Délégué de l'Académie des sciences morales et politiques
Messieurs,
Le soir où je reçus le livre, terrible comme le Livre du Jugement, — Liber scriptus proferetur, — qui contient les Rapports et Procès-verbaux de la Commission d’enquête sur les « atrocités allemandes »
(1), je venais précisément de relire le premier chapitre de l’Allemagne. On se rappelle de quel pinceau flatteur Mme de Staël y peint le caractère et les mœurs des Allemands. La douleur en fut plus cruelle. Ce que tout Français sent ou pense des Allemands, à cette heure, il n’est pas besoin de le dire, il suffit de l’éprouver, et chacun de nous l’éprouve trop vivement pour que personne, ici, doive le dire. Ce que Mme de Staël, il y a un siècle, en avait pensé ou senti, un si fort parti pris de bienveillance me déconcerta, m’irrita. La fadeur de ce romantisme pinçant les cordes du « luth de bois »
qu’elle place sur le dos des paysans de Bohême ou des « harpes éoliennes »
qu’elle suspend aux « cabinets de verdure »
des châteaux de la Basse-Allemagne
(2), cette sucrerie écœure un peu, dans l’odeur d’incendie et de sang.
Mais le temps qui avait vu les Rousseau, les d’Holbach, les Helvétius, les Grimm, n’est pas le moment le plus pur de l’esprit français ; ce n’est déjà plus la veine française toute pure. Je voulus donc savoir comment les Français d’avant ce temps-là, qui n’avaient ni les raisons de Mme de Staël, ni les nôtres, ni ses sympathies, ni nos griefs, se représentaient les Allemands ; comment la France, depuis qu’elle a une histoire, une langue, une littérature, se les est toujours représentés. Ainsi, vu et saisi par nos maîtres grands et petits, et par d’autres encore, écrivains d’occasion qui ne sont pas du tout des maîtres, mais que la direction ou le hasard de leur vie avait mis à portée de bien connaître les hommes et les peuples, se découvrit à mes yeux un type d’Allemand, ou plutôt le type de l’Allemand, fixé pour nous dès l’origine, et dont la constante fermeté de dessin n’a d’égale que la fidélité séculaire du modèle au portrait. Les Allemands ne sont fiers de rien autant que de ressembler exactement, de s’identifier à leurs ancêtres, authentiques ou annexés. Frédéric II louait le vieux prince d’Anhalt, original et bourru jusqu’à la folie, de ce qu’il était « un vrai Vandale »
(3). Et l’Allemagne est le seul pays au monde où un père puisse aujourd’hui, sans encourir un éternel ressentiment, infliger à son fils le prénom d’« Attila, — Eitel »
! Les siècles, les empires, les nations ont passé : l’Allemand sort de ses universités tel qu’autrefois il sortit de ses forêts. — Composons-nous, avec des pages choisies chez nos meilleurs auteurs, un petit album français de l’Allemand à travers les âges.
Froissart (il est intéressant que cette première ébauche vienne des Flandres) grave profondément trois ou quatre traits qui ne s’effaceront plus. Il commence par les vertus ou par les qualités, car la nature ne montre rien de parfait en aucun genre, et, de même que nul n’est sans défaut, nul être créé n’est non plus sans quelque qualité. La liste des vertus de l’Allemand sera d’ailleurs beaucoup moins longue que celle de ses vices, et il se dépouillera des unes beaucoup plus vite qu’il ne se guérira des autres. Certains de ces mérites ont été perdus en chemin, à l’aller des jours et des choses ; en effet, de quoi Froissart fait-il honneur aux Allemands ? De rester étroitement « attachés au pape de Rome »
(4) ; mais c’était avant Luther ; d’être « pieux et fort dévots dans les pèlerinages »
(5) ; mais c’était avant Louvain ; de « tenir pardessus tout à leur liberté »
(6) ;
mais c’était avant les rois de Prusse ; d’être « hospitaliers »
(7) ; mais c’était en Bohême, non point proprement en Allemagne, à l’égard des croisés de Nicopolis. Et ce serait toute la litanie des vertus allemandes, si l’on n’y eût ajouté, par la suite la simplicité de manières, la parcimonie (8), la prévoyance
(9), la discipline, la soumission au pouvoir établi
(10),
et, sans avoir attendu le professeur Ostwald, le besoin, le sens et le don de « l’organisation »
(11).
Voici maintenant les défauts. Il y en a qui ne touchent que l’esprit, et qui ne font de tort qu’à l’Allemand lui-même ; il y en a de pires et qui le rendent importun dans la bonne humeur, insupportable dans la mauvaise.
Les Allemands, disait déjà Froissart, « sont rudes et de gros engien, si ce n’est au prendre à leur prouffit, mais à ce sont-ils assés appers et habiles »
. Très rudes : ils ignorent les belles façons, sont lourds et gauches (12), incapables de s’assouplir et de s’affiner
(13). « De gros engin »
, c’est-à-dire d’un crâne épais et d’un cerveau compact. Fermés au bel esprit comme aux belles façons. Le P. Bonhours, vers la fin du XVIIesiècle, aussi sérieusement que sophistes et rhéteurs s’étaient demandé, dans l’école, si les femmes avaient une âme, posait cette question :
« Si un Allemand peut être bel esprit ? » — « C’est une chose singulière qu’un bel esprit allemand…, soutient Eugène dans un de ses entretiens avec Ariste, et s’il y en a quelques-uns au monde, ils sont de la nature de ces esprits qui n’apparaissent jamais sans causer de l’étonnement. Le cardinal du Perron disait un jour, en parlant du Jésuite Gretser : « Il a bien de l’esprit pour un Allemand ! » comme si ç’eust esté un prodige qu’un Allemand fort spirituel » (14).
Pour avoir écrit celle phrase, et s’être en outre permis une plaisanterie inoffensive sur les rapports habituels des Allemands et du vin,
(15)
le pauvre P. Bouhours se vit tout aussitôt traité « d’insolent Français, d’ignorant, d’imposteur, d’arrogant, d’impudent, de calomniateur, de vantard, d’impie, d’inepte, de gros ventre, de faux bonhomme, de moine critique, de prêtre welche, déshonneur de sa patrie, et même de Chinois.
(16)
» Mais, cent ans après, un Allemand était bien près de lui donner raison ; et quel Allemand ! un Prussien, quel Prussien ! le grand Frédéric. « Sans doute Bouhours avait raison, écrivait le roi de Prusse à Voltaire, le 17 mars 1771 : mes chers compatriotes et moi, nous n’avons que ce gros bon sens qui court par les rues »
(17).
Dire qu’il court ! Il ne court pas, il traîne pesamment, il soulève péniblement, au pas de parade, ses semelles de plomb. L’Allemand ne se meut qu’avec lenteur (18), et l’Allemand du Sud n’est pas plus agile que l’Allemand du Nord :
« Les Bavarois, note Montesquieu, sont plus stupides que les Allemands ne sont. Effectivement l’action sur l’esprit de ces nations n’est pas instantanée. Il faut beaucoup de temps pour que l’âme soit avertie... J’ai vu souvent arriver à la lettre, en Allemagne, l’histoire de cet Allemand chez Mme de Lambert : « Par ma foi, je ris de ce que Madame a dit tantôt » (19).
Émigré, Rivarol est très malheureux à Hambourg, il ne trouve pas d’auditoire :
« Dans un souper de Hambourgeois où Rivarol prodiguait les saillies, il les voyait tous chercher à comprendre un trait spirituel qui venait de lui échapper. Il se retourna vers un Français qui était à côte de lui, et lui dit : « Voyez-vous ces Allemands ! Ils se cotisent pour entendre un bon mot (20). » La capitale du royaume de Prusse, malgré ses prétentions, n’offre pas à celui que Voltaire, qui s’y connaissait, appelle « le Français par excellence » de quoi se dédommager (21). L’esprit allemand est une horloge qui sonne en retard.
Cette lenteur des Allemands explique leur patience. Leur patience explique leur obéissance. Et le tout ensemble, lenteur, patience, obéissance, explique leur genre de valeur militaire. Patients, ils le sont jusqu’à être passifs, et passifs, jusqu’à être automates. Ce sont autant d’observations de Montaigne, de Montesquieu, de Voltaire. Le premier contact est désagréable : Montaigne était demeuré un peu endolori de s’être frotté, dès Constance, à « la liberté et fierté barbare Alemanesque
(22) »
. Mais, corrige Montesquieu,
« les Allemands sont de bonnes gens ; ils paroissent d’abord sauvages et fiers. Il faut les comparer aux éléphants, qui paroissent d’abord terribles ; ensuite on les caresse : ils s’adoucissent, on les flatte, on met la main sur leur trompe et on monte dessus (23) ». — « J’ai ouï dire au général Bonneval que les Allemands, soldats et officiers, vont au feu comme on va à la Grève ; mais que, quand ils y sont, il est facile de les y maintenir. Ce sont de petits génies, qui se maintiennent par l’obéissance. Ils voyent que le feu n’est pas si à craindre ; ils s’y tiennent (24). » — « Je disois à un officier allemand : « Vous ne pouvez résister à notre vivacité ; ni nous, à votre lenteur (25). » Seulement le Français, parce qu’il est plus vif, a eu plus tôt fait d’apprendre la « lenteur » que l’Allemand la « vivacité » : nous résistons.
La même lenteur et patience explique aussi la capacité d’attention des Allemands, qui, ensuite, explique, non pas leurs inventions, ils n’en font point, mais leurs « trouvailles »
ou leurs « découvertes »
dans l’ordre des applications pratiques. De là leurs succès en chimie et en mécanique
(26). Ce que Montaigne avait, en pays allemand, rencontré de plus admirable, c’était, à Brixen, un tournebroche qui marchait une heure, une fois remonté
(27) ; c’était surtout, à Augsbourg, chez les Foulques, un agencement fort coûteux grâce auquel on jouait les farces les plus délicates, comme « de lancer de toute part de l’eau menue et roide jusques à la teste d’un homme et de remplir les cotillions des dames et leurs cuisses de cette frêcheur
(28). »
En revanche, dans ces grottes et ces « cabinets de verdure »
, il n’eut pas la chance de voir la moindre « harpe éolienne »
, et Voltaire non plus n’en vit pas, au château de Thunder-ten-tronck, près Valdberg-hoff-trabk-dixdorff, qui était pourtant le plus beau des châteaux de Westphalie, car il « avait une porte et des fenêtres »
et « sa grande salle même était ornée d’une tapisserie »
(29).
Les Allemands sont donc « rudes »
, au regard des Français de tous les temps. Ils sont « de gros engien »
et l’affichent sur leur visage. « On voit, dit Montesquieu, que les Allemands ont envie de faire sortir quelque chose de leur tête, mais cette envie est inutile
(30), »
— « Ils pensent peu, dit-il encore, — la masse, bien entendu, — et c’est sans doute pourquoi ils ont fait leurs lieues si longues
(31). »
Ils absorbent, ruminent, remâchent, mais ils pensent peu. Ils sont d’une crédulité a toute épreuve, dont Mirabeau s’est étonné : « On ne sait pas ce que sont les gazettes pour un Allemand
(32). »
— « Si un Allemand, remarque Henri Heine, a inventé la poudre (encore n’est-ce pas bien sûr), ils sont 24.999.999 qui ne l’ont pas inventée. »
Mais on est forcé de reconnaître que, ne l’ayant pas inventée, ils ont appris à s’en servir; et que, quant « au prendre à leur prouffit, »
ils sont devenus de plus en plus « appers et habiles »
.
