Un chapitre de la Guerre navale

par Émile Bertin

Délégué de l'Académie des sciences

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Messieurs,

Je vous parlerai de la guerre, assuré que le sujet vous intéressera, si ce n’est l’orateur, de la guerre navale, parce que c’est la seule dont j’ose parler.

Parmi les événements de la guerre navale, je choisirai ceux dont la mer du Nord est le théâtre, parce que là se joue la partie décisive.

Dans la mer du Nord, s’affrontent les deux plus puissantes flottes de guerre, celle de Grande-Bretagne et celle d’Allemagne. La marine française n’est point complètement absente. Ses croiseurs, ses canonnières, ses torpilleurs de toutes classes, ses patrouilleurs de toutes catégories, parfois ses dragueurs de mines, y jouent un rôle actif, pénible, dangereux et d’autant plus méritoire qu’il est plus obscur. Les services qu’elle rend n’ont pas encore d’histoire. Ainsi je n’aurai à vous entretenir que des hauts faits des marins anglais. Vous excuserez sans peine le silence, imposé par le choix du sujet, concernant des nôtres, de ceux qui ont donné leur mesure sur les cuirassés des Dardanelles et dans les bataillons de Dixmude. Vous l’excuserez, parce qu’à la coalition du Centre, nous opposons une flotte unique, comme une seule armée. L’entr’aide dans la guerre est aussi cordiale qu’a été l’entente pour sauver la paix. Nous sommes fiers de nos voisins d’outre-Manche, de leur puissance navale, de leur vaillance, de leurs victoires. Nous trouvons, à le proclamer, la même joie que la Grande-Bretagne à célébrer les défenseurs de Verdun. L’admiration réciproque, l’émulation à se montrer digne de ses alliés, ont effacé jusqu’au dernier vestige de la rivalité séculaire, comme elles ont fait évanouir la longue défiance qui séparait les cabinets de Londres et de Pétrograd.

Le respect religieux du droit et de la sainteté des traités, le culte commun de l’honneur, devaient accomplir un même miracle dans les deux hémisphères. Ils l’ont accompli, en unissant, plus étroitement que le souci de leurs intérêts, l’âme des peuples prêts, selon les nobles paroles du comte Okouma en 1914, à défendre l’idéal le plus élevé de la civilisation.

L’union contre le déchaînement des appétits brutaux est une union sacrée ; elle devra survivre à la guerre, entre les alliés, comme lui doit survivre, entre concitoyens, l’union commandée par un dévouement commun à la patrie.


Il convient, pour la clarté du récit, de spécifier les caractères distinctifs des trois classes de cuirassés communes aux deux flottes en présence. Leurs éclaireurs, qui sont les croiseurs légers, ainsi que les bâtiments de flottille, torpilleurs ou sous-marins, sont définis par leur nom.

Les cuirassés se distinguent en bâtiments de ligne ou de bataille et croiseurs cuirassés. Ces derniers, dans leur développement actuel, ont atteint une puissance militaire leur permettant d’entrer en ligne contre les cuirassés sans épithète. Ils ont, sous cette forme, reçu le nom de croiseurs de bataille ; ils ont à peu près annulé tous les croiseurs plus anciens. Les croiseurs cuirassés sont inférieurs aux cuirassés, quant au total des qualités militaires ; les croiseurs de bataille leur sont égaux : mais la répartition des qualités est différente.

Après avoir longtemps obéi à des conceptions sujettes à critique, les cuirassés sont arrivés, il y a quelque vingt ans, à un modèle convenablement équilibré dans les éléments de sa puissance offensive et défensive. Ce modèle, réalisé d’abord sur un croiseur français et sur les cuirassés de Sir William White, a persisté depuis lors. Une sorte d’accord tacite limita d’abord le déplacement à 15 000 tonnes pour les cuirassés, à 12 000 tonnes pour les croiseurs. La vitesse étant fixée à 18 nœuds pour les premiers et 22 nœuds pour les seconds, les éléments de leur puissance militaire étaient implicitement déterminés. Le calibre des gros canons était uniformément de 305 millimètres. L’accord tacite, inspiré par de pures raisons économiques, était une incursion de la sagesse sur un terrain qui n’est pas de son domaine. Il fut rompu par la rivalité militaire, quand se dévoila l’ambition teutonne. Le signal fut donné en Angleterre, lors de la mise en chantier du Dreadnought de 18 000 tonnes, qui entra en service en 1906, et celle des croiseurs de bataille, type Invincible, de 17 000 tonnes, qui apparurent en 1908. La course aux agrandissements commençait. Le calibre des gros canons a atteint 380 millimètres sur les cuirassés, en s’arrêtant à 340 millimètres sur les croiseurs de bataille. La vitesse est restée voisine de 20 nœuds sur tous les Dreadnoughts et super-Dreadnoughts ; elle est montée de 25 nœuds à 28 nœuds sur les croiseurs de bataille. Le déplacement s’est élevé de 18 000 tonnes à 28 000, pour les croiseurs de bataille comme pour les cuirassés, en Allemagne comme en Angleterre. La marine allemande s’est tenue dans le rôle de tard-venue, n’innovant point, imitant toujours, avec quelque retard dans l’accroissement des calibres.

Au Ier août 1914, le nombre des cuirassés procédant du Dreadnought tant armés qu’en achèvement, n’était pas inférieur à 34 en Angleterre, y compris trois bâtiments primitivement destinés à diverses marines. D’autres ont pu être mis en chantier, pour remplacer des bâtiments terminés. Un seul navire de cette catégorie, l’Audacious, a disparu, tandis qu’il en a été terminé sans doute dix-sept depuis le mois d’août 1914. Le nombre des cuirassés allemands de même catégorie a atteint vingt, dont trois achevés en 1916.

À ces grands bâtiments, tous réservés jalousement pour la lutte dans la mer du Nord, s’en ajoutaient de plus anciens, au nombre de 37 pour la Grande-Bretagne et de 20 pour l’Allemagne, 10 seulement des 20 allemands pouvant soutenir à peu près la comparaison avec les 37 anglais.

Le nombre des croiseurs de bataille britanniques était de dix, y compris ceux en achèvement ou de onze avec l’Erin mis en chantier pour la Turquie. Pour l’Allemagne, le nombre est tombé de 7 à 6 par l’absence du Göben, et serait de 7 avec le Salamis primitivement grec.

