Discours d'ouverture

de Henri Joly

Président de l'Institut de France

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Messieurs,

Au cours du mois de septembre dernier, un grand journal de Paris, l’un de ceux qui s’intéressent le plus activement aux choses de l’esprit, adressait à quelques-uns d’entre nous un questionnaire où on lisait ce qui suit : « Depuis deux ans, avez-vous pu travailler ? »

Cette question avait de quoi nous étonner un peu, nous qui pourrions nous approprier ce mot d’un des plus féconds littérateurs du siècle dernier. Comme on lui disait : « Vous travaillez vraiment beaucoup », il répondait : « Que voulez-vous, je n’ai que cela à faire ! »

Mais peut-être notre interrogateur d’hier avait-il une idée qui risquait de passer inaperçue. Peut-être entendait-il par « travailler » se donner tout entier à quelque conception nouvelle, à quelque projet bien personnel et s’y complaire en toute aisance, comme un homme qui ne relève que de son art et de sa liberté spirituelle.

Si tel était en effet, le sens de la question, la réponse serait différente. Choisir nous-même un sujet, non, nous ne l’avons pas pu : pour nous tous il n’y en avait qu’un : la lutte où est actuellement engagée la destinée de notre pays. Quant à nous mouvoir tout à loisir en un pareil champ d’étude, nous ne le pouvions pas davantage ; c’est devant nous que le drame se déroule sous l’action réelle de la plus irrésistible logique et des plus nobles sentiments, pitié, horreur et surtout admiration. Pour nous qui vivons anxieusement au jour le jour et qui attendons encore le dernier acte de la tragédie, nous abstraire un seul instant de semblables événements et du mouvement dans lequel ils se précipitent, non, cela ne nous est ni permis, ni possible. Est-ce uniquement parce que les chefs de nos propres familles n’ont pas été les derniers à y compter des deuils cruels ? Sans doute, malgré la sérénité que leurs fronts, ennoblis par tant de hautes pensées, savaient opposer aux plus dures épreuves, leurs cœurs n’en ont pas été moins frappés, et ce sont bien, ceux-là aussi, des victimes de la guerre, puisqu’ils ont donné à la patrie un sang qui était bien le leur. Mais, Messieurs, chaque douleur a été la douleur de tous, de même que pour nous tous les consolations étaient les mêmes.

De tous côtés, surtout dans les premiers temps de la guerre, nous entendions ce cri lamentable : « Ce sont nos meilleurs qui ont succombé ! » Oui, jeunesse militaire, jeunesse ecclésiastique, jeunesse étudiante, jeunesse ayant déjà donné les prémices d’un talent heureusement renouvelé, ce sont tous ceux-là qui se sont jetés au devant du sacrifice avec l’élan le plus résolu. Mais si la guerre nous les a pris, ne peut-on dire qu’elle nous les avait en quelque sorte donnés, donnés dans une beauté dont le charme ne connaîtra plus aucun mécompte et dont la gloire désormais toute pure repose en son immortalité ?

À l’égard de tels défenseurs, nous avons fait tout ce qui nous était permis. Tout ce que nous avions de libéralités non encore engagées, de locaux encore libres, de récompenses à décerner, de dignités à offrir, nous avons tenu à honneur de le mettre au service de la même cause. C’est pour cette cause et pour celle de nos alliés que l’Institut a travaillé, soit dans les laboratoires et dans les champs d’expérience, soit dans l’étude critique des inventions, soit dans les différentes missions dont nos académies se sont chargées au dedans ou au dehors : au dehors, pour y dissiper une fois de plus des préjugés trop savamment entretenus ; au dedans, pour mesurer la réelle épaisseur des ombres dont nul tableau, si éclatant qu’il soit, n’est exempt. En cela, nous ne faisions que rester fidèles au double caractère qui s’est toujours imprimé à la vie de nos académies, celui de la solidarité harmonieuse de nos efforts respectifs et celui de la continuité de nos traditions.

De l’harmonie de nos études, il a été donné plus d’une formule. Développant une phrase célèbre de Pascal, un homme né dans une Allemagne bien différente de l’Allemagne d’aujourd’hui, et qui s’était d’ailleurs formé à Paris dans notre grande école cartésienne, Leibniz, aimait à dire : « Il y a de l’harmonie, de la géométrie, de la métaphysique et de la morale partout. » Harmonie qu’il s’agit de réaliser dans nos œuvres d’art en essayant de faire de tout une œuvre d’art, géométrie à démontrer et à enrichir incessamment d’applications nouvelles, métaphysique qu’il s’agit d’éclaircir, morale qu’il importe de défendre et de faire triompher partout, oui, partout, même dans la guerre. Nous ne sommes pas ici de ceux qui s’imaginent qu’il suffit d’être en état de guerre pour se voir autorisé à renverser de fond en comble toutes les lois de l’état de paix. Comme il est malheureusement au pouvoir de tout malfaiteur d’inaugurer un état de guerre en déclarant la guerre lui-même, guerre familiale, guerre de succession privée ou publique, guerre de classe ou de parti, guerre industrielle ou commerciale, guerre financière, guerre d’État à État, il faudrait alors accepter comme une chose naturelle et inévitable que le droit et la morale fussent perpétuellement à la merci du premier venu. Nous persistons, nous, dans la vieille tradition française que résumait notre grand monarque Louis XIV quand il disait : « La guerre ne saurait être faite trop honnêtement. » C’est pourquoi auront finalement raison ceux qui ont déjà, même en pays neutre, répété de plus d’un côté : « Quelle que soit l’énormité des forces matérielles en action, c’est encore plus par le bienfait des forces morales que la France et ses alliés auront pu résister et triompher. »

Qu’à cette harmonie fraternelle de nos études nous soyons demeurés fièrement attachés, vous allez, Messieurs, le constater vous-mêmes une fois de plus. Il nous suffira de résumer les carrières malheureusement closes au cours de l’année et dont les exemples forment la meilleure partie de notre commun patrimoine.


[...] (N.B. Suit une évocation non reproduite ici des membres de l'Institut de France décédés depuis la dernière séance solennelle de rentrée des Cinq Académies.)
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