Tous nos auteurs nous montrent les Allemands âpres au gain, rapaces, « convoiteux »
. Le vrai proverbe français serait : « Pas d’argent, pas d’Allemand
(33) »
. L’Allemand a toutes les faims et toutes les soifs, à commencer par la « faim sacrée de l’or »
. Machiavel ne songeait qu’avec terreur à la descente de l’Empereur en Italie. « Ses besoins, gémissait-il, s’accroissent par la victoire. Si les feuilles de nos arbres étaient devenues des ducats, elles ne lui suffiraient point
(34). »
Le grand ressort des Allemands est l’intérêt ; c’est lui qui les déclenche et les arrête, c’est lui que les politiques doivent presser. On parle bien de « l’ancienne candeur de leurs pères »
, mais c’est seulement pour dire qu’ils en ont dégénéré
(35). Ah ! certes, ils sont habiles à prendre à leur profit ! « Quand la France et l’Angleterre auraient tous les trésors de l’univers, s’écrie Montesquieu, ces gueux d’Allemands les leur tireroient
(36). »
Chaque peuple a ses manières, il y en a qui veulent de l’argent pour faire les magnifiques, d’autres pour avoir de l’argent. Lorsqu’il a pris, l’Allemand ne lâche plus
(37). Il est avare, il est mauvais payeur. Froissart l’a vu faire vers « Malignes »
, vers « Brousselles »
, vers « Nivelle et Mons en Hainnau »
. Par essaims, par nuées, les sauterelles arrivaient de l’est, à la bonne heure. « Ce fu mois de septembre et avoit-on partout miessonné, et s’avalèrent toutes ces gens d’armes en la marce de Valenchiennes et se logièrent en ces villages et trouvèrent des biens assés. Li auqun paioient moult volontiers ce que il prendoient, et li aultre non, car Alemant ne sont pas trop bon paieur, là où il le pueent amender
(38). »
Prendre et ne pas payer, cela s’appelle, dans le civil, voler, et piller, pour le militaire. En quoi excelle le « linfard »
allemand, à la fois « pillard »
et « robeur »
(39). Ailleurs la féodalité est fondée sur la recommandation ; ici sur la proie, d’où sort tout un état social
(40). Nous avons, de la main de Voltaire, un tableautin délicieux, qui représente le conseiller Rambonet exerçant judiciairement les « réquisitions »
un peu violentes de l’armée prussienne. Pendant que Frédéric soupait avec ses amis, ce conseiller d’iniquité, « portant de grandes manchettes de toile sales, un chapeau troué, une vieille perruque de magistrat, dont un côté entrait dans une de ses poches, et l’autre passait à peine l’épaule »
, Rambonet « était monté sur un cheval de louage : il alla toute la nuit, et le lendemain arriva aux portes de Liège où il instrumenta au nom du roi son maître, tandis que deux mille hommes des troupes de Vesel mettaient la ville de Liège à contribution
(41) »
.
Le penchant irrésistible à la rapine tue chez l’Allemand le sentiment, et jusqu’à l’humanité, le rend dur, intraitable, impitoyable envers les prisonniers. Froissart en a été si choqué qu’il revient là-dessus à cinq ou six reprises, en renforçant toujours l’expression. « Car ils sont, répète-t-il et répète-t-il encore, dur et auster à leurs prisonniers et les tiennent et mettent en ceps, en tiers, en buies et en grésillons, et leur font griefté du corps souffrir à le fin qu’il en puissent plus presser de finanche
(42) »
. Ce ne sont pas, comme les Anglais et les Écossais, des ennemis loyaux avec qui les armes, et la guerre même, sont courtoises
(43). Tout au contraire, ce sont gens avec qui il faudrait éviter de se commettre ; gens hors de règle de raison, pires que les mécréants ou Sarrasins
(44) : « Maudit soient-ils, ce sont gens sans pitié et sans honneur, et ossi on n’en deveroit nul prendre à merci
(45) »
.
Hautains, susceptibles, soupçonneux, toujours prêts à croire qu’on les trompe ou qu’on se moque d’eux, leur voisinage est très incommode. Comme ils prêtent aisément non pas leurs qualités, mais leurs défauts aux autres, ils se méfient des curiosités les plus innocentes ; aussi auraient-ils pris pour un espion Montaigne, la curiosité faite homme
(46). Ils se méfient même de telle nation en bloc, des Italiens, par exemple, « comme trop fins pour eux »
(47). Ils envient et haïssent la France comme trop riche, et guettent sans cesse une occasion de l’attaquer
(48). Cette occasion ne leur étant pas fournie, ils la font naître. De là notre expression : « querelle d’Allemand »
, à laquelle il est vain de chercher une autre origine
(49), comme il est vain d’en chercher une autre à notre expression : « peigne d’Allemand »
; « C’estoit, dit Rabelais, des quatre doigtz et le poulce
(50). »
L’Allemand, l’Allemand d’Allemagne, est mal appris, se tient mal ; Comines déclare tout net qu’il est « ord », qu’il est sale : « Je veiz venir vers ledict due le comte Palatin du Rin pour le veoir. Il fut plusieurs jours à Brucelles, fort festoyé, recueilly, honnoré et logié en chambres richement tendues. Les gens dudict duc disoient que ces Allemans estoient ordz, et qu’ils gectoient leurs houseaulx sur ses lictz si richement parez, et qu’ils n’estoient point honnestes comme nous, et l’estimèrent moins que avant les congnoistre »
(51). S’ils se conduisent ainsi dans leurs visites, combien moins encore ils se gênent dans leurs incursions ou invasions ! Aucun lieu n’est sacré pour eux, ni par sa sainteté, ni par sa beauté. L’Italie ne leur est qu’une écurie (52) ; Naples la divine, qu’une étable
(53).
Non seulement l’Allemand souille les palais, mais il les déménage ; et ce ne sont pas là des accidents, c’est un système. Trois siècles avant qu’ils aient construit la théorie de la guerre exterminatrice, si chargée d’épouvante qu’elle doit s’abréger par cette épouvante même, et où la mort est déchaînée, pour économiser la vie, dans une rage aveugle qui ne distingue ni âge, ni sexe, ni faiblesse, ni pudeur, ni grâce, les Allemands avaient dessiné la figure de leur soldat, qu’ils voulaient « horrible »
, suivant l’inscription que Montaigne déchiffra à Landsberg : « Horridum militem esse decet, nec auro coelatum, sed animo et ferro fretum »
. Dès qu’on l’aura congrûment dressé et grimé, ce croquemitaine, hérissé de poil et de fer, vraie
: Cavea stultorum mundus
(54). Il ne sera pas embarrassé de faire voir que l’Allemagne est au-dessus de tout.« trogne armée »
de soudard, reître ou lansquenet, il n’y aura qu’à le lâcher de par le monde, puisque aussi bien le monde n’est qu’un « repaire d’imbéciles »
Il le fera voir, d’abord, en vidant les hûches, les saloirs et les caves. L’estomac allemand est un gouffre, « Et convenoit bien aux Allemans, pour leur délivrance, tous les jours que ils séjournèrent en la cité de Rains, rapporte Froissart, dix tonneauls de harens, car ce fut en temps de quaresme, et huit cens carpes sans les autres poissons et ordonnances
(55) »
. Un bon dîner, je veux dire : copieux, surabondant, et qui bourre, sera toujours, pour l’Allemand, un bon argument. Le maréchal de Gramont, quand Mazarin lui offrit d’aller en Allemagne comme ambassadeur extraordinaire, répondit que « connaissant de jeunesse les Allemands, il savoit de reste qu’on ne se mettoit à la mode chez eux et qu’on ne leur plaisoit qu’à force de bombances, de festins continuels et de largesses »
(56). Voltaire nous apprend comment, et très exactement de quoi, de quel plat, moururent, à la cour de Berlin, La Mettrie et lord Tyrconnell, qui, il est vrai, n’étaient pas Allemands, mais qui sans doute moururent, ne l’étant pas, d’avoir mangé comme s’ils l’étaient. Pour le grand Frédéric lui-même, déjà touchant à l’agonie, le homard, dont il ne sut pas s’abstenir, précipita peut-être l’événement.
Mais on ne consomme pas dix tonneaux de harengs sans boire. Boire est, chez l’Allemand, la première, la plus active et la dernière des fonctions naturelles. « Trinque ! Trinque ! »
à boire, à boire, est le seul mot allemand que semble avoir retenu Rabelais. Il faut boire avant, pendant et après le repas ; boire quand on a soif et se donner soif pour boire : « Après le repas, remarque Montaigne ébahi, ils remettent sur la table des verres pleins et y font deux ou trois services de plusieurs choses qui émeuvent l’altération (57). »
Les villes, pour honorer les étrangers, leur présentent du vin, proportionnellement à leur rang, « dans des vaisseaux comme grandes cruches ; et est un crime de voir un gobelet vuide qu’ils ne remplissent soudein, et jamais de l’eau, non pas à ceux mesmes qui en demandent, s’ils ne sont bien respectés »
(58). Jamais d’eau, à moins d’être prince souverain, et d’user d’autorité. Montesquieu n’en sera pas moins surpris que son compatriote, quelque Bordelais qu’ils soient tous les deux : « Quand, à une auberge ou poste d’Allemagne, vous demandez de l’eau à boire, on vous porte de l’eau bourbeuse pour vous laver les mains. Quand vous faites comprendre que c’est pour boire, soudain l’hôte ou le principal de la troupe vient vous dire que cela vous fera du mal et qu’il vaut mieux que vous buviez du vin et de la bière. Comme vous persistez, on vous en apporte un peu, mais très peu, comme pour satisfaire votre opiniâtreté. Dès que vous en buvez, tout le village se met à rire... Demander de l’eau dans une auberge d’Allemagne, c’est demander du lait chez Darboulin (59). »
— « Les Allemands sont hydrophobes. »
, conclut le président philosophe, qui d’ailleurs propose du fait cette explication indulgente, que leur eau est mauvaise
(60).
Pour Montaigne, c’est plutôt que leur vin est « petit »
. Toujours est-il qu’ils le boivent sans eau et qu’on ne peut concevoir qu’il en soit autrement, pour peu que l’on ait le sens de l’ordre universel : « La forme de vivre plus usitée et commune est la plus belle. Toute particularité m’y semble à éviter, et haïrois autant un Alleman qui mist de l’eau au vin qu’un François qui le boiroit pur
(61). »
L’idée n’en vient point aux Allemands. Leur vin est tel qu’il est, et leur verre est grand, mais ils boivent dans leur verre. Ils ne sont difficiles que sur la quantité. « Leur fin, c’est l’avaller, plus que le gouster
(62). »
Ce vin léger et plat est corsé, renforcé, remonté par toutes sortes d’aromates
(63) ; la cuisine est incendiaire
(64) ; de sorte que, parce qu’on a mangé, on boit, et on boit encore parce qu’on a bu. Mais autant l’Allemand boit à votre santé, autant, sous peine de « discourtoisie barbaresque »
(65), on doit boire à la sienne, et cela peut mener très loin, et cela peut tourner très mal. L’électeur de Mayence, « en ne buvant que trois doigts de vin à la fois, ne sortoit jamais de table qu’il n’en eût six pintes dans le corps, le tout sans se décomposer jamais ni sortir de son sang-froid, ni des règles de la modestie affectée à son caractère d’archevêque »
(66). Mais Montaigne, pour avoir voulu « faire le bon compaignon, en faveur des dames qui estoyent de la partie »
, s’était couvert de ridicule
(67) ; et le maréchal de Gramont, pour plaire à l’électeur de Saxe, égara parmi les pots sa dignité d’ambassadeur
(68). Excepté le Palatin qu’attire une autre volupté (69), les électeurs rivalisent entre eux à qui boira le plus
(70) ; on comprend qu’appuyé sur de tels piliers, le Saint-Empire soit souvent chancelant.
Les peuples font comme les princes (71). Quand Auguste avait bu, la Pologne n’était ivre que si elle faisait comme Auguste, qui était Saxon. La Saxe est la terre natale de la Soif, dont le règne s’est étendu de là sur l’Allemagne entière (72). Un pareil pays devrait être le paradis des buveurs. Il ne l’est pas pour les nôtres. Notre Saint-Amant ne manque pas d’aller saluer, au passage, la grande tonne d’Heidelberg ; il en sent, en poète, la haute valeur symbolique, et tout ce qu’elle exprime de l’Allemagne, et tout ce qu’elle signifie pour l’Allemagne :
Elle est de l’empire germain
La déesse et garde fatale,
Et qui la tiendra sous sa main
Tiendra sa force capitale (73).
