La Sculpture et la Guerre

par Théophile Homolle

Délégué de l'Académie des beaux-arts

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Messieurs,

Je regardais, l’autre jour, le Gloria Victis de Mercié et j’admirais comme le jeune maître de 1874, tout chaud encore de la guerre, meurtri des blessures de la patrie et frémissant des révoltes de sa fierté, avait fait passer dans le bronze notre vaillance, nos douleurs, notre irréductible vouloir. L’œuvre alors souleva une émotion dont nul de nous n’a perdu le souvenir ; après quarante années, elle nous trouble et nous exalte encore, comme en sa nouveauté, tant elle semble être le symbole de la France elle-même, vaincue, mais indomptée, confiante toujours et malgré tout dans la puissance de son génie, l’efficacité de sa vertu et les réparations de la justice. Il est bien de chez nous, par le type autant que par le cœur, le simple et bel adolescent qu’un coup presque mortel a frappé en pleine tête ; dans son regard voilé, sous sa paupière qui tombe, flotte à peine un reste de vie ; mais l’horreur du combat n’a point altéré son visage, la douleur ne l’a pas convulsé, il est calme et comme éclairé par les certitudes de la revanche. Son bras défaillant ne tient plus qu’un tronçon de sabre — celui de Reichshoffen ou d’Illy, — brisé, mais couvert du sang ennemi et toujours pointé en avant, tandis que la main gauche, levée dans un geste de protestation, prend le ciel à témoin de l’iniquité de la défaite et de son serment de vengeance.

Et comme, elle aussi, est toute nôtre cette Gloire farouche et fidèle au malheur, qui ne subit pas les arrêts de la fortune et les contraintes de la force : ailée comme une divinité, cuirassée comme une Amazone, mais robuste, simple et fière comme une fille du peuple de France, elle est vraiment sœur de Jeanne d’Arc par la pitié, la bravoure obstinée, l’inébranlable et tendre foi dans la patrie ! Elle emporte loin du champ de bataille le guerrier trahi par le destin, pour le consoler, le guérir et le ramener à de nouveaux et victorieux combats. Elle soutient son cher fardeau d’une main compatissante et légère ; mais ses muscles sont fermes et souples comme l’acier, ses lèvres serrées expriment une inflexible volonté, et son œil plein de flamme, droit à l’ennemi, lance la menace implacable et sûre. À ses pieds gît un rameau de laurier, récompense d’inutiles exploits ; mais à côté se dresse, gage du triomphe futur, le tronc toujours vivant, quoique momentanément effeuillé, et prêt à reverdir, comme autrefois dans le temple de Pallas Athéna l’olivier brûlé par les Perses.

Lorsque la liberté grecque eut succombé à Chéronée sous les coups de l’ennemi du Nord, aidé — alors déjà ! — par de misérables complicités, ceux d’Athènes, de Thèbes et des autres cités fidèles à l’honneur réunirent en un monument les corps des défenseurs de la terre sacrée. Au sommet fut placé un lion haut de plusieurs coudées, qui, dominant au loin la plaine de Béotie, devait proclamer à tous leur dévoûment et protéger à jamais leurs dépouilles. Assis sur sa nerveuse croupe, dressé sur ses pattes de devant, enserrant en ses fortes griffes la pierre du tombeau à lui confié, le noble animal n’est point certes un emblème indigne de la valeur des combattants : sa ferme immobilité rappelle leur belle résistance, comme elle convient à son rôle de solide et vigilant gardien. On le voudrait pourtant moins paisible, prêt toujours à bondir et à rugir, plus pareil enfin au fauve indompté du désert, moins apparenté au brave et fidèle, mais trop docile gardien de nos maisons.