La supériorité britannique apparaît ainsi moins grande en croiseurs de bataille qu’en cuirassés ; mais l’équilibre se rétablit, si l’on fait passer sur la liste des croiseurs cinq cuirassés de 25 nœuds de vitesse, mis en service en 1915, qui ont opéré avec les croiseurs le 31 mai 1916. La proportion de 5 à 3 se rencontre ainsi, à la fois dans les cuirassés et les croiseurs de bataille, pour représenter la puissance relative des deux adversaires.

La disproportion des forces pourrait faire regarder comme pure rodomontade la menace d’un débarquement que les pangermanistes ne se privaient pas, avant la guerre, d’adresser à nos alliés. Il faut tenir compte cependant de l’avantage temporaire que peut donner, sur mer comme à terre, une attaque brusquée faisant suite à une préparation secrète. La Grande-Bretagne a trois flottes distinctes de cuirassés, ayant chacune ses éclaireurs et sa flottille. La première flotte, équivalente à celle de l’Allemagne, a son personnel au complet ; mais elle est dispersée en temps de paix, et elle se concentrerait difficilement en présence d’un ennemi capable d’écraser ses éléments isolés. Les deux autres flottes sont des réserves attendant la mobilisation. Lors de l’ultimatum à la Serbie, les trois flottes étaient armées et concentrées, pour les grandes manœuvres exécutées du 15 au 25 juillet. Le 4 août, l’Angleterre disposait de la totalité de ses escadres. Ainsi la date aux environs de laquelle l’Allemagne a fixé, probablement avant le 15 juillet, l’ouverture des hostilités, et en vue de laquelle ses préparatifs formidables d’invasion continentale étaient difficiles à arrêter ou à ralentir, lui a été défavorable au point de vue naval. Le Cabinet de Berlin s’en est médiocrement inquiété, s’il n’a pas cru à l’intervention britannique, avant l’entrevue décisive du Chancelier de l’Empire et de Sir Edward Goschen.

Le récit des événements justifiera le choix des cuirassés, comme terme de comparaison, pour établir le parallèle entre les deux flottes.

Au-dessous des cuirassés, le déplacement tombe brusquement, du minimum de 15 000 tonnes au maximum de 5 000 ou 5 500 tonnes des croiseurs légers nouveaux, qui ont remplacé les croiseurs à flottaison cellulaire ou croiseurs protégés d’autrefois. Ces dernières qualifications n’ont plus de sens, depuis que le mode de protection dont elles témoignent est étendu aux cuirassés.

L’Angleterre a une prépondérance plus prononcée pour les petits bâtiments que pour les grands. Elle a mis en service en 1915, et elle a continué à construire une série de croiseurs légers qui dépassent en vitesse les plus rapides croiseurs de bataille et dont aucune autre marine n’a l’équivalent. L’Allemagne a perdu pendant la guerre la moitié de ses croiseurs légers ; ceux qui lui restent sont inférieurs, soit en artillerie, soit en vitesse, aux modèles anglais.

Les torpilleurs anglais sont plus nombreux et en général plus grands, plus armés que les allemands ; ils les chassent ou les détruisent dans toutes leurs rencontres. J’appelle simplement torpilleurs, les torpilleurs d’escadre ou destroyers, de 400 à 1 000 tonnes, seuls torpilleurs qui participent aux opérations en dehors du simple patrouillage.

Il est difficile de rien dire de précis au sujet des sous-marins. L’Allemagne, qui s’est mise très tardivement à l’œuvre, possédait en 1914 à peu près le quart du nombre des sous-marins anglais. Elle en a perdu beaucoup, particulièrement de ceux de 800 tonnes, classe U-25, qui était la bonne. Ses ressources lui permettent d’en avoir construit davantage. Autant que les prises permettent d’en juger, il serait surtout sorti des chantiers allemands, des sous-marins construits hâtivement et en série, plus propres à la surprise des paquebots et au mouillage des mines qu’aux opérations militaires dont nous parlerons.

L’Allemagne possède un avantage dans sa flotte aérienne de dirigeables. Les zeppelins, qui ne se risquent guère au-dessus des lignes de tranchées munies de canons à leur adresse, circulent librement sur la mer. Ils peuvent rendre d’utiles services comme éclaireurs et semblent les avoir rendus.


En présence des flottes britanniques concentrées, la Hochseeflotte s’est terrée, dès le 14 août 1914, à l’abri de défenses probablement inexpugnables sur le front de mer. La mer du Nord étant libre d’ennemis, l’amiral Sir John Jellicoe a eu pour tâche d’assurer le blocus auquel l’Allemagne était d’avance condamnée.

Le blocus d’une côte ennemie se maintenait sans trop de peine au temps de la voilure. L’adoption du moteur à vapeur lui a créé quelques difficultés, auxquelles l’entrée en jeu des sous-marins vient d’ajouter de grands dangers. Le blocus ne peut être établi et maintenu qu’à très longue distance. Il serait à peu près impraticable devant une côte ouvrant sur la haute mer. La situation géographique en permet l’établissement et en assure l’efficacité dans la guerre actuelle, parce que les ports d’Allemagne se trouvent naturellement bloqués par les côtes d’Angleterre qui se dressent en face d’eux. Il nous faut ici parler un peu géographie, et, après avoir fait l’esquisse des deux acteurs du grand drame, décrire le théâtre sur lequel ils remplissent leur rôle tragique.

La mer du Nord forme une sorte de rectangle débouchant sur l’Atlantique, au Sud-Ouest à travers le Pas de Calais de 20 milles marins de largeur, au Nord par l’ouverture large de 270 milles, comprise entre l’Écosse et la Norvège. La distance entre Helgoland et les bases anglaises est de 400 milles en nombre rond ; c’est un parcours de vingt heures pour les cuirassés donnant vingt nœuds. La profondeur d’eau est très variable. Sur le Dogger-Bank, où passe la route parfois suivie par les escadres, de Helgoland à Hartlepool, se rencontrent des fonds de 30 et même de 13 mètres. Là, et sur le banc du Jutland, ainsi que dans l’entonnoir qui descend vers le Pas de Calais au-dessous du parallèle de Yarmouth, et enfin tout le long de la côte anglaise, il faut veiller aux mines. Les mines, grâce aux dragueurs, ont fait peu de victimes. Les fonds dépassent partout 60 mètres au-dessus du parallèle d’Edimbourg et 75 mètres au-dessus de celui des Orcades. Un fossé de grande profondeur suit les côtes de Norvège et se prolonge dans le Skager-Rak. Dans ces régions, il ne peut être mouillé de mines.