Dieu sait que ce Normand n’a peur de rien qui soit buvable ! Pourtant, Français et gentilhomme, le Bacchus allemand le dégoûte. Il ne se prive pas de le dire en termes crus et pittoresques (74). Calomnie peut-être ? Mais que ne disent pas les Allemands eux-mêmes, et qu’a la vergogne de taire le recueil que, par la plus ironique des naïvetés, Hoffmann von Fallersleben intitule : Chansons de société ! Quelles chansons ! Quelle société ! (75)
Au fond, la ligne de séparation est là, et l’on peut finir comme on a commencé : au regard des Français qui les ont le mieux vus, « les Allemands sont rudes et de gros engin »
. Et ils sont encore tout ce que nous venons de dire par surcroît. Et tous les Allemands, ou plutôt toutes les Allemagnes sont ainsi, car il peut y avoir des exceptions individuelles ou personnelles, mais aucune province, aucun État ne fait exception. Au milieu du XVIIe siècle, Davity, non point dans un récit fugitif, où la fantaisie aurait sa part, mais dans un énorme in-folio qui traite magistralement des États, empires, royaumes et principautés du monde, enregistre ce jugement qui paraît accepté : « Il court, écrit-il, un commun proverbe, ... (76)
que la Franconie [suffit pour fournir toute l’Allemagne] de brigands et de gueux
(77), la Bohême d’hérétiques, la Bavière de larrons
(78), la Westphalie de faux tesmoins et de parjures
(79), la Marche du Rhin de gourmands
(80). »
Voilà, au moins, de belles réputations, et qui ne sont pas tout à fait l’ouvrage de méchantes langues ! Pas plus que Davity ne saurait passer pour prévenu contre les Allemands
(81), Montaigne ne peut passer pour leur avoir voué de l’animosité. On l’accuserait avec plus de justice de leur avoir marqué parfois une complaisance excessive
(82). Sur le point de quitter leurs territoires, il délivre à François Hotman le meilleur des certificats
(83), dont il consigne d’ailleurs les éléments en plusieurs endroits de son Journal
(84). Néanmoins, lorsqu’il ramasse et résume ses impressions :
« Ils sont glorieux, cholères et yvrognes ; mais ils ne sont, disait M. de Montaigne, ny trahistres, ny voleurs
(85)
. » Ivrognes surtout. Avant d’arrêter la leçon définitive des Essais, il a eu le temps d’y réfléchir ; et, malgré qu’il en ait, il lui faut bien, dans son estime, classer l’Allemagne en mauvais rang : « Or l’yvrognerie, entre les autres, me semble un vice grossier et brutal, prononce-t-il. Aussi la plus grossière nation de celles qui sont aujourd’huy, c’est celle-là seule qui le tient en crédit
(86). »
Tel est, par la bouche de Montaigne, le cri même de l’esprit français ; telle est, vis-à-vis de la France, la position de l’Allemagne : elle est éternellement pour nous la plus « grossière »
des nations qui sont aujourd’hui. Cette grossièreté, d’elle à nous, fait barrière et frontière : c’est la véritable, ineffaçable, infranchissable Marche germanique.
Là-bas est toujours l’étranger, si étranger qu’il est ennemi, hostis. Tout ce que nous pouvons lui demander, et tout ce qu’il nous peut donner, est de nous laisser chez nous et de rester chez lui. Jean Passerat a parfaitement traduit, dans sa Sauvegarde, ce qui est dans nos cœurs comme dans nos intelligences et dans nos consciences ; et, beaucoup plus haut encore que « la maison de Baignolet » (87), ou de beaucoup plus haut encore, on a le droit de le dire de la place où je parle :
Empistolés au visage noirci,
Diables du Rhin, n’approchés point d’ici :
C’est le séjour des filles de Mémoire.N’y gastés rien, et ne vous y joüés :
Tous vos chevaus deviendroient encloüés.
Vos chariots, sans aisseuïls et sans roües,
Demeureroient versés parmi les boües.Et en fuyant, batus et désarmés,
Boiriés de l’eau, que si peu vous aimés.
Gardés-vous donc d’entrer en cette terre.
Ainsi jamais ne vous faille la guerre ;
Ainsi jamais ne laissiés en repos
Le porc sallé, les verres et les pots ;
Ainsi tousjours pissiés-vous sous la table ;
Ainsi toujours couchiés-vous à l’estable,
Vaincueurs de soif et vaincus de sommeil,
Ensevelis en vin blanc et vermeil,
Sales et nuds, veautrés dedans quelque auge,
Comme un sanglier qui se soÜille en sa bauge.
Brief, tous souhaits vous puissent advenir,
Fors seulement d’en France revenir...
Là-bas est « la rude »
Allemagne ; ici « la douce France »
. Et ces deux fronts-là sont bien inviolables, les deux âmes sont incommunicables l’une à l’autre. « Sur les limites des deux mondes, la fécondité n’est pas doublée, comme on croirait. Les nations se comprennent peu par le bord. Gœthe même n’a pas senti la France »
, remarque tristement Michelet, de qui la sympathie humanitaire, l’universelle fraternité s’y tue. En dépit des coups d’aile qu’elle s’efforce de frapper, sa muse, chez eux, est glacée. Cette sensibilité suraiguë, à son tour, n’a rien à sentir. Elle ne se réchauffe que dans la tendresse de chez nous. Il écrit, en rentrant, à Longwy, le 27 juillet 1842 :
« La France m’y reparut tout aimable. D’abord, la propreté de l’hôtel, l’excellent pain, inconnu des Allemands. La vivacité de nos soldats, leur air intelligent et leste, malgré leurs affreuses capotes grises, qui leur donnent l’air de malades d’hôpital, la manière vive et originale dont ils sonnent de la trompette et battent le tambour. Celui des Prussiens est toujours un tambour d’enfant. »
Et le 29, à Reims, cette phrase, elle-même lapidaire et comme monumentale, que nous ne pourrons plus, maintenant, nous redire sans larmes : « Le matin, la cathédrale, plus sublime que jamais
(88). »
Notes
(1) Le titre exact est : Rapports et procès-verbaux d’enquête de la Commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens. Fascicule Ier. — Documents relatifs à la guerre de 1914-1915. — Paris, Imprimerie nationale, 1915.
(2) Mme DE STAEL, De l’Allemagne, chapitre Ier, (édition Firmin Didot, p. 15.) :
« Souvent, au milieu des superbes jardins des princes allemands, l’on place des harpes éoliennes près des grottes entourées de fleurs, afin que le vent transporte dans les airs des sons et des parfums tout ensemble » ;
et chapitre II (ibid., p. 21) :
« Les pauvres Bohèmes, alors qu’ils voyagent, suivis de leurs femmes et de leurs enfants, portent sur leur dos une mauvaise harpe d’un bois grossier, dont ils tirent des sons harmonieux, etc... »
(3) MONTESQUIEU, Voyages, t. II, p. 213 :
« Le prince d’Anhalt est encore plus grenadier, injuste et brutal que le roi de Prusse. Il a épousé la fille d’un apothicaire d’Anhalt, que l’Empereur a érigée en princesse. C’est une bonne princesse. Il tua son frère... Il a quatre fils, qui ont chacun un régiment prussien. Ils n’ont point eu d’éducation, et le père leur donne toutes sortes de licences. Mais sont-ils des princes, après tout? »
(4) Chroniques de Jean FROISSART, édition Kervyn de Lettenhove, XII, 261, XVI, 124.
(5) Ibid., X, 372.
(6) Ibid., XII, 66.
(7) Ibid, XV, 331.
(8) MACHIAVEL, Rapporto delle cose della Magna, 17 juin 1508 (Legazioni, edizione Passerini e Milanesi, IV, 315) :
« E se io dico cbe i popoli della Magna sono ricchi, è cosi la verità : e fagli ricchi in gran parte, perchè vivono come poveri, perchè non edificano, non vestono, e non hanno masserizie in casa, e basta loro abbondare di pane e di carne, e avere una stufa dove rifuggire il freddo, Chi non. ha delle altre cose, fa senza esse, e non le cerca. Spendonsi indosso due fiorini in dieci anni, ed ognuno vive secondo il grado suo a questa proporzione, e nessun fa conto di quello che gli manca, ma di quello che ha di necessità, e le loro necessità sono assai minori che le nostre... »
(9) Rapporto, p. 319 :
« Della potenza della Magna veruno non puὁ dubitare, perché ella abbonda d’uomini, di ricchezze e d’armi ; ..... e questo nasce, perchè non hanno spesa che tragga loro più danari di mano, che quella fanno in tener vive le munizioni, nelle quali avendo speso un tratto, nel rifrescarle spendono poco ; e hanno in questo un ordine bellissimo, perchè hanno semprè in pubblico da mangiare, bere, ardere per un anno, cosi per un anno da lavorare le industrie loro, per potere in una ossidione pascere la plebe e quelli che vivono delle braccia, per un anno intiero senza perdita. »
Cf. MACHIAVEL encore, Ritratti delle cose della Magna, ibid., p. 324 :
« In soldati non ispendono, perché tengono gli uomini loro armnati ed eserciati, e i giorni delle feste tali uomini, in cambio di ginochi, chi si esercitation lo scoppietto, chi con la picca, e chi con un’ arma, e chi con un’ altra, giocando tra loro onori e simili cose. I quali intra loro poi si godono in salarii, e in altre cose spendono poco. Talmente che ogni comunità si trova in pubblico ricca. »
(10) MONTESQUIEU (Pensées et fragments inédits, t. Ier, p. 142) en donne un exemple qui prouverait chez le peuple allemand soit une sorte de probité foncière, soit la crainte qu’il a naturellement du gendarme :
« Le peuple d’Allemagne, remarque-t-il, est un bon peuple. Machiavel nous dit que, de son temps, lorsque les magistrats des villes vouloient faire quelque imposition, chacun mettoit dans un sac la partie de son revenu portée par la taxe. Le Magistrat avoit de la confiance dans le Peuple, et, une preuve qu’elle n’a pas toujours été trompée, c’est la continuation de cette pratique. J’ai ouï dire que cela s’observe encore aujourd’hui à Dantzig. »
(11) Le maréchal DE GRAMONT Mémoires, année 1657, collection Petitot, tomes LVI et LVII) conte cette anecdote : Le gouverneur [pour les Suédois] de la place forte de Benfeld sur l’Iller
« s’appeloit Guernheim, soldat de fortune et Allemand de nation. Le chancelier Oxenstiern l’avoit établi gouverneur de cette place, mais depuis six ans il ne lui avoit pas donné le premier sou ; et cet homme, par son savoir faire, avoit non seulement maintenu la plus belle garnison qui se puisse voir, mais avoit fait dans sa place une fonderie, et fait fondre quarante pièces de canon de vingt-quatre, de douze et de huit de balles. Il avoit des moulins à poudre sur la rivière l’Iller, et des champs semés de chanvre à l’entour de sa place pour faire sa mèche ; il faisoit la récolte des blés au milieu des ennemis avec la même facilité qu’elle se feroit en la plaine de Grenelle, et le tout en si grande abondance, qu’il fournit à l’armée du Roi, c’est-à-dire pour de l’argent, tout ce qui fut nécessaire tant pour le second secours de Haguenau que pour le siège de Saverne. »
(12) FROISSART, Chroniques, t. XVI, p. 85 :
« Et quant ces deux roys s’en contrèrent et virent premièrement (le Roi d’Allemaigne et le Roi de France, à Reims), ils se firent des honneurs et révérences grant foison, car bien estoient induits et nourris pour ce savoir faire, et trop plus par espécial le Roy de France que le Roy d’Allemaigne : car les Alemans de leur nature sont rudes et de gros engien, se ce n’est au prendre à leur prouffit, mais à ce sont-ils assés appers et habiles. »
(13) COMINES dit de même (édition de Mlle Dupont) t. II, p. 181, — à propos du mariage de Mademoiselle de Bourgogne avec Maximilien, duc d’Autriche, et de la pompe bourguignonne : « Les Allemans sont fort au contraire ; car ils sont rudes et vivent rudement. »
(14) À quoi Ariste répond honnêtement :
« J’avoüe que les beaux esprits sont un peu plus rares dans les païs froids, parce que la nature y est plus languissante et plus morne pour parler ainsi. — Avoüez plutost, dit Eugène, que le bel esprit tel que vous l’avez défini ne s’accommode point du tout avec les tempéramens grossiers et les corps massifs des peuples du Nord. Ce n’est pas que je veuille dire, ajouta-t-il, que tous les septentrionaux soient bestes ; il y a de l’esprit et de la science en Allemagne comme ailleurs : mais enfin on n’y connoist point nostre bel esprit, ni cette belle science qui ne s’apprend point au collège et dont la politesse fait la principale partie : ou si cette belle science et ce bel esprit y sont connus, ce n’est seulement que comme des étrangers, dont on n’entend point la langue, et avec qui on ne fait point d’habitude... Je ne sçay mesme si les beaux esprits espagnols et italiens sont de la nature des nôtres.