L’épitaphe des vaillants qui, « prenant Hadès pour juge, n’avaient point consenti à tendre leur cou au joug », ne dément pas cette impression de dignité, noble mais un peu passive. « La terre de la patrie, dit-elle, garde en son sein les corps de ceux qui, pour elle, ont grandement souffert ; car telle est la volonté de Zeus : ne se point tromper et réussir en tout, est le privilège des dieux ; mais la vie des mortels ne peut se soustraire au destin. » On y sent la résignation d’un peuple épuisé par l’excès même de sa splendide, mais trop longue et fébrile activité, las de lutter, et qui se soumet à l’inévitable. La conquête macédonienne, en effet, ne faisait que préluder à la conquête romaine, celle-ci aux invasions barbares, en attendant, hélas ! l’ignominie de la domination ottomane, esclavage séculaire dont la marque fut si profonde que, après quatre-vingts ans de liberté reconquise, nous en voyons avec stupeur reparaître les stigmates.

C’est le privilège des poètes et des artistes de refléter en eux-mêmes l’âme de leurs contemporains ; ils sentent bouillonner en leur cœur les enthousiasmes, fermenter les colères, pleurer les douleurs de leur pays, et ils trouvent dans leur esprit et sous leurs doigts des expressions et des formes adéquates et impérissables pour les transmettre aux siècles futurs. Or, quels événements auraient sur la littérature et l’art un contre-coup plus profond que ceux de la guerre, surexcitant, comme elle fait, jusques au paroxysme toutes les passions et toutes les énergies humaines ? La sculpture, dont les œuvres s’étalent en plein air, en contact direct avec la foule, reçoit et répercute ces émotions et ces commotions avec une intensité singulière de vibration et d’accent. N’eussions-nous, en l’absence même de documents écrits, que ces deux figures, ce Lion, cette Gloire, ils seraient pour nous des témoins véridiques et des interprètes éloquents, qui nous traduiraient clairement et fidèlement les réactions diverses de la conscience nationale, en des temps et des milieux différents, sous le coup de désastres semblables.

Au moment où presque tous les Français, les uns par devoir de prévoyance politique et sociale, les autres par curiosité de dilettantisme, se demandent quelles seront, dans tous les domaines de l’activité nationale, les conséquences de la guerre, peut-être ne semblera-t-il pas tout à fait oiseux de rechercher comment et dans quelle mesure notre sculpture en ressentira l’effet, sous quelle forme elle pourra synthétiser et symboliser l’effort et la victoire de la France, dans une lutte dont l’enjeu est notre vie même, avec la liberté du monde.

En regardant la France à l’œuvre sur les champs de bataille et dans les ambulances, dans les ateliers et sur les sillons de nos campagnes ; en écoutant dans notre cœur les battements du sien, dans notre pensée l’écho de ses desseins et de ses nobles rêves, ne pourrons-nous pas apercevoir et deviner comme les linéaments de l’image dans laquelle elle se personnifiera, avec toute sa grandeur, sa générosité et sa belle simplicité ? L’histoire nous offre, d’ailleurs, pour nous guider par la comparaison, l’exemple d’un peuple qui jadis sauva, lui aussi, la civilisation, en opposant la force morale du génie individuel à l’organisation colossale de la barbarie, et qui sut égaler la splendeur de ses créations artistiques à la hauteur de ses exploits.

La Grèce — pourrait-on encore l’appeler de ce nom, sans le Libérateur qui s’est levé de l’île de Minos ? — la Grèce a cruellement attristé ceux qui s’étaient habitués à l’aimer. Les noms de Rupel, Cavalla, Florina ont remplacé ceux de Marathon, Platées et Salamine, et quand nous disons Léonidas, le télégraphe nous répond Hatzopoulos ! Il semblerait vraiment qu’on nous voulût induire à douter ou de l’héroïsme des anciens ou de la légitimité des modernes. Il n’appartient pourtant pas à quelque Macédonien renégat de la descendance d’Hercule, à des Péloponésiens en qui s’est réveillé le lointain atavisme des envahisseurs bulgares chers à Fallmerayer, à un Bavarois naturalisé à la Delbrück, et à un Constantin de la Sprée d’abolir la mémoire de Miltiade, d’Aristide et de Phidias, qui s’étaient abreuvés aux sources de l’héroïsme, de la vertu et du génie !