Le Pas de Calais a été barré dès le début des hostilités. Les sous-marins s’y risquent parfois encore. Quelques-uns d’entre eux y rencontrent un destin dont la mer garde le secret.

La porte d’entrée dans l’Océan septentrional est d’une surveillance moins commode. S’il suffisait de la déclarer « zone de guerre » à la mode allemande, un rideau très lâche de torpilleurs assurerait la fermeture absolue. La menace de destruction des navires corps et biens serait d’un effet assuré. Le droit international a des exigences, sans oublier ici celles de la simple humanité. Les navires de commerce se présentent en grand nombre, parce qu’ils n’ont en perspective que le désagrément de la visite, très différent du danger d’être torpillé sans préavis. Une flotte nombreuse, anglaise et française, arraisonne et visite ; puis elle arrête les suspects. De son activité sur une mer brumeuse et souvent inclémente, dépend tout l’effet des mesures prises sérieusement en automne 1915, contre le ravitaillement de l’Allemagne par les navires neutres, soit directement, soit par voyage continu, c’est-à-dire par étapes en traversant les pays neutres. Le blocus est maintenu par les marins, avec toute la rigueur permise par les négociations diplomatiques. Il est effectif. Deux navires allemands seuls, le Moewe et le Greig, sont connus pour y avoir échappé depuis un an, maquillés en neutres, prêts à s’armer en croiseurs auxiliaires. II faut peut-être ajouter les convoyeurs, réellement neutres, des sous-marins Deutschland et Bremen ; ils auraient été visités, sans que rien pût déceler leur rôle. Le sous-marin, dans ces parages, navigue en plongée, traverse impunément la ceinture de surveillance, puis, gagnant l’Atlantique, se transporte en surface aussi loin qu’il peut trouver des ravitailleurs.

À défaut de mines marines, interdites par la profondeur de la mer, la marine allemande a dirigé contre la ligne de blocus la menace des mines dérivantes ; mais le courant du golfe, en balayant la mer du Nord, porte ces engins à l’est, vers les fiords norvégiens. La torpille des sous-marins serait une menace plus sérieuse. Les navires bloqueurs sont armés de canons. Il semble, de plus, qu’une fée, malfaisante au commerce même loyal, amène de préférence les navires neutres dans le rayon visuel des périscopes. Le danger véritable, pour la flotte de blocus, aurait pu venir de la flotte de guerre allemande. Les cuirassés et croiseurs de bataille britanniques y mettent ordre. Ils ont d’autres motifs, d’ailleurs, de guetter les moindres mouvements de l’ennemi. Leurs opérations militaires, qu’il nous reste à décrire, ont accru la sécurité avec laquelle le blocus est maintenu.


La marine anglaise, au début de la guerre, se résignait mal au rôle passif d’attente et d’observation imposé par l’immobilité allemande. Elle alla, le 28 août 1914, porter son défi sur la base même de la défense ennemie, entre Helgoland et la Jade. L’expédition, dirigée par le vice-amiral Sir David Beatty, comprenait en première ligne une escadrille de torpilleurs convoyée par deux des nouveaux croiseurs légers qui atteignent la vitesse des torpilleurs. L’attaque était appuyée par une escadre de croiseurs légers de 25 nœuds de vitesse, deux divisions de croiseurs cuirassés de 22 nœuds, enfin cinq croiseurs de bataille dont le Lion battant pavillon de l’amiral. Les seuls navires ennemis aperçus furent des torpilleurs, un croiseur cuirassé qui prit la fuite, des croiseurs légers qui furent mis à mal. Ni les cuirassés ni les croiseurs de bataille allemands ne se montrèrent. Peut-être avaient-ils eu vent de la présence des sous-marins anglais, venus en force la veille au soir, qui s’étaient embusqués au nord de la Jade. L’amiral Beatty se retira le soir, avec ses bâtiments au complet, après avoir coulé trois croiseurs légers et un torpilleur. Ses grands navires n’avaient rencontré d’autre menace que celle de quelques périscopes allemands. Aucune autre entreprise de pareille importance n’a été risquée contre les bases de défense allemandes. La destruction par un seul sous-marin, le 22 septembre 1914, de trois des croiseurs cuirassés qui avaient participé à l’affaire du 28 août, mettent en évidence tout le danger de s’approcher des côtes. La réussite de l’attaque allemande du 22 septembre fut complète, par suite de l’incapacité du sous-marin à accomplir, après un premier succès, les devoirs auxquels, Anglais ou Français, tous nos marins ont été jadis si fidèles. Après le torpillage de l’Aboukir, le Cressy et le Hogue stoppèrent pour mettre à la mer leurs embarcations ; ils s’offraient ainsi d’eux-mêmes aux coups. L’Amirauté anglaise a dû adresser des prescriptions rigoureuses, plaçant le devoir de conserver des navires au-dessus de celui de sauver des frères d’armes.

La seconde expédition anglaise est une réplique donnée, le 25 décembre 1914, aux premiers bombardements de villes ouvertes sur le littoral anglais. Elle est caractérisée par la curieuse association des hydravions et des sous-marins, les hydravions amenés sur place, les uns par des sous-marins, les autres par des torpilleurs. Sept hydravions bombardèrent les hangars de dirigeables de Cuxhaven ; un huitième s’attaqua à la flotte derrière Helgoland ; le neuvième fut immobilisé par une avarie de moteur. Le soir, la flottille intacte rapporta, comme à l’aller, ses hydravions, sauf un dont l’équipage en détresse fut recueilli par une barque hollandaise.

Les progrès parallèles de la navigation sous-marine et de la navigation aérienne, accomplis depuis vingt-cinq ans, peuvent ici s’éclairer d’un vieux souvenir, du temps où l’unique sous-marin du monde attendait le périscope. Pour éclairer le Gymnote dans ses dangereuses randonnées à travers la rade de Toulon, on eut un jour la singulière idée de fixer à sa coque un ballon captif, ce qui inspira, à un jeune ingénieur d’alors, la remarque humoristique : « J’ai vu l’aveugle portant le paralytique. » L’aveugle a aujourd’hui des yeux ; le paralytique a des ailes.