« Je m’étonne, répartit Ariste en riant, qu’un homme qui craint tant de se mettre mal avec les Grecs et avec les Romains s’attire sur les bras de gayeté de cœur les Espagnols, les Italiens, les Allemands, les Polonais, les Moscovites, et toutes les autres nations de la terre. Mais, raillerie à part, continua-t-il, je vous trouve bien hardi de faire ainsi le procès à tous les étrangers. Pour moi, comme je n’aime guère à décider, ni à fascher personne, j’aime mieux croire que le bel esprit n’est étranger nulle part. »
— Le P. BOUHOURS, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène ; à Paris, chez Sébastien Mabre-Cramoisy, 1671. IVe Entretien, pages 222-225.
(15) Ibid., IIIe Entretien, p. 189 : « Le vin est une espèce de torture douce et agréable qui fait parier les personnes les plus secrètes et les plus sages, qui découvre leurs plus profondes pensées et leurs desseins les plus cachés. Aussi l’interdisait-on anciennement aux rois et aux magistrats. »
Là-dessus, le P. Bouhours décoche ce trait en passant : « Si cette loi était encore en vigueur, il y a peu d’Allemands qui ne renonçassent de bon cœur à la royauté et à la magistrature. »
— D’où furor teutonicus. Les prédicants de la Réforme, Luther lui-même, Mathesius et les Ambach, les Andréä, les Bucer, les Gruninger, les Arnold, les Scherer, les Schoppius s’en sont dit bien d’autres, et en ont dit bien d’autres à leurs compatriotes : « Fous, pourceaux, cochons, ripailleurs, goinfres, panses pleine, brutes, sangliers féroces, histrions boxeurs, blasphémateurs, ribauds, enragés, frères de Bacchus »
! Mais on était entre soi, et c’étaient les Ambach, les Mathesius, les Bucer, etc.
(16) Voyez l’article de P. Bernard, dans les Études religieuses, du 20 juin 1915.
(17) Œuvres de VOLTAIRE, édition Louis Moland, Garnier frères, t. XLVII, p. 398. Cf. Ibid., t. XLIX, p. 332 ; de Frédéric à Voltaire, 24 juillet 1775 :
« Nos Allemands ont l’ambition de jouir à leur tour des avantages des beaux-arts ; ils s’efforcent d’égaler Athènes, Rome, Florence et Paris. Quelque amour que j’aie pour ma patrie, je ne saurais dire qu’ils réussissent jusqu’ici : deux choses leur manquent, la langue et le goût. La langue est trop verbeuse : la bonne compagnie parle français, et quelques cuistres de l’école et quelques professeurs ne peuvent lui donner la politesse et les tours aisés qu’elle ne peut acquérir que dans la société du grand monde. Ajoutez à cela la diversité des idiomes, chaque province soutient le sien, et jusqu’à présent rien n’est décidé sur la préférence. Pour le goût, les Allemands en manquent surtout ; ils n’ont pas encore pu imiter les auteurs du siècle d’Auguste : ils font un mélange vicieux du goût romain, anglais, français et tudesque ; ils manquent encore de ce discernement fin qui saisit les beautés où il les trouve, et sait distinguer le médiocre du parfait, le noble du sublime, et les appliquer chacun à leurs endroits convenables. Pourvu qu’il y ait beaucoup d’r dans les mots de leur poésie, ils croient que leurs vers sont harmonieux, et, pour l’ordinaire, ce n’est qu’un galimatias de termes ampoulés. Dans l’histoire, ils n’omettraient pas la moindre circonstance, quand elle serait inutile.
« Leurs meilleurs ouvrages sont sur le droit public. Quant à la philosophie, depuis le génie de Leibnitz et la grosse monade de Wolff, personne ne s’en mêle plus. Ils croient réussir au théâtre, mais jusqu’ici rien de parfait n’a paru. L’Allemagne est actuellement comme était la France du temps de François Ier. Le goût des lettres commence à se répandre : il faut attendre que la nature fasse naître de vrais génies, comme sous les ministères des Richelieu et des Mazarin. Le sol qui peut produire un Leibnitz en peut produire d’autres,
« Je ne verrai pas ces beaux jours de ma patrie, mais j’en prévois la possibilité. Vous me direz que cela peut vous être très indifférent, et que je fais le prophète tout à mon aise, en étendant, le plus que je peux, le terme de ma prédiction. C’est ma façon de prophétiser, et la plus sûre de toutes, puisque personne ne me donnera le démenti. »
Voltaire, à qui Frédéric s’adressait peut-être pour être contredit, ne contredit pas, il approuve, en enveloppant son opinion d’une flatterie (3 auguste 1775) :
« Il me paroît que vous jugez très bien l’Allemagne… et cette foule de mots qui entrent dans une phrase, et cette multitude de syllabes qui entrent dans un mot, et ce goût qui n’est pas plus formé que la langue ; les Allemands sont à l’aurore ; ils seraient en plein jour si vous aviez daigné faire des vers tudesques. »
Il continue :
« C’est une chose assez singulière que Lekain et Mlle Clairon soient tous deux à la fois auprès de la maison de Brandebourg. Mais, tandis que le talent de réciter du français vient mériter votre indulgence à Sans-Souci, Glück vient nous enseigner la musique à Paris. Nos Orphées viennent d’Allemagne, si vos Roscius vous viennent de France. Mais la philosophie, d’où vient-elle ? de Potsdam, Sire, où vous l’avez logée et d’où vous l’avez envoyée dans la plus grande partie de l’Europe. » Seulement Voltaire ne croit guère à ce qu’il dit ; lorsque commençait la désillusion, à la fin de 1752, il confiait à sa nièce Mme Denis : « Et c’est l’homme qui m’écrivait tant de choses philosophiques, et que j’ai cru philosophe ! et je l’ai appelé le Salomon du Nord ! Vous vous souvenez de cette belle lettre qui ne vous a jamais rassurée. Vous êtes philosophe, disait-il ; je le suis de même. Ma foi, Sire, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre. » (18 décembre 1752.)
(18) MONTESQUIEU, Voyages t. Ier, p. 72 :
« Le chevalier Temple dit que les Français agissent comme s’ils devoient mourir de mort subite, et les Allemands comme s’ils devoient vivre éternellement. » Cf. t. II, p. 131 : « Les Allemands, très peu vifs dans leur jeunesse, se trouvent souverainement épaissis dans l’âge avancé. Aussi ceux qui ont quelque espèce d’affaire ou de commerce ont-ils coutume de se reposer de tout sur quelqu’un qui puisse se remuer. »
(19) Ibid.,t. II, p. 154 :
« Quelque ordre que vous donniez, vous les voyez rêver longtemps pour se le mettre dans la tête, comme si vous proposiez un problème de géométrie, et ils vous comprennent enfin. Mais, si vous donnez un ordre, et qu’ils l’ayent à la fin compris, n’en donnez pas un second, car, avant que le second soit compris, il faut bien plus de temps encore, parce qu’ils reviennent toujours au premier. »
— Cf. p. 140 :
« Quand vous demandez en Bavière, à un homme du peuple, quelle heure il est, ou une telle maison, il s’arrête et pense et rêve, comme si vous lui demandiez un problème. Il Bavarese più stupido di Germani. »
(20) Œuvres complètes de RIVAROL, précédées d’une notice sur sa vie ; Paris, Léopold Collin, 1808 ; t. V, p. 356. — Cf. M. de LESCURE, Rivarol et la Société française pendant la Révolution et l’émigration (1755-1801). Études et portraits historiques et littéraires, d’après des documents inédits. Paris, E. Plon, 1881.
(21) Œuvres complètes, t. V, p. 358 :
« Dans une société de Berlin où Rivarol avait parlé toute la soirée avec une dame à voix basse, elle lui reprochait l’inconvenance de ce procédé. — Voulez-vous donc, répondit-il, que je m’extravase pour ces gens-là ? »
Cf. M. de LESCURE, Rivarol, p. 470.
(22) Journal de voyage de MONTAIGNE, édition de M. Louis Lautrey, p. 101.
(23) MONTESQUIEU, Voyages, t. 1er, p. 28.
(24) Ibid., p. 57.
(25) Ibid., t. II, p. 138.
(26) MONTESQUIEU, Correspondance, t. Ier, p. 285. Jean-Jacques BEL à Montesquieu (vers 1730) :
« Les nouvelles découvertes, au moins d’une certaine espèce, dépendent toujours de quelque principe caché, obscur, qui ne tient pas à ce que l’on sait déjà et qui a toujours un air de faux qui la fait rejeter au premier pressentiment comme une vision si tant est que la vision vienne. Les Anglais pensent et les Allemands travaillent ; ceux-là regardent toujours au dehors, et voient par conséquent tout ce qui s’offre. Les premiers ont toujours un système à eux, et ce système, fondé sur ce qui est connu, exclut tout ce qui est fondé sur quelque chose qui ne l’est pas, ou du moins en détourne ; les seconds n’en ont point, ils reçoivent tout et c’est pour ces gens-là que les hasards sont faits... La poudre à canon, l’imprimerie, etc., viennent des Allemands. Je soutiens que ce ne sont pas là des inventions. Celui qui rencontre un trésor a deux yeux, il le voit, il a des mains, il le ramasse ; mais il ne l’invente pas. Je vous demande pardon de l’expression, elle est ridicule, mais elle explique. Celui qui le premier a eu le secret de la larme batavique laissa tomber par hasard du verre fondu dans de l’eau ; ce verre se condensa ; il le reprit ; il l’examina, il vit ce que c’était, il refit précisément les mêmes choses, il réussit : inventa-t-il la larme batavique ? non, il la trouva. C’est une trouvaille et non une invention. »
De droit génial, Montesquieu s’approprie ces réflexions Pensées et fragment inédits, t. II, p. 182) :
« Vous me demandez pourquoi les Anglois, qui ont beaucoup d’imagination, inventent peu, et les Allemands, qui ont peu d’imagination, inventent beaucoup. Il y a des choses qui s’inventent par hasard, et, à cet égard, on ne peut pas demander pourquoi une nation invente plus que l’autre : ainsi on ne peut mettre sur le compte ni sur l’esprit des Allemands l’invention de la poudre et autre chose de cette espèce. D’ailleurs l’imagination fait bien inventer les systèmes, et, en cela, les Anglois ont fourni leur contingent plus que toute autre nation ; mais la plupart des découvertes en physique ne sont que l’effet d’un travail long et assidu, dont les Allemands sont plus capables que les autres nations. Vous entendez bien que mille chimistes allemands, qui manipuleront sans cesse et ne se détourneront jamais, trouveront plus aisément les effets de la combinaison de certains principes en chimie, que mille Anglois qui étudieront quelque principe de la chimie, mais qui s’occupent les trois quarts du temps à raisonner sur la Religion et sur le Gouvernement. »
VOLTAIRE dit à peu près de même (Œuvres complètes, XIII, 43) :
« Les Allemands se distinguaient principalement dans ce siècle par les commencements de la véritable physique. Ils ne réussirent jamais dans les arts de goût comme les Italiens ; à peine même s’y adonnèrent-ils. Ce n’est jamais qu’aux esprits patients et laborieux qu’appartient le don de l’invention dans les sciences naturelles. Ce génie se remarquait depuis longtemps en Allemagne et s’étendait à leurs voisins du Nord. »
(27) Journal de voyage, p. 136 :
« Il y avoit là une façon de tourner la broche qui estoit d’un engin à plusieurs roues ; on montoit à force une corde autour d’un gros vesseau de fer. Elle venant à se débander, on arrestoit son reculement, en manière que ce mouvement duroit près d’une heure, et lors il le falloit remonter : quant au vent de la fumée, nous en avions vu plusieurs... »
(28) Ibid., p. 125 :
« Nous vismes d’autres maisons de ces Foulcres en autres endrets de la ville, qui leur est tenue de tant de despances qu’ils emploïent à l’embellir ; ce sont maisons de plaisir pour l’esté... Là même deux grands gardoirs de poissons, couvers, de vint pas en carré, pleins de poisson. Par tout les quatre costés de chaque gardoir il y a plusieurs petits tuiaus, les uns droits, les autres courbés contre-mont ; par tous ces tuiaus, l’eau se verse très plesamment dans ces gardoirs, les uns envoiant l’eau de droit fil, les autres s’élançant contre-mont à la hauteur d’une picque. Entre ces deux gardoirs, il y a place de dix pas de large planchée d’ais ; au travers de ces ais, il y a force petites pointes d’airain qui ne se voyent pas. Cependant que les dames sont amusées à voir jouer ce poisson, on ne faict que lâcher quelque ressort : soudein toutes ces pouintes élancent de l’eau menue et roide jusques à la teste d’un home, et remplissent les cotillions des dames et leurs cuisses de cette frêcheur. En un autre endret où il y a un tuieau de fontaine plesante, pendant que vous la regardez, qui veut vous ouvre le passage à des petits tuieaus imperceptibles qui vous jettent de cent lieus l’eau au visage à petits filets, et là il y a ce mot latin :
Quaesti nugas, nugis gaudeto repertis. »
(29) On se rappelle quelle était la vie au château de Thunder-ten-tronck :
« M. le baron étoit un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. La grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de ces basses-cours composaient une meute dans le besoin : ses palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l’appelaient tous Monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes. Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s’attirait par là une grande considération, et faisait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante, Le précepteur Pangloss était l’oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de son caractère. Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possible, le château de Mr le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles. »
(Candide, p.1 et 2.) Au surplus, Voltaire en voulait à la Westphalie, qu’il appelle (lettre à Frédéric, du 6 décembre 1740) « la sale province de Westphalie »
.