Lorsque les Grecs... d’Hérodote et de Plutarque eurent, par deux fois, arrêté des multitudes qui paraissaient irrésistibles comme une force de la nature, qu’ayant vaincu les Perses sur terre et sur mer, les ayant poursuivis et battus jusque sur leurs propres rivages, ils eurent eux-mêmes marqué des limites à l’empire de celui qui se faisait appeler le Grand Roi et prétendait avoir reçu de Dieu lui-même le sang, l’inspiration, la puissance et le droit de commander au monde, il y eut dans la Grèce entière un transport d’allégresse et de fierté, un sentiment de délivrance, comme une exubérance de vie et une poussée de bonheur. La joie se mesurait à la grandeur des périls, à la longueur des souffrances, à la dureté des combats, à la presque invraisemblance du triomphe ; elle éclata de toutes parts, au cri de Liberté ! Il retentit, comme le clairon, dans les épigrammes de Simonide et le drame poignant d’Eschyle ; il accompagne, comme une basse continue, les neuf livres d’Hérodote ; il résonne en sourdine dans la grave introduction de Thucydide  ; il semble sortir encore de la bouche des combattants, des héros et des dieux que les artistes ont sculptés sur les frises des temples et des autels, ou figurés dans des groupes et des statues, dîme du butin et trophée de la victoire.

Le sentiment national, qui avait fait explosion dans le théâtre d’Athènes, au spectacle des malheurs de Milet, s’était mué, au cours des épreuves partagées, en une conviction raisonnée de solidarité ethnique, de communauté d’intérêts et de devoirs, en une pleine conscience de l’unité et de la supériorité de la race grecque, et de son opposition nécessaire aux barbares ; éclairé, encouragé, entraîné par la prévoyance politique, le désintéressement, l’autorité équitable, l’éloquence persuasive d’Aristide, — l’histoire a de ces rencontres, — il avait réuni en une ligue amicale et confiante, toujours prête à faire front d’ensemble de toutes ses forces et de toutes ses ressources financières, tous les Hellènes de la mer Égée. Ce même sentiment ne pouvait manquer de s’imposer à la sculpture et d’y laisser son empreinte. Il s’y manifeste doublement : dans les thèmes, issus tous plus ou moins directement des souvenirs de la Grande Guerre ; dans le caractère et le style, en qui, sous la discipline des traditions attiques et l’inspiration du génie, se combinent et se fondent harmonieusement les raffinements de l’Ionie et la sévérité de l’art dorien.

Phidias représente par excellence cet art attique du Vesiècle, perfection de la sculpture grecque, qui unit à la maîtrise du métier au sentiment et à l’expression de la vie, les hautes préoccupations de la pensée, fait de réalité et d’idéal. Il ne lui suffisait pas de raconter en des bas-reliefs les exploits de ses concitoyens, d’associer, dans une offrande commémorative de Marathon, Miltiade aux grands ancêtres fondateurs des tribus attiques, il rêva d’incarner dans une figure l’âme d’Athènes et celle de la Grèce, de mettre au front de la déesse nationale, Athéna, le feu de l’intelligence et de la bravoure dont elle avait enflammé son peuple, et dans son bras, la force victorieuse qu’elle lui avait communiquée.

Dans la plaine de Platées et sur le sommet de l’Acropole il dressa l’Athéna guerrière, l’Areia, la Promachos, le casque en tête, le bouclier au bras, la lance en main, ici comme un témoin de la victoire, et là comme une sentinelle vigilante en avant du rempart. Celle-ci était si haute qu’aucun mouvement de l’ennemi héréditaire ne lui pouvait échapper aux limites extrêmes de l’horizon, que le fer de sa lance et le cimier de son casque s’apercevaient de la mer, comme un signal pour avertir les alliés.