Les sorties allemandes sont nombreuses. La première dont on trouve mention fut exécutée le 17 octobre 1914 par une escadrille de quatre torpilleurs, qui alla se heurter à une patrouille britannique de quatre torpilleurs plus rapides accompagnés d’un croiseur léger. Les quatre bateaux allemands furent coulés après une résistance honorable, et leurs équipages ramenés prisonniers. Les Anglais n’avaient subi aucune perte. La leçon fut comprise en Allemagne.

Les sorties ultérieures, exécutées en force et commandées, les premières par l’amiral von Hipper, les dernières par l’amiral von Sheer en personne, semblent avoir été préparées, avec l’espérance d’esquiver l’approche de la flotte britannique, et la détermination de battre en retraite devant elle. Elles ne répondraient, dans ces conditions, à aucune visée militaire bien définie. Elles ont été vraisemblablement dictées par des raisons de politique intérieure, par le besoin de publier des bulletins de victoire, lorsque quelques civils auraient pu être tués impunément, celui d’y joindre le pavoisement des grandes villes, lorsque la retraite aurait été précédée d’une canonnade avec pertes réciproques.

La première expédition fut dirigée le 14 novembre 1914 contre Yarmouth, par des croiseurs de bataille accompagnés de croiseurs légers. Le bombardement fit peu de victimes. Les Allemands mouillèrent des mines en passant le long de la côte. Deux sous-marins anglais étant accourus au canon, l’un d’eux heurta une mine ; c’est le seul incident d’ordre militaire. La distance de Helgoland à Yarmouth est de 250 milles à peine. La retraite put s’effectuer avant l’arrivée d’une escadre anglaise.

La deuxième expédition se porta plus au nord, vers les villes de Hartlepool, Scarborough et Rugby, que les quatre croiseurs de bataille composant, avec quatre croiseurs légers l’escadre rapide de Hipper, se partagèrent l’honneur de bombarder le 14 décembre 1914. Quelques batteries de côte, quelques navires de flottille se trouvaient dans cette région. Plusieurs obus leur furent envoyés. L’insistance des rapports allemands à le signaler indiquerait un certain sentiment de l’infamie des attaques dirigées contre la population civile. Le seul but était le meurtre des habitants, qui furent tués ou blessés dans la proportion de plus des neuf dixièmes. Les principales destructions matérielles portèrent sur des maisons privées et de vieux édifices. La Germanie en fut secouée d’un accès d’enthousiasme. Un sentiment de juste colère fit frémir l’Angleterre et put seconder utilement les partisans du service militaire obligatoire. La vigilance de la flotte britannique, désormais aiguillonnée, ne devait plus être en défaut, surtout par temps brumeux.

La troisième tentative de l’amiral Hipper contre la côte anglaise fut exécutée le 29 janvier 1915, avec la même escadre, sauf qu’un des croiseurs de bataille y était remplacé par un simple croiseur cuirassé, et qu’elle amenait avec elle deux escadrilles de torpilleurs pour assurer sa protection. La flotte britannique était en effet sur ses gardes. L’Amirauté allemande allait mesurer ce jour-là les risques auxquels elle exposait ses plus précieux navires, pour la vaine satisfaction d’un peuple délibérément fanatisé. Dès le départ de l’escadre allemande de son ancrage, l’amiral Beatty se lançait à sa rencontre, sur sa route vers Hartlepool ou Sunderland. Il amenait cinq croiseurs de bataille, dont trois supérieurs aux Allemands, des croiseurs légers et des torpilleurs. A 7 h. 25, les premiers éclaireurs anglais étaient en vue des navires allemands sur la partie orientale du Dogger-Bank. À 7 h. 30, Hipper avait viré de bord et courait au Sud-Est à toute vitesse. Les croiseurs de bataille de Beatty étaient plus rapides : ils donnèrent leur vitesse d’essai de 28 nœuds. Le Lion, bâtiment amiral, ouvrit le feu à 9 heures, à 20 000 mètres de distance ; à 9 h. 9, il logeait son premier obus sur le croiseur Blücher.

Le combat du 29 janvier se résume en une fuite et une poursuite. De 7 h. 20 à 9 h. 45, l’amiral Von Hipper courut vers l’île de Borkum et le port d’Emden, son refuge le plus proche. L’amiral Beatty suivait à l’ouest une ligne parallèle, en gagnant de vitesse. Les deux escadres étaient en ligne de file un peu oblique, dégageant le tir de toutes les grosses pièces. La lutte se concentrait entre les trois croiseurs de bataille allemands et les trois anglais les plus rapides. Du côté allemand, le Blücher était d’avance sacrifié ; du côté anglais deux croiseurs de bataille, à peine plus rapides que le Blücher, restaient en arrière. La supériorité du tir des Anglais allait en s’accentuant. À 9 h. 45, le navire de tête allemand et le troisième étaient en feu. Sur le méridien de l’île d’Ameland, l’amiral Hipper menacé d’être coupé dans le sud par le Lion, qu’il pouvait relever vers 45° sur son arrière, changea de route et mit le cap à l’E.N.E., vers Helgoland. Il commanda en même temps à ses torpilleurs de tenter une attaque, ou tout au moins de le couvrir par un rideau de fumée. La manœuvre réussit. La distance du tir avait été accrue ; le télémétrage était à reprendre. La chasse continuée quelque temps encore par l’escadre anglaise, maintenant placée au sud-ouest de l’escadre allemande, fut interrompue par l’apparition de périscopes menaçants vers le sud-est. L’amiral Beatty, passant derrière les Allemands en fuite, reprit la route de l’Angleterre.

L’événement de la journée fut la destruction du Blücher, qui, déjà désemparé, tomba sous le feu des croiseurs de bataille laissés en arrière, puis reçut le coup de grâce des torpilles d’un croiseur léger. Il chavira et fut photographié au moment où les hommes, courant sur le bordé, se jetaient à l’eau du côté de la quille. Le sauvetage fut accompli par des embarcations anglaises. De plus, deux croiseurs de bataille et plusieurs croiseurs légers allemands furent gravement endommagés ; mais leurs moteurs étant intacts, ils regagnèrent le port, à l’exception peut-être de l’un deux, de la classe Augsburg.