(30) Pensées et fragments inédits, t. II, p. 186.
(31) Voyages, t. II, p. 134 : « Les lieues de Bavière sont immenses. Je crois que les Allemands, qui pensent peu et, par conséquent, ne s’ennuyent jamais, ont fabriqué les lieues si longues pour nous. »
(32) Histoire secrète de la cour de Berlin, t, Ier, p. 267 : « Le numéro LXXVI1I du Courrier du Bas-Rhin est si insolent pour le roi de France et son ambassadeur qu’on feroit bien, je crois, d’en porter des plaintes ministérielles... On ne sait pas ce que sont les Gazettes pour les Allemands. »
(33) Charles de Bohême le vit bien. FROISSART, Chroniques, t. II, p. 345 :
« Li Alemant qui servi l’avoient sur tout son voiage et asquels il devoit grant finance li demandèrent à estre payet : il s’escusa et dist que il n’avoit point d’argent là aporté, fors que pour ses menus frès payer. Il li dissent derechief tout généraument que se il n’estoient payet, il se paieroient : il lor acorda et n’avoit cure comment, mais que il demorast en paix et en lor grâce. »
— Ibid., p. 274 :
« Bien savoient que Alemans sont durement convoiteus e ne font riens, se ce n’esl pour les deniers. »
Et encore p. 384 :
« Car Alemant sont convoitous et ne font riens se li denier ne vont premièrement devant, car ce sont gens moult convoitous. »
Cf. t. III, p. 311 :
«... Car li Alemant n’en faisoient rien fors que pour l’argent et vouloient estre payet de quinzainne en quinzainne. »
Cf. COMINES, t. II, p. 547 (année 1496) :
« Aux Allemands estoit aussi largement deub, mais non point tant : car tout l’argent que Monseigneur de Montpensier povoit finer audict royaulme, c’estoit pour eulx. Toutes-fois il leur estoit deub ung an et plus ; mais ilz avoient pillé plusieurs petites villes, dont ilz estoient enrichis. »
(34) Rapporto delle cose della Magna (Legazioni, IV, 315) :
« Nè é la sua venuta d’Italia per altro conto tan ispaventevole, quanto per esto, perchè i bisogni colla victoria gli crescevano, non sendo ragionevole che egli avesse fermo il pié cosi presto ; e, non mutando modi, se le frondi degli alberi d’Italia fossero diventati ducati, non gli bastavano. »
— GUICHARDIN parle de même (Discorsi politici, discorso ottavo, Opere inedite di Francesco GUICCIARDINI, illustrate da Guiseppe Canestrini e pubblicate par cura dei conti Piero e Francesco Guicciardini, volume primo, p. 289) :
« Non cognosciamo noi...la cupidità tedesca ? »
(35) Mémoires du Maréchal DE GRAMONT, Collection Petitot, t. LVI, p. 436 :
« Comme il (Mazarin) connoissoit à merveille l’humeur des Allemands, fort différente de l’ancienne candeur de leur pères, il se résolut d’attaquer ceux dont il avait besoin par le motif le plus puissant qui fasse agir les hommes, et particulièrement cette nation, qui est leur intérêt propre. »
(36) Pensées et fragments inédits, t. II, p. 273. —Du 2 février 1742. — Ce sont les débuts du grand Frédéric.
(37) MONTESQIEU, Voyages, t. Ier, p. 95 :
« Les Allemands ruinent ce pays (la Lombardie) : ils sont haïs plus qu’on ne sauroit dire ; ne dépensent rien ; n’apportent point, comme les Français ; mais rapportent sans cesse. »
(38) Chroniques, t. III, p. 6.
(39)Ibid., t. XIII, p. 259-260 :
« Et quant les François approchièrent les bandes et les limitations d’Allemaigne, si chevauchièrent ensemble et prindrent à euls logier sagement ; car bien trois cens lances de linfars allernans de oultre le Rhin s’estoient cueilliés ensemble, et vous di que ce sont les plus grands pillars et robeurs du monde. »
(40) COMINES, à l’année 1477, t. II, p. 134-135 :
« Et, pour parler d’Allemaigne en général, il y a tant de fortes places et tant de gens enclins à mal faire et à piller et à rober, et qui tant usent de ces deffiances pour petite occasion, que c’est chose merveilleuse. Car ung homme qui n’aura que luy et son varlet, deffiera une grosse cité et ung duc, pour mieulx povoir rober, avec le port de quelque petit chasteau ou rochier où il se sera retraict, auquel il y aura vingt ou trente hommes à cheval qui commenceront le deffi à sa requeste. Ces gens icy ne sont guères de fois pugnis des princes d’Allemaigne ; car ilz s’en veullent servir quant ilz en ont affaire ; mais les villes, quant ilz les peuvent tenir, les pugnissent cruellernent, et aucunes fois ont bien assiégé telz chasteaulx et abbattu ; aussi tiennent les dictes villes ordinairement des gens d’armes paiez et gaigez pour leur seureté. Ainsi semble que ces princes et villes d’Allemaigne vivent, comme je dis, faisant charrier droict les ungz et les aultres, et qu’il soit nécessaire que ainsi soit, et pareillement pour tout le monde »
(41) Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, p. 16. Voltaire confesse qu’il joua un rôle dans l’opération :
« Il (le roi) me chargea même de travailler à un manifeste, et j’en fis un, tant bon que mauvais, ne doutant pas qu’un roi avec qui je soupais, et qui m’appelait son ami, ne dût avoir toujours raison. L’affaire s’accommoda bientôt, moyennant un million qu’il exigea en ducats de poids, et qui servirent à l’indemniser des frais de son voyage à Strasbourg, dont il s’était plaint dans sa poétique lettre. »
(42) Chroniques,t. VIII, p. 50.
(43) Ibid., t. XIII, p. 241 :
« Et sachés que Anglois et Escots, quand ils se trouvent en bataille ensemble, sont dures gens et de longue haleine, et point ne s’espargnent, mais s’entendent de eulx mestre à outrance. Ils ne ressemblent pas les Allemans qui font une empeinte, et quant ils voient qu’ils ne pèvent vaincre et entrer en leurs ennemis, ils s’en retournent tout à un fait. Nennil : Anglois et Escots sont d’une autre opinion ; car en combattant ils s’arrestent sur le pas, et là fièrent et frappent de haches ou d’autres armures sans eulx esbahir, tant que haleine leur dure. Et quant par armes ils se rendent l’un à l’autre, ils font bonne compaignie sans eux trop travailler de leur finance, mais sont très courtois l’un à l’autre, ce que Allemans ne sont pas ; car mieux vaudroit un gentilhomme estre pris des mécréans, tous payens ou sarrasins, que des Allemans ; car Allemans contraingnent les gentilshommes en double prison de ceps de fer, de buies, de grésillons, et de toutes autres prisons hors de mesure et de raison, dont ils meshaignent et affoiblissent les membres d’un homme pour estordre plus grant finance »
Cf. VIII, 50 :
« Et amenèrent li dessus dit (du Guesclin et Clisson) les chevaliers englés prisons qu’il tenoient, à Paris, et les recreurent bellement sur leurs fois et les laissièrent aller et venir et chevauchier partout sans villain regart, ne constrainte, ainsi que tout gentilhomme par raison doient faire l’un de l’autre, et si comme Englès et Franchois en leur gherre ont cel usaige ; car moult courtois toudis ont-ils estet li ungs à l’autre : che ne sont mies li Allemans, car il sont dur et auster à leurs prisonniers, etc... »
(44) Ibid., XIII, p. 241 :
« Au voir dire, en moult de choses Allemans sont gens hors de rieulle de raison, et c’est merveille pourquoy nuls conversent avec eulx, ne qu’on les souffre à armer avec eulx, comme François et Anglois qui font courtoisie, ainsi qu’ils ont toujours fait ; ne les autres ne le feroient, ne le voudroient faire. »
Cf. VIII, p. 376, Discours des capitaines bretons et bourguignons, sur le Rhin :
« Si nous estions delà celle rivière de Rin, jamais ne le porions rapasser que nous ne fuissions tout mort et pris et en le volonté de nos ennemis les Allemans qui sont gens sans pité » ;
et XIII, p. 102, Conseil tenu par le roi de France : …
« Car il (les Allemans) sont convoiteus durement plus que nulles antres nations, et si n’ont quelque pitié de nulluy puisque Ilz en sont seigneurs, mais les mettent en prisons destroittes et en ceps merveilleus, en fors chasteaulx, en grésillons et en maint autres atournemens de prisons, dont ils sont de ce faire soubtils, pour attraire plus grant raenchon. Et quant ils sentent que ils ont à prisonnier un grant seigneur ou ung noble et vaillant homme, ils en sont trop grandement resjouis, si les emmainent en Boesme ou en Austeriche, en Bavière ou en Sassonne ou autre part, et là les tendront en chasteaulx ou dongons inhabitables. Certes tels gens valent pis que Sarrasins, ne payens, car la grant ardeur de convoitise qu’ils ont en euls, leur tolt toute la congnoissance d’honneur. »
(45) Ibid., t. VIII, p. 54.
(46) A Augsbourg, Journal de voyage, p. 123, note :
« Un littérateur anglais, Saint-John, a trouvé qu’avant le siège de Thionville, en 1558, les chroniques du temps constatent la présence à Augsbourg d’un agent politique secret pensionné par le gouvernement français pour lui adresser d’utiles révélations. Cet agent est par elles désigné sous le nom du sieur de Montanus. » Revue britannique, 1859, II, 101, citée par A. d’Ancona. Mais s’agit-il bien de Montaigne ? Le voyage, dont le récit nous est conservé par le Journal, est postérieur de plus de vingt ans (1580-1581).
(47) MONTESQUIEU à Guasco ; de la Brède, 4 octobre 1752 (Correspondance, t. II, p. 441) : « Les Allemans sont bons, mais un peu soupçonneux. Prenez garde ; ils se méfient des Italiens comme trop fins pour eux ; mais ils savent qu’ils ne leur sont point inutiles et sont trop sages pour s’en passer. »
(48) FROISSART, Chroniques, t. II, p. 324 : « Car il n’est riens en ce monde que li Alemans désirent si que d’avoir auqune cause et title de guerryer le roiaume de France pour le grant orgueil qui est à abatre et pour partir à la ricoise. »
— « Nation naturellement dure et farouche, et qui ne faisoit pas grand cas de la nôtre »
, écrit encore en 1657 le maréchal de Gramont, Mémoires, collection Petitot, t. LVI, p. 436.