Pour les clérouques Athéniens de Lemnos, il fit la Lemnia, déesse pacifique, tenant en main son casque devenu inutile, toute de grâce et de pudeur, accueillante autant que la Promachos était redoutable, symbole d’alliance et d’amitié. L’une était si terrible qu’on ne pouvait soutenir son regard, et l’autre si attirante que l’on en subissait irrésistiblement le charme.

Voulant enfin résumer en un type définitif et suprême tous les attributs et tous les bienfaits de la déesse, toutes les vertus, toutes les aptitudes et toutes les gloires de sa ville, exprimer sous une forme unique et parfaite l’idéal qu’il portait en lui, il fit la Parthénos, pour le sanctuaire national où les Panathénées devaient réunir tous les Hellènes.

Il la représenta debout dans son harnois de guerre, armée, mais non point combattante, sereine et confiante dans la force que guident la justice, l’intelligence et la générosité, prête à défendre la paix donnée par elle et terrible seulement à ceux qui la voudraient troubler. Le casque porte un triple cimier que couronnent un sphinx et des griffons, emblèmes de la sagesse en même temps que de la force inévitable ; la lance est au repos, appuyée à l’épaule, et le bouclier posé à terre. Elle n’attaque, ni ne menace, contente de montrer qu’elle est parée à toutes les surprises. L’égide est sur sa poitrine, avec les serpents et la Gorgone, pour arrêter l’ennemi, non pour le provoquer. À l’ombre du bouclier siffle et se dresse, compagnon redoutable de la déesse, le dragon, génie souterrain qui personnifie les ancêtres et garde le sol où ils sont couchés ; sur le disque du bouclier, un bas-relief allégorique, plus effrayant pour les Barbares que des monstres ou des bêtes sauvages, représente, sous les figures allégoriques de Centaures ou d’Amazones, la déroute de la brutalité aux prises avec l’intelligence, et de la violence révoltée contre l’ordre et la justice.

Sur le piédestal de la déesse on voyait, dit Pausanias, la naissance de Pandore, et là sans doute nous pouvons, sans trop de subtilité, voir une allusion à la terre, source de tous biens, la terre mère et nourricière de la patrie, sauvée par la protection d’Athéna et la bravoure de son peuple.

Mais le symbole le plus clair, c’est la Niké que la déesse porte en la main droite : elle est ailée et vient de descendre du ciel ; mais, tournée vers Athéna, elle semble se remettre à elle sans esprit de retour. Cette impression est confirmée par la colonne où s’appuie le bras de la déesse, artifice nécessaire à la stabilité de la statue, dont l’ingéniosité de l’artiste a fait comme un symbole de la pérennité de la victoire et de la paix. Les anciens n’en jugeaient pas autrement : « Athéna, dit l'un deux, une fois que sa main étendue a reçu la Victoire, restera ainsi pendant tout le cours des siècles. »

Mieux que les symboles enfin, dont le sens échappe souvent, se modifie ou s’oblitère, l’attitude souveraine de la figure, que l’on devine encore à travers des descriptions insuffisantes ou de trop médiocres et tardives copies, la beauté sereine et la grâce de son visage, où l’antiquité tout entière a reconnu l’image la plus parfaite de la Vierge, cet air de majesté qui arrêta sur l’Acropole les Goths interdits et ce charme pudique qui ravissait Lucien, ce rayonnement divin, qui faisait dire des chefs-d’œuvre de la sculpture que leurs auteurs avaient contemplé les dieux dans l’Olympe ou que ceux-ci étaient descendus dans les terrestres ateliers , s’imposent encore à nous avec une captivante puissance. Par un charme, qui est un des miracles de l’art grec, leurs statues sont si humaines et si proches de nous qu’elles semblent, comme nous, palpiter et vivre ; elles nous dominent pourtant de si haut que nous nous agenouillons presque involontairement devant elles ; et, dans un geste de piété respectueuse et familière, nous leur adressons encore, après deux mille ans, nos hommages et nos prières.