Du côté anglais, le Lion fut très sérieusement atteint dans son appareil moteur par un des derniers projectiles que lancèrent les Allemands. Les autres bâtiments rentrèrent indemnes, ou peu s’en faut.

Un dirigeable accompagnait l’escadre allemande. Son rôle est obscur. Avant la rencontre, il ne semble guère avoir servi d’éclaireur. Pendant le combat, il contrecarra le sauvetage des marins du Blücher. Nous manquons, il, est vrai, de documents de source allemande.

Le combat du Dogger Bank a révélé l’extraordinaire portée efficace, par temps clair, de l’artillerie actuelle de gros calibres. Les canons de 340 millimètres ont atteint le but à cent encâblures, alors qu’avec l’artillerie rayée naissante de 160 millimètres, on s’extasiait devant l’habileté des pointeurs dans les exercices de tir à six encâblures ou 1 200 mètres. Dans l’hommage aux préparateurs de la victoire, il convient de ne pas oublier l’amiral Sir Percy Scott, qui renouvela naguère les méthodes de pointage de la flotte britannique. Dans le public allemand, l’affaire du 29 janvier a été célébrée comme une victoire ; on n’y a pas vu l’imminence d’un désastre que la position relative des adversaires au moment de la rencontre a épargné. L’Amirauté allemande, mieux renseignée, allait respecter pour longtemps la côte orientale d’Angleterre.

La flotte allemande resta quatorze mois immobile dans ses ports. On peut même dire seize mois, en négligeant le renouvellement, sans importance, de l’expédition de 1914 contre la côte voisine de Yarmouth. La courte apparition d’une partie de la flotte Hipper devant Lowestoft, le 24 avril 1916, n’est que le corollaire du bombardement exécuté à cette date, par deux escadres aériennes au Nord et au Sud de la Tamise. Son récit appartient moins à l’histoire de la guerre navale qu’à celle de la trahison ourdie par Sir Roger Casement, qui aboutit à l’échauffourée de Dublin.

Ce long délai fut mis à profit en Allemagne, pour remettre les croiseurs de bataille en état et pour terminer les trois cuirassés de ligne de 28 000 tonnes et de 23 nœuds, qui figurent sur les Annuaires de 1914 avec des appellations provisoires. Ces bâtiments sont les seuls dont les grosses pièces atteignent le calibre de 380 millimètres adopté sur les dix cuirassés britanniques des classes Iron-Duke et Queen-Elizabeth ; l’un d’eux paraît avoir hérité du nom du Pommern coulé dans la Baltique en juillet 1915. L’Allemagne a pu également terminer le troisième et dernier de ses nouveaux croiseurs de bataille, l’ancien Ersatz-Hertha, qui s’appellerait maintenant Hindenburg. Nous avons vu avec quelle activité la marine britannique s’est développée dans le même laps de temps, se préparant ainsi à la reprise des opérations de 1916.

La cinquième sortie allemande, à laquelle prit part, pour la première fois, la Hochseeflotte, la grande force navale, fut exécutée le 31 mai 1916, sous le commandement de l’amiral von Sheer. Si elle n’a pas été commandée par des préoccupations politiques, par une résolution du gouvernement prise sous la pression de l’opinion publique impatiente, le seul dessein qui puisse être prêté aux autorités navales serait d’avoir voulu faire amorcer par les croiseurs de bataille de Hipper, contre ceux de Beatty seuls, une reprise du combat du Dogger Bank, au cours de laquelle les cuirassés de Sheer, survenant à l’improviste, auraient écrasé l’escadre britannique. S’il en était ainsi, s’il y avait, comme il semble, une détermination arrêtée, chez les Allemands, de ne pas affronter la grande flotte de Sir John Jellicoe, le service d’éclairage des zeppelins se serait trouvé en défaut ce jour-là ; il n’aurait pas révélé la sortie des cuirassés anglais, qui avait devancé celle des cuirassés allemands.

L’amiral von Hipper prit les devants, longeant la côte du Jutland, avec cinq croiseurs de bataille, les trois Derfflinger, le Sedlitz, et le Moltke, qu’à tort on a cru détruit en Baltique. Peut-être le Von-der-Thann a-t-il aussi réapparu ce jour-là. L’amiral von Sheer suivait à une quarantaine de milles de distance, avec les vingt Dreadnoughts de 18 000 à 28 000 tonnes, appuyés d’une demi-douzaine de cuirassés plus anciens. À l’opération, étaient associés un ou deux dirigeables et plusieurs hydravions. Quelques sous-marins avaient été envoyés d’avance sur la côte danoise, à moins qu’ils aient pu suivre en surface l’escadre Hipper.

L’amiral Beatty, que Hipper allait rencontrer à une centaine de milles d’Helgoland, dans le nord-ouest des récifs Horn, avait son escadre victorieuse du 24 mars 1915, enrichie d’un sixième croiseur de bataille, le Queen-Mary et, de plus, la puissante division des nouveaux cuirassés de 25 nœuds de vitesse mentionnés plus haut, commandée par l’amiral Evan-Thomas. La Queen-Elisabeth manquait, retenue très probablement par un passage au bassin. En arrière, et à peu près aussi éloigné que Sheer de Hipper, venait la grande flotte anglaise de Jellicoe. Il y avait là sept divisions de cuirassés dont le Dreadnought est le moindre, une division de trois croiseurs de bataille les plus anciens commandée par l’amiral Hood, où figuraient les deux vainqueurs des Falkland, et enfin deux divisions de croiseurs cuirassés commandées par les amiraux Heath et Arbuthnot, Du côté anglais, aucun sous-marin, un seul hydravion porté par le croiseur léger Engadine de l’escadre Beatty.

Chacune des quatre flottes était escortée de croiseurs légers et d’escadrilles de torpilleurs. Les torpilleurs allaient jouer de part et d’autre un rôle actif. Disons de suite qu’ils ont annulé l’action des sous-marins allemands.

À s’en tenir aux opérations des cuirassés, la bataille a présenté trois phases distinctes,

De trois heures et demie du soir à six heures, les deux escadres Beatty et Hipper sont seules aux prises. Il y a deux mouvements parallèles et de même longueur, l’un de descente au S.S.E., l’autre de remontée au N.N.O. Pendant le second, la flotte de Sheer suit celle de Hipper.