(49) Au mot Allemand, LITTRÉ nous avertit qu’on a voulu parfois donner à cette locution une origine différente et la tirer du nom d’une famille du Dauphiné, les Alleman, dont les membres se soutenaient tous et se vengeaient les uns les autres, d’où le dicton provincial : Gare la queue des Alleman ! Mais il remarque, au même endroit, que, dès la fin du XVI siècle, Carloix, t. IV, p. 18, écrit : querelle d’Allemaigne (Cf. d’Aubigné, Hist. I. 341), « ce qui montre que, dès ce temps-là, on regardait Allemand comme le nom de peuple »
.
(50) RABELAIS, Œuvres, I, 70 :
« Après se peignoit du peigne de Almain, c’estoit des quatre doigtz et le poulce, car ses précepteurs disoient que soy aultrement pigner, laver et nettoyer estoit perdre temps en ce monde. » —
« Peigne de Almain, dit un lexique, les quatre doigts et le pouce. Les uns croient que Almain veut dire Allemand, les autres, qu’il s’agit de Jacques Alemain, ancien docteur de Paris, dont la malpropreté aurait été notoire. »
(51) COMINES, livre II, chapitre VIII, à l’année 1468.
(52) MONTESQIEU, Voyages, II, p.123 ;
« On peut bien dire que l’Empereur est empereur romain par les dépouilles des princes qu’il a pu subjuguer. Les Allemands ont meublé le palais (à Mantoue) de tous les ancêtres des ducs de la Mirandole, et cela en fait une galerie. Je ne sache rien de plus bas que d’avoir employé en meubles tous les tableaux de famille. Du reste, les Allemands ne méritent que d’avoir des verres et clés bouteilles. Ils laissent tout périr. Il n’y a rien de si malpropre que le Palais. J’ai vu des tableaux renversés contre terre, et qui y resteront pour jamais. Le reste est exposé à l’air. Quand les Allemands arrivèrent, ils mettoient leurs chevaux dans les chambres de Jules Romain du palais du Té ».
(53) Ibid., p. 12.
« À Naples, raconte Montesquieu, il y a gli Studi qui étoit un beau palais, qui n’est que commencé. On y vouloit mettre les Académies, les Allemands y ont mis leurs soldats, et tout ce beau bâtiment se détruit ; ils font cuire leur soupe sur l’escalier »
(54) MONTAIGNE, Journal de voyage, p. 117 :
« À Lanspergs (Landsberg) petite ville au duc de Bavière, « à la porte qui sépare la ville du fauxbourg, il y a une grande inscription latine de l’an 1552… Il y a force autres devises en ce lieu mesmes, comme cetecy : Horridum militem esse decet, nec auro cœlatum, sed animo et ferro fretum ; et à la teste : Cavea stultorum mundus. »
(55) Chroniques, t. XVI, p. 84.
(56) Mémoires, collection Petitot, t. LVI, p. 437.
(57) Journal de voyage, p. 104-105.
(58) Ibid., p. 107-108. Cf. p. 122-123 :
« Le corps de la ville fit cet honneur à MM. d’Estissac et de Montaigne de leur envoïer présanter à leur souper quatorze grands vesseaux pleins de leur vin, qui leur fut offert par sept serjeans vêtus de livrées, et un honorable officier de la ville qu’ils conviarent à souper : car c’est la coustume, et aus porteurs on faict donner quelque chose ; ce fut un escu qu’ils leur firent donner. L’officier qui souppa avec eus dist à M. de Montaigne qu’ils estoient trois en la ville ayant charge d’ainsi gratifier les estrangiers qui avoint quelque qualité, et qu’ils estoint à cette cause en souin de sçavoir leurs qualités, pour, suivant cela, observer les cérimonies qui leur sont dues : ils donnent plus de vin aus uns que aus autres, A un Duc, l’un des Bourguemaistres en vient présanter : ils nous prindrent pour barons et chevaliers. M. de Montaigne, pour aucunes raisons, avoit voulu qu’on s’y contrefit, et qu’on ne dict pas leurs conditions, et se promena seul tout le long du jour par la ville : il croit que cela mesme servit à les faire honorer davantage. C’est un honneur que toutes les villes d’Allemaigne leur ont faict. »
(59) Voyages,II, p, 153, Cf. p. 140 :
« Demander de l’eau dans les auberges d’Allemagne, c’est une chose qui parait aussi extraordinaire que si l’on allait demander à Paris un pot de lait chez Darboulin. »
Les Allemands n’ont, au surplus, horreur de l’eau qu’en boisson. Mais ils l’aiment beaucoup au bain. Essais (édition de 1582, 1. II, chap. XXXVII) :
« Le boire (de l’eau) n’est aucunement receu en Allemagne. Pour toutes maladies, ils se baignent et sont à grenouiller dans l’eau quasi d’un soleil à l’autre ».
(60) Ibid., p. 156 :
« Effectivement il me semble que l’eau en Allemagne ne me plaît pas tant qu’en Italie et en France, qu’elle fatigue plus mon estomac. »
(61) Essais (édition de 1588), livre III, chapitre XIII. Cf. Journal de voyage, p. 81 :
« Ils ne se servent jamais d’eau à leur vin, et ont quasi raison : car leurs vins sont si petits que nos gentilshommes les trouvoint encore plus faibles que ceux de Guascongne fort baptisés, et si ne laissent pas d’estre bien délicats. »
(62) Essais (éditions de 1580 et de 1595), livre II, ch. II. Sur l’ivrognerie :
«... Mon goust et ma complexion est plus ennemie de ce vice que mon discours... Les Allemans boivent quasi esgalernent de tout vin avec plaisir. Leur fin, c’est l’avaller, plus que le gouster... Leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main... Boire à la françoise, à deux repas, et modéréement, c’est trop restreindre les faveurs de ce dieu... Anacharsis s’estonnoit que les Grecs beussent sur la fin du repas en plus grands verres qu’au commencement. C’estoit, comme je pense, pour la mesme raison que les Alemans le font, qui commencent lors le combat à boire d’autant. »
(63) MONTAIGNE. Journal de voyage, p. 163 : A. Vicence « les vins vieus failloient déjà lors... Gens d’Allemaigne se faisoint regretter, quoy qu’ils soint pour la pluspart aromatisés, et ayant diverses santeurs qu’ils prennent à friandise, mesmes de la sauge, et l’appellent vin de sauge, qui n’est pas mauvais, quand on y est accoustumé... »
, — De même la carte est interminable des bières parfumées aux essences les plus diverses : bière de sauge aussi, — de lavande, — de romarin, — de scordion, — de mélisse, — de racines d’aunée, — de bétoine, — de baies de sureau, — de vermouth, — d’armoise, — de pollen, — d’hysope ; c’est toute une médecine, toute une pharmacie ; toute la flore des champs et des jardins y passe ; et je n’oserais en dire les secrètes vertus.— Cf. Études religieuses, livraison du 20 juin 1915, article déjà cité de P. Bernard.
(64) MONTAIGNE, Journal de voyage, p. 101 : « Les services de leurs tables se changent souvent. On leur donna là (à Montaigne et à ses compagnons de voyage) et souvent depuis, après la nappe levée, d’autres nouveaus services parmy les verres de vin : le premier, des canaules,que les Guascons appellent (gâteaux en forme de couronne) ; après, du pain d’espice, et pour le tiers un pain blanc, tandre, coupé à taillades, se tenant pourtant entier ; dans les descoupures, il y a force espices et force sel jetté parmy et au-dessus aussi de la croûte du pain..... Les gens de village servent, au desjuner de leurs gens de travail, des fouasses fort plattes où il y a du fenouil, et au-dessus de la fouasse des petits lopins de lard hachés fort menus et des gosses d’ail. »
Ibid., p. 104 :
« Ils ont grande abondance de chous-cabus qu’ils hachent menus à tout un instrumant expres, et ainsi hachés en mettent grande quantité dans des cuves à tout du sel, de quoi ils font des potages tout l’hiver... Quant au tretemant de tables, ils sont si abondans en vivres, et diversifient leur service en tant de sortes de potages, de sauces, de salades (come hors de nostre usage ils nous ont présanté des potages faicts de couins ; d’autres de pommes cuites taillées à ruelles sur la souppe, et des salades de chous-cabus. Ils font aussi des brouets, sans pein, de diverses sortes, come de ris, où chacun pesche en commun, car il n’y a nul service particulier... Ils ont grande abondance de bon poisson qu’ils mêlent au service de chair : ils y desdeingnent les truites et n’en mangent que le froye (le frai) ; ils ont force gibier, bécasses, levreaux, qu’ils acoutrent d’une façon fort esloingnée de la nostre, mais aussi bonne au moins. Nous ne vismes jamais des vivres si tandres come ils les servent comunéement. Ils meslent des prunes cuites, des tartres de poires et de pommes au service de la viande, et mettent tantost le rôti le premier et le potage à la fin, tantost au rebours. Leur fruict, ce ne sont que poires, pommes qu’il ont fort bonnes, noix et formage. Parmi la viande, ils servent un instrumant d’arjent ou d’estein, à quatre logettes, où ils mettent diverses sortes d’episseries pilées et ont du cumin ou un grein semblable, qui est piquant et chaut, qu’ils meslent à leur pein, et leur pein est la pluspart faict avec du fenouil. »
(65) Essais, livre II, chapitre XVII (édition de 1588). Voyez la note 67 ci-dessous.
(66) Mémoires du maréchal DE GRAMONT, collection Petitot, t. LVII, p. 36. L’électeur de Mayence (Schönborn, ancien évêque de Wurtzbourg, et, par conséquent, duc de Franconie) :
« Il avoit une grande tendresse pour ses parens, et l’on ne se brouilloit point avec lui, pour leur faire du bien : aussi leur en prouvoit-il autant que les voies honnêtes et licites lui pouvaient permettre. Il avoit très bien fait ses études, et sa conversation gaie ou libre ne tenoit rien du pédant. Il étoit sobre dans ses repas, mais ne laissant pas de boire autant qu’il étoit nécessaire pour être agréable à ses convives, qui ne se paient pas de médiocrité en ce pays-là, et pour lesquels il avoit la complaisance qui est indispensable en Allemagne, lorsqu’au lieu d’un compliment, l’on ne veut pas faire une injure à ceux qu’on a conviés. Il se mettoit régulièrement à table à midi, et n’en sortoit guère qu’à six heures du soir. Sa table étoit longue, et de trente couverts. Il ne buvoit jamais que trois doigts de vin dans son verre, et buvoit régulièrement à là santé de tout ce qui étoit à table, puis passoit aux forestières (aux absents), qui alloient bien encore à une quarantaine d’augmentation ; de sorte que, par une supputation assez juste, il se trouvoit qu’en ne buvant que trois doigts de vin à la fois, il ne sortoit jamais de table, etc... »
(67) MONTAIGNE ne dédaigna pas, peut-être même estima-t-il un peu trop, « les commodités de ce pays-là, et s’y conforma jusqu’à y boire le vin sans eau. Quant à boire à l’envi, il n’y fut jamais convié que de courtoisie, et ne l’entreprit jamais, »
prétend le Journal de voyage. Mais les Essais (livre II, chapitre XVII, édition de 1588) en font la confession :
« Autres-fois, estant en lieu (à Augsbourg ?) où c’est discourtoisie barbaresque, de ne respondre à ceux qui vous convient à boire : quoy qu’on m’y traitast avec toute liberté, j’essaiay de faire le bon compaignon, en faveur des dames qui estoyent de la partie, selon l’usaige du pays. Mais il y eut du plaisir : car cette menasse, et préparation, d’avoir à m’efforcer outre ma coustume et mon naturel, m’estoupa de manière le gosier, que je ne sceus avaller une seule goute ; et fus privé de boire, pour le besoing mesme de mon repas. Je me trouvoy saoul et désaltéré, par tant de breuvage que mon imagination avoit préoccupé. »
(68) Mémoires du maréchal DE GRAMONT, collection Petitot, t. LVI, p. 460 :
Enfin,« Je ne dirai ni grand bien ni grand mal de l’électeur de Saxe. Ce prince étoit entièrement gouverné, et n’avoit d’autre application que celle de boire excessivement tous les jours de sa vie : qualités rares, dont il avoit hérité de l’électeur son père (Jean-Georges, mort en 1656)... Il étoit fort zélé pour la religion luthérienne ; et, le jour qu’il communioit, il portoit ce respect au sacrement de ne pas s’enivrer le matin ; mais aussi, en revanche, le soir, il réparoit l’omission, et buvoit toute la nuit jusqu’à ce qu’il tombât sous la table, de même que tous ses convives. Ce bonhomme ne pouvoit souffrir de ne point boire avec le maréchal... »
« le champ de bataille fut pris chez le comte Egon de Furstemberg, où se trouvoient les électeurs de Mayence et de Cologne. Le dîner dura depuis midi jusqu’à neuf heures du soir, au bruit des trompettes et des timbales, qu’on eut toujours dans les oreilles : ou y but bien deux ou trois mille santés ; la table fut étayée, tous les électeurs dansèrent dessus ; le maréchal, qui étoit boiteux, y menoit le branle ; tous les convives s’enivrèrent. L’électeur de Saxe et le maréchal de Gramont restèrent toujours depuis les meilleurs amis du monde. »
(69) Ibid., p. 448 : L’électeur palatin « étoit sobre pour le boire et le manger, mais se livrant volontiers aux plaisirs d’aimer les dames ; civil autant qu’on le peut être sans toutefois rien perdre de sa dignité »
; bon esprit, possédant beaucoup de langues en perfection, « savant au dernier point dans toutes les constitutions de l’Empire ; d’une conversation aimable, et dans laquelle il y avoit toujours de quoi apprendre ; défiant et soupçonneux outre mesure ; et souvent l’on avoit lieu de s’apercevoir qu’il étoit quelquefois périlleux de prendre une entière confiance à ce qu’il promettoit, lorsque son intérêt y étoit contraire »
.