Je n’établirai pas entre la guerre Médique et la nôtre un parallèle qui serait dans le détail décevant, et vraiment disproportionné. Les effectifs, les moyens et les horreurs de la guerre ont centuplé ; mais la cause reste la même et, comme les Athéniens, nous nous sommes levés dans un élan de révolte contre l’injustice, de pitié pour la faiblesse opprimée, de dignité contre l’insulte et la menace. Nous avons bravé une force qui se croyait, que l’on déclarait invincible ; nous avons souffert tous les maux de l’invasion multipliés, amplifiés aujourd’hui par tous les crimes de l’inhumanité ; nous avons tenu, nous avons vaincu et nous achèverons la victoire. Dans cette lutte, toutes les énergies du caractère national, que l’on prétendait épuisées et qui n’étaient qu’alanguies, se sont réveillées et redressées : jamais la France ne fut ni plus forte, ni plus belle, plus elle-même enfin. Cette exaltation du génie héréditaire, chez un peuple où la sculpture, comme chez nous, a fleuri durant des siècles avec une inépuisable fécondité, réveillera aussi en nos sculpteurs les traditions nationales de l’art, le scrupule de la probité professionnelle, le goût de la sincérité, de la mesure, de la vérité sans bassesse, de la grandeur sans enflure, l’amour de la vie, animée et ennoblie par le sentiment et la pensée, qui sont l’héritage de la Grèce et de Rome et le trésor merveilleux de notre race.

C’est dans cet esprit que seront traités les sujets innombrables fournis par les épisodes d’une guerre qui semble n’avoir de bornes ni dans le temps ni dans l’espace : exploits de nos soldats et de nos marins, de ceux qui travaillent sur la terre, sous la terre, sur l’eau, sous l’eau et dans les airs. L’anonymat qu’impose provisoirement la réserve démocratique soulèvera un jour ses voiles ; la France proclamera ses héros, chaque commune réclamera les siens et voudra les honorer, soldats et civils, combattants et otages, hommes, femmes et enfants mêmes, ceux qui auront fait et vu la victoire et ceux qui seront morts pour elle, sans la voir.

Mais on demandera plus encore à nos sculpteurs et ils viseront plus haut ; c’est de la France elle-même qu’ils devront créer l’image idéale et vraie, présente et éternelle. Et quelle source féconde d’inspirations, quelle diversité d’aspects toujours émouvants : la France du 4 août, unanime dans l’union sacrée ; la France des semaines d’angoisses, de Longwy, de Charleroi, de la retraite, impassible et confiante ; la France frémissante devant l’injustice et le mensonge, secourable à la Belgique et à la Serbie ; la France douloureuse et martyre des villes détruites et des familles dispersées, celle de Reims, d’Arras, de Lille, de Senlis et de Gerbéviller ; la France laborieuse qui combat à l’arrière, en cultivant les champs dépeuplés et en faisant sortir les usines du sol ; la France créatrice et géniale, qui sous le feu d’un ennemi trop préparé, s’arme, s’organise et prodigue encore à ses alliés, avec son cœur, l’or, le matériel, les ingénieurs, les officiers, les aviateurs ; la France héroïque, inébranlable et sublime de l’Yser, du Grand Couronné de Nancy et de Verdun ; la France de la Marne et de la Somme, calme dans la victoire, patiente et obstinée jusqu’au triomphe ! Ces litanies magnifiques et encore incomplètes, qui montent vers elle des pays alliés et des neutres, sont comme l’épigraphe des statues qu’on lui élèvera, comme les traits complexes et saisissants dont on devra composer son image.