De six heures à neuf heures, toutes les forces sont en présence et entrent successivement en action. Le mouvement peut se décomposer aussi en deux parties. La première est une évolution de la flotte allemande, qui, pour une ligne de file de trente ou trente-deux grands navires occupant une longueur d’une vingtaine de kilomètres, n’a guère demandé moins de trois quarts d’heure ; la flotte Jellicoe fait sa jonction pendant ce temps avec l’escadre Beatty. La seconde partie est une descente à peu près rectiligne et parallèle des deux adversaires dans la direction du S. O., qui donne lieu à la grande canonnade générale de la journée.

De 9 heures du soir à 3 heures du matin, il n’y a, dans la nuit, que des rencontres accidentelles avec des éléments de la flotte allemande dispersée.

Voyons les principaux événements de chaque phase :

Dès deux heures et demie, l’amiral Beatty, informé de l’apparition des fumées, fait prendre son vol à l’hydravion de l’Engadine. À trois heures et demie, il connaît la force de l’ennemi et la marche de l’amiral Hipper qui vient de virer de bord. Il prend, dans l’ouest, à toute vitesse, une route légèrement convergente vers le S.S.E. Puis à 3 h. 48, le feu est ouvert de part et d’autre, à 18 500 mètres de distance ; les cuirassés d’Evan-Thomas y prennent part à 4 h. 13, mais à très longue portée. Cette canonnade en marche parallèle dure une heure environ, en s’affaiblissant du côté allemand.

À 4 h. 42, les cuirassés de Sheer étant en vue, les deux escadres Beatty et Hipper virent de bord, la première sur tribord, la seconde sur bâbord. Dans le mouvement de contre-marche, les cuirassés d’Evan-Thomas peuvent échanger quelques obus avec les cuirassés de Sheer. Les deux escadres refont ensuite, en sens inverse, leur route précédente ; ils vont cette fois au-devant de l’amiral Jellicoe. La flotte allemande est réunie tout entière, croiseurs de bataille en tête ; les bâtiments anglais la gagnent de vitesse. Avant six heures, l’amiral von Sheer, avisé de l’approche de la grande flotte britannique, prend la route de la retraite. Il vient sur bâbord ; il va décrire à la hauteur du parallèle de Hansthorm, une large boucle embrassant un secteur de 250° au terme de laquelle il aura le cap au sud-ouest. L’amiral Beatty, qui tient la tête de ligne des Allemands par son tribord arrière, commence à décrire une courbe plus vaste enveloppant la leur. C’est la fin de la première phase et l’heure difficile de la concentration anglaise très contrariée par l’état de l’atmosphère.

Au premier signal de l’apparition des escadres allemandes, l’amiral Jellicoe avait forcé de vitesse, cap au S.E. Au bruit de la canonnade qui se rapprochait, il fit prendre les devants à ses trois divisions de croiseurs.

La division des croiseurs de bataille de l’amiral Hood, qui était la plus rapide, dut arriver la première. Mise aux ordres de l’amiral Beatty, elle obliqua vers l’est et alla prendre en avant du Lion la tête de la colonne anglaise où elle entra en action à 6 h. 21 et fut soumise à un feu très violent. La longueur de la courbe enveloppante avait pu conduire les Anglais sur l’arrière des croiseurs allemands, par le travers des cuirassés.

L’amiral Arbuthnot sert d’avant-garde à la grande flotte avec quatre croiseurs, en laissant les deux autres servir de liaison sous l’amiral Heath. Dans la route poursuivie au S. E., il traverse le sillage que l’escadre Beatty a laissé derrière elle, et il tombe, autant qu’on peut suivre son mouvement, dans la boucle même où la flotte allemande termine sa manœuvre. Il est en action, dès 5 h. 55, canonnant des croiseurs légers. La brume lui a dissimulé le voisinage des cuirassés de Sheer qui, à six heures, le tiennent sous un feu écrasant. C’est l’épisode douloureux et l’heure des principales pertes anglaises.

À six heures et demie, la situation est renversée. L’amiral Jellicoe n’a pas eu trop de tout son sang-froid pour discerner amis et ennemis dans l’atmosphère épaisse, où les navires ne se révèlent que par l’éclair de leurs canons. Sur l’horizon marin qui n’a pas de ligne de repère, il a déterminé en quelques minutes les deux lignes de navires qui se suivent et s’enveloppent en se canonnant. Il ouvre le feu à 6 h. 27. C’est au tour des Allemands d’être écrasés.

La lutte finale reproduit le caractère de fuite éperdue et de poursuite acharnée du combat de janvier 1915. La flotte allemande court au sud-ouest, appuyant parfois à l’ouest pour se dérober aux coups et cherchant à se couvrir de la fumée de ses torpilleurs. La flotte anglaise l’accompagne dans l’est, à une distance variant de 9 000 à 12 000 mètres, l’isolant de ses bases. Le feu des cuirassés de Jellicoe dura de 6 h. 27 à 8 h. 20 ; celui des cuirassés de bataille de Beatty se prolongea jusqu’à 8 h. 40, avec quelques interruptions causées par la brume. Ce fut ensuite l’obscurité.

Hors d’état de supporter une nouvelle rencontre, l’amiral von Sheer ne pouvait avoir qu’une pensée : profiter de la nuit pour conserver à l’Allemagne sa hochseeflotte désemparée. Il avait bravement fait son devoir et fourni matière suffisante aux dithyrambes attendus de la crédulité allemande. Il dispersa ses divisions, avec ordre de rejoindre isolément les ports. Le sauve-qui-peut, désastreux pour une armée, peut être le salut d’une flotte qui a ses moteurs intacts ; il sauva la presque totalité des cuirassés allemands.

L’amiral Jellicoe, qui n’avait pu mesurer l’effet de sa canonnade, prit ses dispositions de nuit à neuf heures, en vue d’une reprise du combat au lever du jour. Ayant mis le cap au S.-S.-E., il accomplit à petite vitesse un parcours d’une centaine de milles, coupant la ligne de retraite probable de la flotte allemande, qui l’amena dans le sud-ouest des récifs de Horn. Ses escadrilles de torpilleurs battirent la mer toute la nuit, au large des cuirassés, pour les protéger contre une attaque éventuelle des torpilleurs allemands. Elles aperçurent quelques-unes des divisions allemandes en fuite, une d’abord de six cuirassés, dont plusieurs de 24 000 tonnes, escortée de croiseurs légers, une autre de quatre cuirassés de classe inférieure, puis un grand navire isolé. Elles attaquèrent chaque fois, et chaque fois avec succès. Cinq cuirassés furent touchés par leurs torpilles ; l’un d’eux, tout au moins, fut coulé. Elles subirent de leur côté quelques pertes. Les torpilleurs allemands ne tentèrent aucune attaque ; l’un d’eux fut rencontré et fut coulé.