(70) Ibid., p. 457 :
« L’électeur de Mayence fit tous ses efforts pour engager le maréchal de Gramont à manger avec l’électeur de Trêves ; mais il lui fut impossible d’y réussir, parce que, dans les repas où se trouvoit l’électeur, il falloit toujours boire jusqu’à l’excès, seule et unique chose en quoi il excelloit ; au contraire, le maréchal de Gramont étoit ennemi de ces sortes de plaisirs ; cela fit qu’il ne le connut que fort médiocrement. Tout ce que l’on peut en dire, suivant l’idée qu’il en a donnée, est que c’étoit un homme qui, par rapport à l’esprit, étoit brouillé avec le sens commun, sans érudition, point d’étude, et avoit une aussi foible connoissance des affaires de l’Empire que des siennes propres. Quant au corps, il étoit grand, et fort camard. Il excelloit dans la connoissance du bon vin, dont il prenoit une si grande quantité, et pendant tant de temps, qu’il faisoit avouer, à ceux qui buvoient avec lui, qu’il étoit très difficile de lui tenir tête. On eut la satisfaction de faire rendre à son frère l’argent qu’on lui avoit donné de la part du Roi, et il eut la douleur de le restituer avec amertume : ce qui ne se fit pas sans beaucoup de résistance, car c’étoit un cavalier des plus tenaces.
« L’électeur de Cologne, cousin germain de celui de Bavière, étoit un prince dont les qualités de l’âme ne cédoient en rien à celles de la naissance. Sa bonté naturelle ne se peut exprimer : désintéressé au dernier point (louange peu due aux Allemands, ainsi que je l’ai répété plusieurs fois), ferme dans ses paroles, sensible à tout ce qui pouvoit toucher son honneur, civil autant que les prétentions de la maison de Bavière, qui ne sont pas petites, lui pouvoient permettre ; qui n’a jamais connu de femme en sa vie, et qui ne buvoit par excès que lorsque de certaines compagnies et les occasions le portoient indispensablement à le faire. Son génie n’étoit pas fort élevé, et son naturel doux et facile faisoit qu’il se laissoit gouverner, particulièrement par le comte Egon de Furstemberg, lequel étoit devenu le maître de ses volontés ; il s’adonnoit fort à la chimie, mais plutôt par curiosité que par aucune espérance de trouver la pierre philosophale, dont on l’avoit accusé. « Il avait pour devise : Bis decipi ab uno ignominiosum est. « Son parler étoit aussi franc que son procédé. »
Le maréchal de Gramont, il est juste de rajouter, ne vit pas à Francfort l’électeur de Brandebourg, retenu par la guerre qu’il avait avec la Pologne (ibid., p.456).
(71) « Le sceau des réconciliations en Allemagne est d’ordinaire un grand repas, quoique entre gens fort sobres »
, fait observer le maréchal DE GRAMONT, à propos de l’accommodement de l’électeur de Mayence et du palatin. Et ailleurs : « Un grand repas qu’on fit ensuite chez l’électeur [de Bavière], qui dura depuis midi jusqu’à neuf heures du soir (car rien ne se rapatrie bien et solidement avec les Allemands que dans la chaleur du vin où ils appellent les convives qui boivent le mieux et le plus longtemps leurs chers frères), renouvela toute l’ancienne tendresse de l’électeur et des ambassadeurs de France. Ce ne furent que protestations d’une amitié véritable, et détestations de tout ce qui avoit pu causer la moindre défiance de part et d’autre. Et le maréchal de Gramont prit à fort bon augure lorsqu’au premier verre de vin, l’électeur lui dit, avec une mine ouverte et gaillarde : Non sit jurgium inter fratres. » Mémoires, collection Petitot, LVI, p. 477. Le maréchal règle son train selon la coutume du pays. Il abreuve, à Francfort, toute la ville : « Les foudres de vin étoient partout enfoncés, et il y avait des gens préparés pour faire boire tout le monde : ce qui se passa avec beaucoup d’allégresse et une approbation générale. Les trompettes et les timbales retentissoient de tous côtés, et l’on n’entendoit que des voix tumultueuses qui crioient de toutes leurs forces : Vive le roi de France et son ambassadeur le maréchal de Gramont, qui nous régale si bien avec tant de profusion et de magnificence ! Il ne faut bouger de chez lui, et ne jamais aller chez les autres, où il n’y a ni plaisirs, ni largesses, ni grâce à obtenir. Ce sont les discours que le peuple tenoit à quarante pas du logis du roi de Hongrie et de l’archiduc : ce qui ne laisse pas d’avoir sa singularité, surtout, dans une ville où six mois avant tous les Français étoient en horreur, et où on les eût volontiers brûlés. » — Ibid., LVII, p. 23.
Tout est à ces peuples occasion de boire, comme à leurs princes. — Aux obsèques de l’électrice de Brandebourg, en 1667, un Hessois note : « Les princes ne se retirèrent qu’après avoir bien arrosé de vin le tombeau de la défunte »
, car « il y fut beu d’importance ». — « A nopces, ils ont grand nombre de trompettes et de hautbois, au son desquels ils font beuverie. Qui ne veut boire est tenu pour méchant et schlemm (coquin). » Études religieuses, livraison du 20 juin 1915, article cité. — Cf. Pagès, Le Grand Électeur et Louis XIV, p. 181.
(72) Les États, empires, royaumes et principautés du monde... (par Davity). Genève, Jean-Antoine et Samuel de Tournes, 1665, p. 449 :
« Ceux de Saxe boivent si démesurément que ceux qui versent ne sçauroient presque fournir aux beuveurs : tellement qu’on met un grand pot sur la table, où chacun en prend autant qu’il veut, et par ce moyen ils font carroux à outrance. Ils sont tellement addonnez à l’yvrognerie, qu’ils convient, voire mesme contraîngnent à boire chacun. Le pis est qu’ils ne se contenten pas d’avoir beu jusqu’à s’enyvrer, et rendre leur gorge, veu qu’ils continuent jour et nuyt ceste vie. Celuy de la trouppe qui boit le mieux, non seulement rapporte loüange et honneur de sa vilenie, mais encore est couronné d’un chappeau de roses ou d’autres fleurs et herbes, ou quelque gentillesse pour le prix de sa victoire. Leur façon de faire s’est espandüe par toute l’Allemagne. Tandis qu’ils banquettent, si quelqu’un passe près d’eux, soit le maître du logis, ou autre, tous ceux qui ont quelque verre plein, se lèvent et boivent à sa bonne grâce, et cela veut dire qu’il faut aussi qu’il boive à eux. Ils tiennent pour leur ennemy celuy qui, estant souvent convié à boire, ne leur fait raison : tellement que ce mépris est plusieurs fois vengé par quelque meurtre. »
(73) SAINT-AMANT, Ode héroï-comique pour Mgr le Prince, lors Duc d’Anguien, Son Altesse s’en retournant commander l’armée d’Allemagne, l’an 1645 :
...Rasfle-moy Heydelberg d’abort :
Le sein en cache une merveille
De qui le beau renom m’endort
Et dont la grandeur me resveille.C’est ce prodige des vaisseaux
Qui porte une mer dans un antre,
Une mer dont les doux ruisseaux Du bon Bacchus enflent le ventre.Il faut, avant que d’en partir,
Gagner cette reine des tonnes,
Qui seule pourroit engloutir
Tou le nectar de dix autonnes.Quant tu l’auras gagnée à toy,
Ne doute plus de tes conquestes ;
Chacun des tiens deviendra roy,
Et tous tes jours seront des festes
Elle est de l’empire germain
La déesse et garde fatale,
Et qui la tiendra sous sa main
Tiendra sa force capitale...
MONTESQUIEU alla voir aussi le grand foudre d’Heidelberg. Voyages, t. II, p. 165 : « Le tonnelier vient vous servir à boire dans une coupe formidable ; mais il y met peu de vin. Il faut boire à la santé de l’Électeur, et, si l’on manque à certaines cérémonies, on est battu sur les fesses, comme aussi si l’on donne un coup sur le sacré foudre. »
— « Déesse, vraiment, et garde fatale »
, cette reine des tonnes. Quand les Français eurent démoli le château, « ils voulurent aussi faire sauter le foudre ; mais, par un miracle, la mine s’éventa »
. Gott mit uns !
(74) SAINT-AMANT, La Polonoise : à Théandre, forme d’épistre, 1658 :
... L’Elbe sçeut par mes regrets
Mes ennuis les plus secrets :
Ma douleur pesante et sombre
Affligeoit ses vastes bords,
Et je n’estois plus qu’une ombre
Qui gémit loin de son corps...Je vins sans ouvrir le bec
De Hambourg jusqu’à Lubec.
C’est une assez belle ville,
Luther y berne Calvin ;
Mais sa façon rude et vile
M’y rend aigre le bon vin.
Ma haste à grands coups d’estoc
Perça Wismar et Rostoc ;
J’enfilay Stettin en suitte,
Où, mieux que je n’eusse crû,
Autre liqueur que l’eau cuitte
Refit l’Appolon recrû.
Bacchus y chargea mes dois
Entre des Mars suédois ;
Et, sur l’ais où l’on festine,
Un grand trésor présanté
De Louyse et de Cristine
Contint l’auguste santé.
Ce beau gouffre de buffet
Ne parut pas sans effet ;
Je l’assechay sans haleine,
Chose formidable à voir,
Et pour l’une et l’autre reine
Fy triompher mon devoir.
De là, dans un coche bleu.
Je montay, le front en feu :
La vaste Poméranie
Résonna sous nos chevaux,
Et corbeille bien garnie
M’en fit vaincre les travaux…
Quoy qu’en terre où l’ouy soit ya,
Les Vormans y disent dia ;
La remarque en est fort belle ;
Elle est digne du papier,
Aussy sur une escabelle
L’escrivy-je en un clapier.
Que l’on boit d’estranges nuits
Dans ces gistes pleins d’ennuis !
Là, couchez sous toît de chaume
On tremble au son d’un crachat,
Et comme à la longue paume
La main s’appreste au rachat.
Les yvrongnes passagers
Y font courre cent dangers
Ils petunent sur la paille,
Où, pesle-mesle estendus,
Du noble et de la canaille
Les ordres sont confondus.
Le silence et le repos
Y cèdent au bruit des pots,
Et par un farouche usage
Avec qui l’orgueil se joint.
Le respect est un visage
Que l’on n’y reconnoist point.
L’esclat des ris insolens
Regne en ces lieux pestilens,
La communauté les porte ;
Et l’honneur, mis au bas bout,
Y voit escrit sur la porte :
Le Ghelt (1) autorise tout.