Qui donnera à son visage la grâce et la pitié, la résignation, le dévouement, la résolution la confiance et la sérénité ? Par quelles attitudes, quels attributs ou quel groupement de figures traduira-t-on cette richesse miraculeuse de dons, cette prodigalité d’héroïsme, et de vertu ? Nul ne le saurait dire, et sans doute l’on n’empruntera pas à l’Athéna de Phidias des accessoires et un costume désuets ; mais, comme celle-ci, on la représentera d’une beauté tout humaine et cependant rayonnante d’une splendeur divine, guerrière et pacifique, parce qu’elle aura conquis la paix par les armes, et devra rester armée pour faire régner la justice dans la paix.

Ne dirait-on pas que, derrière la déesse de l’Acropole, il apercevait la France elle-même, la France victorieuse et libératrice, celui qui adressait à Pallas Athéna cet hymne d’admiration et d’amour :

« Toi seule es jeune, ô Cora ; toi seule es pure, ô Vierge ; toi seule es saine, ô Hygie ; toi seule es forte, ô Victoire. Les cités, tu les gardes, ô Promachos ; tu as tout ce qu’il faut de Mars, ô Areia ; la paix est ton but, ô Pacifique. Législatrice, source des institutions justes ; Démocratie, toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple et que partout où il n’y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il n’y a rien ; ...protectrice du travail, ô Ergané, toi qui fais la noblesse du travailleur civilisé et le mets si fort au-dessus du Scythe... Énergie de Zeus, étincelle qui allumes et entretiens le feu chez les héros et les hommes de génie... » ?

Certes l’âme candide et douce de Renan n’imaginait pas quelles effroyables catastrophes menaçaient les trésors, présents de la déesse dont la France est dépositaire ; il se fût sans doute refusé à croire, dupe encore en ce temps-là du mirage d’une Allemagne de rêve, les forfaits dont l’horreur indigne l’univers, inventions d’une science ivre de malfaisance et d’orgueil, délices d’une nation avide de jouissance et idolâtre de la force. Il savait toutefois, par les leçons de l’histoire et de la philosophie ; que la barbarie reste toujours barbare, de quelque nom qu’elle se déguise et de quelque masque qu’elle se couvre ; qu’elle poursuit sans trêve la civilisation de son envie, de ses embûches et de ses coups ; que l’absolutisme, type définitif de l’organisation matérielle, brutal, implacable et superbe, ne peut ni tolérer, ni comprendre le libre jeu des intelligences ni l’indépendance des âmes ; qu’il ne sait qu’opprimer et ne veut qu’asservir les esprits et les corps, les nations et les individus. Il connaissait les terribles et humiliants triomphes de la violence et de la haine ; mais il avait appris aussi qu’ils sont éphémères, et, se reposant avec un ferme optimisme, sur les droits de la conscience, la force invincible de la justice et de l’amour, il annonçait avec la confiance d’un voyant et d’un sage à ceux qui avaient souffert pour la liberté que leurs ruines seraient relevées, dans un concert universel de jubilation et de reconnaissance.

« Le monde ne sera sauvé, disait-il, — en des termes qui semblent la sentence même du jugement entre nos ennemis et nous — le monde ne sera sauvé qu’en revenant à toi, en répudiant ses attaches barbares. Quel beau jour que celui où toutes les villes formeront des théories sacrées et rebâtiront tes murs au son de la flûte, pour expier le crime de Lysandre ! Puis ils iront à Sparte maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres. »

Ce jour-là, les pèlerins passionnés venus de tous les points de l’univers pour honorer la grande victime et la grande victorieuse, réclameront une image à qui porter leurs couronnes. Ils la trouveront, n’en doutons point, prête à les accueillir ; car elle est déjà conçue dans la pensée d’un de nos maîtres, ou peut-être bien de quelque inconnu dont le génie s’illumine aux éclairs de la Somme et de Verdun ; elle jaillira demain de leur cœur et de leur cerveau, belle, allègre, sereine et pure, comme une gloire sans tache, fière, aimable et forte comme une victoire sans reproche, vengeresse du droit, protectrice du faible et garante de la paix. Gloria Victoribus !


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