Le Ier juin au matin, il n’y avait aucun navire allemand en vue. Seul un dirigeable vint vers quatre heures observer la flotte anglaise. Plus tard le périscope d’un sous-marin menaça le Marlborough qui, avarié la veille, était renvoyé en Angleterre. À onze heures la flotte britannique remonta au nord, rencontra les débris qui portaient au gré du courant les traces de la bataille, y recueillit quelques naufragés, puis reprit à une heure et demie la route de l’Angleterre et de l’Écosse ; elle fut le 2 juin dans ses ports. Tel est, dans ses grandes lignes, l’exposé du principal événement naval de la guerre ; la large publicité donnée aux rapports officiels anglais en garantit la véracité. Il y eut surtout lutte d’artillerie à longue distance, livrée en ordre de file suivant la tactique inaugurée au Yalou par l’amiral Ito, qui a démenti l’école longtemps inspirée par les souvenirs de Lissa et ceux de l’antiquité athénienne.

Les torpilleurs exécutèrent en plein jour des attaques d’une extrême audace, aussi dangereuses contre un navire non désemparé que peut l’être l’assaut d’une tranchée avant la préparation d’artillerie. Deux attaques anglaises paraissent avoir réussi dans la première phase de la bataille, l’une pendant la descente au S.-S.-E., l’autre pendant la remontée au N.-N.-O. D’autre part, le Marlborough fut touché à 6 h. 54 ; il put reprendre son tir à 7 h. 12. Ni les cuirassés, ni les sous-marins ne s’approchèrent à la portée de leurs torpilles. Une tentative de bombardement par un zeppelin a été signalée.

Le résultat de la bataille a été la démonstration que la flotte allemande ne pouvait sortir, même avec toutes ses forces, sans courir le danger d’un désastre. C’est la sécurité du blocus.

Les pertes ont été sérieuses des deux côtés. Celles des Anglais ont été immédiatement connues. La franchise de leur publication et surtout leur nature, six croiseurs, ont donné d’abord quelque crédit au projet attribué plus haut à l’amiral allemand et ont fait croire à sa réussite. L’amiral Beatty aurait conduit son escadre sous le feu des cuirassés allemands. La vérité est tout autre. Deux des croiseurs perdus seulement, Queen-Mary et Indefatigable, appartenaient à la flotte Beatty. Ils ont péri tous deux, bien avant l’apparition de Sheer, à un moment où l’artillerie anglaise dominait celle de Hipper, si peu de temps après l’ouverture du feu, que, pour l’un d’eux au moins, le télémétrage des Allemands ne pouvait être terminé. La cause des explosions de soutes à munitions qui produisit les deux catastrophes reste inconnue. La manœuvre de Beatty à trois heures et demie était nécessaire pour appeler Sheer vers le nord au secours de Hipper en détresse. La témérité serait plutôt du côté allemand. La marche de la hochseeflotte vers le N.N.O., jusqu’au contact de Jellicoe, lui aurait coûté cher par un temps plus clair.

Les quatre croiseurs détruits dans la flotte Jellicoe sont le croiseur de bataille Invincible, l’un des vainqueurs des Falkland, qui portait maintenant le pavillon de l’amiral Hood, et les trois croiseurs cuirassés Defence, Black-Prince, Warrior, de la division Arbuthnot, dont le premier portait le pavillon de l’amiral. Ces trois derniers bâtiments ont réellement succombé sous le feu des cuirassés. La perte finale du Warrior a été due à l’éloignement des ports anglais. L’Engadine, qui l’avait pris en remorque, a été obligé de l’abandonner le Ier juin après avoir recueilli l’équipage.

Huit torpilleurs anglais ont été coulés au cours de leurs attaques, les uns le 31 mai, les autres dans la nuit.

Les pertes des Allemands sont encore inconnues aujourd’hui. Le Lutsow, d’après leur aveu, n’existe plus ; c’est un croiseur de bataille équivalant au Queen-Mary. Le rapport de l’amiral Jellicoe signale la destruction, constatée de visu, d’un croiseur de bataille et de trois cuirassés, et la destruction possible ou probable d’un deuxième croiseur de bataille et d’un quatrième cuirassé, que l’on n’a pas vu sombrer. À ces six bâtiments, il faudrait ajouter un navire inconnu, dont l’explosion à 8 h. 40 a produit un choc ressenti sur les carènes des croiseurs de l’amiral Beatty. La proximité des ports allemands a permis de sauver quelques bâtiments du sort du Warrior ; on peut citer le Seydlitz.

La destruction de cinq croiseurs légers allemands a été dûment constatée, avec la réserve que l’un d’eux pourrait avoir été un navire de classe supérieure. Il faut y ajouter, suivant le rapport anglais, celle d’un sous-marin et de six torpilleurs. Trois autres torpilleurs ont été probablement incapables de regagner le port.

L’indication la plus sûre que l’on ait, sur l’état de la flotte allemande à son retour le Ier juin, est fournie par la faiblesse de la sortie subséquente, exécutée le 19 juillet par l’amiral von Sheer, avec quatorze ou seize grands navires seulement au lieu de trente-deux. Cette sortie, qui n’alla pas au delà de la rencontre avec les éclaireurs anglais, tourna en échauffourée. Pendant la poursuite, les deux croiseurs légers Nottingham et Falmouth se firent couler par les sous-marins allemands. Un sous-marin allemand fut coulé, un second peut-être. Le cuirassé Westphalen fut torpillé deux fois par le sous-marin anglais E.-23 qui le crut détruit ; au dire des Allemands, il reçut une seule torpille et il put rentrer au port, comme avait fait le Marlborough.

La défaite de la flotte allemande, le 31 mai 1916, semble avoir clos pour longtemps l’ère des combats dans la mer du Nord.