On serait bien mieux couché
En Halle un jour de marché ;
L’un y tousse, l’autre y ronfle,
L’autre y fait peter un rot,
Et l’autre son ventre y gonfle
De vilaine bière-en-brot (2).
Mais ma plus aspre douleur
Cependant, sans murmurer,
C’est l’excessive chaleur ;
Je ne puis souffrir la mode
Du poisle estouffant et vain,
Et trouverois plus commode
Le froid antre d’un Silvain.
Il la fallut endurer.
J’essuyay bien d’autres peines
Avant que d’estre à Danzic ;
Mais il faudroit six semaines
Pour narrer tout ric-à-ric.
(Le poète traverse, au-delà de Stettin,
une forêt jadis infestée de brigands, qui dure
pour le moins six grandes lieues d’Allemagne).
Je coulay des jours entiers
Dans ces lugubres sentiers :
Je n’y vis ni bruns, ni fauves,
Et tant de monts je bravay
Qu’en la Prusse, bagues sauves,
A la fin je me trouvay.
Danzic, du haut d’une tour,
M’offrit son ample séjour :
J’en saluay la contrée
Sous le solstice hyvernal,
Et dedans fis mon entrée
Comme pièce en arsenal.
J’y logeay jusqu’au mardy
Qui de graisse est rebondy :
Je solennisay sa feste
Presqu’au nez du lendemain,
Et pour m’eschauffer la teste
Un pié m’y glaça la main (3).
Ton nom, que j’estime tant,
Y fit un bruit esclatant :
Nous le busmes à la ronde
Selon les formalitez,
Et j’enivray tout le monde
De tes rares qualitez.
Le règne maigre venu,
Je cendray mon poil chenu :
Puis, entre joyeux et morne,
Du temps, entre laid et beau,
Je m’en allay voir à Thorne
Le copernique tombeau...
Enfin, après quelques jours,
Mes pas bornèrent leur cours :
Je parvins à Varsovie,
Et l’on m’y receut si bien,
Que, de crainte de l’envie,
Mon bonheur n’en dira rien…
(1) L’argent (Geld)
(2) « Certain tripotage fait de bières, de beurre et de pain bouillis ensemble »
, met en note Saint-Amant. —Bier und brot, bière et pain.
(3) Il faisait un tel froid que le verre gela entre ses doigts.
(75) Voici quelques échantillons cités par Jean JANSSEN : VI, 172.
Toujours joyeux, c’est ma devise !
J’y serai fidèle toute ma vie !
J’entends me soûler toute la nuit,
Boire à ma soif dès le matin !
Il était une fois une femme,
Larida !
Qui sortait pour aller boire,
Larida !
Mais elle voulait y aller sans son homme,
Larida !
Si tu vas au cabaret sans moi,
Larida !
Eh ! bien, j’irai chercher une autre femme,
Larida !
(d’après Hoffmann von Fallersleben, Gesellschaftslieder, p. 155-157).
Cf. Gœdeke und Tirttmann, Liederbuch aus dem Sechzehnten Jahrhundert, 129, 133.
Voy. Menzel, Deutsche Dichtungen, II, 348.
Hélas ! hélas ! je ne peux plus me traîner !
Que m’est-il donc advenu ?
Je ne tiens plus sur mes pieds !
Comment en suis-je venu-là ?
Je suis tout étourdi,
e vais me laisser tomber sur ce banc !...
Oh ! misère, je ne puis m’asseoir !
L’estomac déborde, il est trop plein !
Le vin ne veut pas rester avec moi.
(HOFFMANN VON FALLERSLEBEN, Gesellschaftslieder, p. 174.)
Janssen cite encore ces couplets :
Nous ferons la noce jusqu’au matin !
Amis, soyons gais ! arrière les soucis !
Avez-vous jamais entendu dire
Que quelqu’un fût revenu de l’enfer
Pour raconter ce qui s’y passe ?
Faire la noce avec ses amis n’est pas un crime !
Soûle-toi donc, puis va te coucher,
Lève-toi vite, et soûle-toi de nouveau.
EGIDIUS ALBERTINUS. De conviviis, 65b66.)
Bois et couche toi,
Lève-toi et bois de nouveau.
Débarrasse-toi de ce qui te gêne…
Tel est le conseil du grand Alexandre,
Car un excès en guérit un autre.
(GASPARD STEIN, Peregrinus.)
et cette chanson de route :
Rantanplan !
Gare à toi, paysan !
Moi, je ne suis pas un bigot !
Je vole et je pille sans scrupule !
Le lansquenet et le porc
Font bien de se remplir la panse,
Car ils ne savent jamais
Quand on les saignera.
(Communiqué par H. FRISCHBIERUR, Zeitschrift für deutsche Philologie, IX, 213-119.)
(76) DAVITY, ouvrage cité, p. 450 ; De L’Estat de l’Empire :
« Les Suéviens (Souabes) sont fort enclins à la paillardise, et les femmes y sont d’aussi bonne composition que les hommes sçauraient souhaitter, et l’un et l’autre sexe commence de bonne heure à se mêler de cette besogne, et s’en retire bien tard. »
(77) Ibid. :
« Les Francons ne diffèrent ny en proportions de corps ny en façons d’habits du reste des Allemands... Ils endurent fort le travail, et sont addonnez, tant hommes que femmes, à cultiver les vignes, tellement qu’aucun n’y demeure sans rien faire. Ce peuple, pressé de pauvreté, vend son vin, et boit de l’eau, d’autant qu’il mesprise la bière (
« louange peu due aux Allemands », en général, répéterait le maréchal de Gramont). Ils sont insolens, fiers de leur naturel, ayant bonne opinion d’eux-mesmes, et méprisent toutes les autres nations, voire mesme mesdisent si fort des autres, que les estrangers qui fréquentent avec eux n’ont garde de leur dire le pays de leur naissance, s’ils ne sont trop légers à parler. Ceux qui souffrent patiemment leur arrogance sont les bien venus, et lorsqu’ils les ont essayez avec ceste fascheuse façon, ils les reçoivent souvent pour leurs alliez, et leur donnent leurs filles et parentes en mariage. Ils sont au reste fort dévots, et toutesfois addonnez au blasphème et au larcin, dont l’un luy (sic) semble beau, et l’autre loisible. »
(78)Ibid. :
« Pour le regard de ceux de Bavière, ils sont si sales, si rudes et si brutaux, que si l’on vient à les comparer au reste des Allemands, on les pourra justement nommer Barbares. Mais les vices dont ils sont plus entachez sont la discourtoisie et le larcin. »
(79) Ibid. : « Les Westphaliens sont ingénieux et bons guerriers, niais vicieux et rusez. »
(80) Ibid., même page.
(81) Ibid., p. 451.
« Pour conclusion, reprend DAVITY, les peuples d’Allemagne (y compris l’Autriche) font profession d’être fort loyaux, et pour-dire vray ils sont plutost nez à la simplesse qu’à la ruse, laquelle ils ne sçavent pas imaginer d’eux-mesmes, mais en un païs estranget ils sont d’autant plus propres à tromper les autres, que l’on se deffie moins d’eux, et l’on peut dire que la chasteté est plus louée que gardée en cette province. Ce n’est pas parmy eux un vice de s’enyvrer, et mesme ils disent que les fins et trompeurs ont introduit l’abstinence du vin, afin de ne découvrir leurs mauvaises pensées après avoir bu. »
(82) Journal de voyage, p, 106 :
« M. de Montaigne trouvoit à dire trois choses en son voïage ; l’une qu’il n’eut mené un cuisinier pour l’instruire de leurs façons et en pouvoir un jour faire la preuve chez lui ; l’autre qu’il n’avoit mené un valet allemand, ou n’avoit cherché la compagnie de quelque gentilhomme du païs;... la tierce... Il mêloit à la vérité à son jugement un peu de passion du mespris de son païs qu’il avoit à haine et à contrecœur pour autres considérations (il ne reçut qu’en Italie la nouvelle de son élection comme maire de Bordeaux) ; mais tant y a qu’il préféroit les commodités de ce païs-là sans cornpareson aux franceses... »
(83) A Bolzan (Botzen ou Bolzano), M. de Montaigne s’écria
« qu’il connoissoit bien qu’il commençoit à quitter l’Allemagne ; les rues plus estroittes et point de belle place publique... De ce lieu, M. de Montaigne escrivit à François Hottoman, qu’il avoit veu à Basle : Qu’il avoit pris si grand plesir à la visitation d’Allemagne, qu’il l’abandonnoit à grand regret, quoyque ce fut en Italie qu’il aloit : que les estrangiers avoint à y souffrir comme ailleurs de l’exaction des hostes ; mais qu’il pensoit que cela se pourroit corriger, qui ne seroit pas à la mercy des guides et truchemans qui les vandent et participent à ce profit. Tout le demourant lui sembloit plein de commodité et de courtoisie, et surtout de justice et de sûreté…»
Ibid. p. 148.
Par exemple, MONTAIGNE vante la cuisine allemande, « d’un si bon goust, aux bons logis, que à penes nos cuisines de la noblesse française lui sembloint comparables ; et y en a peu qui aient des sales si bien parées »
. Il ne se plaint que du manque de feu (en dehors des poëles) et du manque de matelas ; mais il essaie « à se faire couvrir au lict d’une coite, comme c’est leur cotume »
et se loue fort de cet usage. Il admire jusqu’aux lambris de sapin, jusqu’aux cages pleines d’oiseaux, jusqu’aux assiettes de bois, jusqu’aux « vergettes de poil de quoi ils époussètent leurs bancs et tables »
. Ibid. p. 104, 111, 114.
Ibid. p. 147.« M. de Montaigne disoit : qu’il s’étoit toute sa vie meffié du jugement d’autruy sur le discours des commodités des païs estrangiers, chacun ne sçachant gouster que selon l’ordonnance de sa coustume et de l’usage de son village, et avoit faict fort peu d’estat des avertissemans que les Voïageurs lui donnoint : mais en ce lieu il s’esmerveilloit encore plus de leur bestise, aïant et notamant en ce voïage, ouï dire que l’entredeus des Alpes en cet endroit étoit plein de difficultés, les meurs des homes estranges, chemins inaccessibles, logis sauvages, l’air insuportable. Quant à l’air, il remercioit Dieu de l’avoir trouvé si dous, car il inclinoit plutost sur trop de chaut que de froit ; et en tout ce voïage, jusques lors, n’avions eu que trois jours de froit et de pluïe environ une heure ; mais que du demourant, s’il avoit à promener sa fille, qui n’a que huit ans, il l’aimeroit autant en ce chemin qu’en une allée de son jardin ; et quant aus logis, il ne vit jamais contrée où ils fussent si drus semés et si beaux, aïant tousjours logé dans belles villes bien fournies de vivres, de vins, et à meilleure raison [à meilleur compte] qu’ailleurs. »
(85) Journal de voyage, page 108.
(86) Essais (éditions de 1580 et de 1595), livre II, chapitre II. En rattachant à la « grossièreté » des Allemands leur « yvrognerie »
, Montaigne aurait-il touché juste, à cela prés qu’il aurait pris l’effet pour la cause, et réciproquement ? On lit, dans le compte rendu de la dernière séance de l’Académie de médecine : « M. Fiessinger apporte une intéressante étude sur les « maladies du caractère »
. Ces maladies sont l’effet d’une répercussion du « grand sympathique ». Un chapitre spécial de son étude est consacré au caractère allemand. L’auteur montre comment l’abus des victuailles et des boissons, pendant les longues stations dans les brasseries, amène dans le « grand sympathique » des Allemands des modifications qui expliquent leur lourdeur d’esprit, leur grossièreté et leur brutalité. » — Ainsi se seraient rencontrés le sens psychologique de Montaigne et la plus moderne physiologie.
(87) Sauvegarde pour la maison de Baignolet contre les reistres, dans le Recueil des Œuvres poétiques de Jean PASSERAT, lecteur et interprète du Roy. A Paris, chez Abel l’Angelier, 1606.
(88) JULES MICHELET, Voyage en Allemagne, juin-juillet 1842 ; publié par Gabriel Monod, Jules Michelet, études sur sa vie et ses œuvres, avec des fragments inédits. Paris, Hachette, 1905.