaiglon et Duplessis, Houdon, sa vie et ses ouvrages (Revue universelle des arts, 1855). — Le rapport du colonel Sherwin Mc Rae, publié en 1873, par ordre du Sénat des États-Unis et traduit en 1905, par M. F. Régamey : la statue de George Washington par Houdon, Paris, 1905, in-8. — Memoirs of the life and works of J.A. Houdon by Charles H, Hart and Ed. Biddle (Philadelphie, 1911, gr. in-8).

(2) Voir J.-J. Jusserand, En Amérique. Jadis et maintenant. Paris, Hachette, 1918. Le chapitre sur le Major L’Enfant et la Cité fédérale, p. 127-192, est riche de documents nouveaux.

(3) Le monument est des plus simples. Aucune effigie du héros ; une urne funéraire — accostée d’un trophée militaire et d’une branche de cyprès à droite, des emblèmes de la liberté à gauche avec cette inscription : libertas restituta — est posée sur une tablette soutenue par deux consoles à triglyphes du style le plus classique. On aurait quelque peine à y recon­naître la main de l’auteur du buste de Rotrou, si la branche de cyprès jetée contre l’urne n’était exactement celle qu’il utilisa pour le monument de Mme Favart et l’allégorie de l’Amitié pleurant sur un tombeau. C’était un des accessoires décoratifs de l’atelier de Caffieri.

(4) Au mois de juillet 1905, une démonstration fort imprévue fut apportée de l’extraordinaire ressemblance du buste modelé par Houdon, quand une délégation de la marine américaine vint redemander à la France les restes de son amiral. Avant de les déposer dans le cercueil de plornb que nous vîmes passer, recouvert de la bannière étoilée, sur l’es­planade des Invalides, on procéda à leur identification. Et le docteur Papillaud établit, par des mensurations rigoureuses, qu’il existait une parfaite analogie anatornique entre le squelette exhumé et le buste d’Houdon (voir Procès-verbaux de la commission du vieux Paris, année 1905, p. 152). Démonstration un peu macabre sans doute, mais à laquelle Houdon n’eût pas été insensible, non seulement de l’impeccable véracité de son art, mais encore de la puissance de l’Art, éternel évocateur de vie et seul capable, avec l’amour, de triompher de la mort.

(5) Le 20 juin 1785, Houdon priait le comte d’Angiviller, directeur et ordonnateur général des bâtiments, arts et manufactures, etc., de vouloir bien prendre la peine de venir chez lui voir deux statues en marbre qu’il venait de terminer (il s’agissait de l’Été et de l’Hiver) et il ajoutait que, « chargé de faire le portrait du général Vagiston (sic), il suppliait... de lui faire expédier le congé dont il a besoin pour environ cinq ou six mois pour aller remplir son objet » (O l 1216, Arch. nat.). Le congé était expédié le 25 juin 17S5.

(6) On a soutenu qu’Houdon n’avait fait à Mount-Vernon qu’un mou­lage. Il est surabondamment démontré que c’est bien d’un buste qu’il s’agit. Les moulages pris par l’artiste, notamment ceux des épaules, devaient dans sa pensée servir à la statue équestre, pour laquelle le costume romain eût été sans doute adopté.

(7) Sur la statue de Washington par Canova dont nous ne saurions aborder l’étude dans cette notice, voir Publications of the North Carolina historical commission, Bull. n° 8. Canova’s statue of Washington ; nous en devons l’obligeante communication à M. Jusserand. 

(8) Pour répondre aux vœux nettement formulés d’Houdon, la statue dont les dimensions étaient « exactement celles de la vie » aurait dû être exposée sur un socle très bas pour que rien ne se perdît des souplesses de l’exécution, merveilleuse jusque dans les accessoires du costume, mais surtout dans le modelé de la figure. Mais le piédestal désiré par Houdon ne pouvait contenir la longue inscription votée par le Congrès en 1784 ; il fallut se résoudre à le faire à la demande de cette inscription et au détriment de la statue qui, ainsi surhaussée, paraît trop petite et, dans sa partie inférieure, trop grêle.

(9) En Amérique, jadis et maintenant, par M. J.-J, Jusserand (Hachette, in-12, 1918).

(10) Voir Journal des Débats du 19 août 1910.


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