La guerre navale, dont l’histoire vient d’être esquissée sur le principal champ de son action, n’a jamais, en ces deux années, rien présenté des péripéties parfois douloureuses de la guerre continentale à ses débuts. Rien n’y évoque, même de loin, le souvenir d’émotions telles qu’en a soulevées l’invasion triomphante en Belgique et jusque dans l’Île-de-France, avant la bataille de la Marne, ou la menace que l’artillerie allemande a fait peser sur la Russie avant la riposte victorieuse de 1916. La part faite aux incidents inévitables, destruction de trois croiseurs anglais le 22 septembre 1914 et perte de six autres le 31 mai 1916, la supériorité de la flotte britannique a été continue ; elle s’affirme chaque fois davantage, non seulement par sa puissance matérielle, mais aussi par l’habileté manœuvrière de ses chefs et la précision du tir de ses canonniers. Il ne conviendrait pas de mésestimer la perfection des mesures d’avant-guerre de l’Allemagne, non plus que la bravoure de ses marins. Il est permis d’affirmer que la Grande-Bretagne a eu, dès le début, sur mer, le privilège de la préparation la plus parfaite, pour ses équipages comme pour ses navires, et de l’outillage le plus parfait pour entretenir et développer ses avantages.

En rendant à la Grande-Bretagne l’hommage qui lui est dû, nous pouvons méditer sur ses leçons. Sous le gouvernement le plus pacifique qui ait jamais présidé à ses destinées, au milieu des plus graves préoccupations de politique intérieure qu’elle ait jamais connues, la Grande-Bretagne n’a pas un instant perdu de vue les exigences maritimes de son rôle dans le monde. Au premier symptôme des ambitions germaniques, moins menaçantes pour ses rivages que pour nos frontières, sa clairvoyance et sa vigilance se sont éveillées. Elle a, sans tarder, établi sur la mer du Nord, ses bases navales qui n’avaient jamais regardé vers l’est. Même elle a prévu les opérations foudroyantes, à brève distance, de 1915 et 1916, en dotant tous ses navires, à compter de son Dreadnought, du moteur à turbines, alors mal approprié à des blocus plus lointains que celui des bouches de l’Elbe et du Weser. Elle ne pouvait, comme nos adversaires, connaître la minute précise où sonnerait le signal ; mais les campagnes maritimes n’exigent rien de la longue et minutieuse préparation stratégique des opérations terrestres. Une flotte bien conçue, construite, armée, équipée, exercée, est prête à agir, toujours et partout. Pendant la paix, il a suffi à la Grande-Bretagne d’avoir évité l’écueil des économies intempestives où s’est heurtée notre marine, où a failli s’échouer notre armée. A l’échéance, il lui a suffi de porter à cinq milliards son énorme budget naval. Elle trouvait, sur sa flotte et ses chantiers, l’utilisation de toutes ses ressources financières et de son personnel de marins rompus à la pratique de la mer, imbus des plus glorieuses traditions. Elle était prête.

À la flotte de la Grande-Bretagne, nous devons quelque chose de plus que la maîtrise de la mer du Nord. Nous lui devons d’avoir pu consacrer la totalité de nos moyens industriels, à l’artillerie qui nous faisait défaut en 1914. Vous regrettez sans doute et je regrette avec vous que le développement tardif de notre flotte ait été encore ralenti. Nous regrettons ensemble qu’une belle division française de cuirassés neufs n’ait pas porté notre pavillon sur la ligne de bataille de Jellicoe. À la réflexion, le regret s’apaise. Les bordées de douze pièces de 340 millimètres, dont nos Béarn auraient écrasé quelques cuirassés de plus dans la flotte de Sheer, sont bien remplacées par la pluie d’obus lourds, dont depuis huit mois en avant de Verdun, depuis quatre mois en arrière de Péronne (1), fut enfin écrasée la horde effarée des envahisseurs. Ainsi tout est solidaire. L’action engagée est une, sous des formes variées. La flotte britannique dans la mer du Nord a protégé nos divisions dans leurs tranchées. Nous n’exalterons jamais assez haut l’expression de notre gratitude à la flotte de la Grande-Bretagne.

Dans la mer du Nord, nous avons compté, comme appartenant à la guerre navale, les seules opérations entre bâtiments de guerre. La destruction des navires de commerce par les sous-marins y a sévi comme ailleurs ; elle y a fait de nombreuses victimes, souvent chez les Norvégiens, parfois chez les Hollandais. De cette forme de guerre imprévue, il n’y a ici rien à dire, sinon qu’il était possible de descendre plus bas, en faisant semer des mines marines par les sous-marins aménagés pour cette destination. L’Allemagne n’y a point manqué. La guerre de mines, qui ainsi faite est sans risques pour celui qui la pratique, menace tout le monde, même, après la paix, le passager neutre allant sur un navire neutre d’un port neutre à un port neutre ; elle évoque le souvenir de cette extravagante furor teutonicus, dont l’armée des Rustauds avait inscrit la devise sur ses étendards : « Nous sommes les ennemis de tout le monde. » Ceci était du temps du bon duc Antoine, qui écrasa les Rustauds en Lorraine. Remontant plus haut dans l’histoire, nous rencontrons Attila, héros de l’épopée germanique d’autrefois et favori de la Germanie d’aujourd’hui. Peut-être nos amis d’outre-Manche font-ils un peu tort aux soldats d’Attila en appliquant le nom de Huns aux envahisseurs de la Belgique. Il y a une trentaine d’années, un de mes plus chers amis de Tokio, un de ces fils du Japon fermé devenus des curieux de l’histoire universelle, m’a certifié que les Huns de Gaule ne sont autres que les Hans de Chine, contemporains d’Attila. Sur ma question au sujet du souvenir laissé en Orient par ces barbares, mon interlocuteur répondit qu’il ne présentait aucun caractère particulier. Les Hans, comme les Tartares de Koublaï-Khan et comme plus tard les Mantchous, ont vaincu l’armée impériale, détrôné un empereur et fondé une dynastie. Ils se sont enchinoisés. Alors les Huns se seraient transformés en Germanie, où ils ont fait des recrues avant de franchir le Rhin. Attila, qui n’a aucun titre à devenir le héros national des Germains, pourrait être adopté comme patron des embochés. Nous avons raison d’avoir créé un mot nouveau. Justice est due aux Huns comme aux Hans, et aussi aux Chinois.


Notes

(1) Écrit le 1er octobre


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  4. Discours de Émile Bertin