Délégué de l'Académie française
Messieurs,
Le soldat de 1914... Nous ne pensons qu’à lui. Nous ne vivons que pour lui, comme nous ne vivons que par lui. Je n’ai pas choisi ce sujet : il s’est imposé à moi. Je m’excuse seulement de venir, en costume d’apparat, avec une épée inutile, vous parler de ceux dont l’uniforme est troué de balles et le fusil noir de poudre. J’ai honte surtout de mettre une voix si faible au service d’une si grande cause. Mais qu’importent les mots, puisque les plus éclatants pâliraient auprès des actes dont chaque jour nous fait les témoins ? À l’heure des actes, nous n’avons, nous, que des mots : qu’ils aillent du moins, ces mots, jaillis du cœur, porter à ceux qui, là-bas, vers la frontière, se battent pour la patrie, l’élan de notre reconnaissance et la ferveur de notre admiration.
Toute notre histoire n’est que celle de la vaillance française, ingénieuse à prendre des formes diverses et à s’adapter chaque fois aux conditions différentes de la guerre. Soldats du Roi ou de la République, vieux grognards qui grognaient toujours et suivaient quand même, jeunes Marie-Louise qui déchiraient la cartouche d’une lèvre enfantine, vétérans des combats d’Afrique, cuirassiers de Reischoffen ou mobiles de la Loire, tous, ils ont fait, à l’instant du devoir et du sacrifice, tout ce que la France attendait de ses enfants. Or, voici qu’à son tour s’est levé pour cette guerre le soldat qu’il fallait. Et, après tant de héros, il a inventé une forme nouvelle de l’héroïsme.
Je dis le soldat. C’est bien le soldat qu’il faut dire. Ici commence ce qu’une seule expression désigne clairement : le miracle français. Car, cette union nationale, où toutes les opinions se sont confondues, n’est qu’une image de l’unité qui tout de suite s’est faite dans notre armée. Certes, quand la guerre a éclaté, elle a trouvé prête et l’arme au pied la France militaire : simples troupiers, officiers dont aucun n’a jamais douté qu’un jour il conduirait ses hommes au feu, et cet admirable état-major qui, sans jamais se laisser détourner de son but, poursuivait son œuvre dans le silence et le recueillement. Mais il y avait, à côté de cette France armée, une autre France, la France civile, qu’une longue paix avait habituée à ne pas croire à la guerre, et qui surtout, en songeant aux horreurs d’une Europe à feu et à sang, ne pouvait concevoir qu’aucun être au monde en assumât la responsabilité devant l’histoire. La guerre est venue surprendre l’employé dans son bureau, l’ouvrier à son atelier, le paysan dans son champ. Elle les a arrachés à l’intimité de leur foyer, aux douceurs de la vie de famille qui, en France, est plus douce qu’ailleurs. Il leur a fallu laisser à la maison des êtres tendrement aimés. Ils ont, une dernière fois, serré dans leurs bras la chère compagne, si émue mais si fière, et les enfants dont les plus grands ont compris et n’oublieront pas. Et tous, l’artiste et l’artisan, le prêtre et l’instituteur, ceux qui rêvaient de la revanche et ceux qui rêvaient de la fraternité des peuples, ceux de toutes les idées, de toutes les professions, de tous les âges, en prenant leur rang dans l’armée, ont pris son âme, une même âme, et sont devenus le même soldat.
La guerre qui attendait ces hommes, dont beaucoup ne semblaient pas faits pour la guerre, c’était une guerre dont on n’a jamais vu la pareille. On nous a parlé de guerres de géants, de batailles des nations, mais on n’avait jamais vu une guerre s’étendre de la Marne à la Vistule, on n’avait jamais vu des batailles développer leur front sur des centaines de kilomètres, durer des semaines, sans s’interrompre ni jour ni nuit, et mettre aux prises des millions d’hommes. Et jamais, dans ses pires cauchemars, l’imagination hallucinée ne s’était représenté les progrès réalisés aujourd’hui dans l’art de faucher les existences humaines. L’armée allemande, — à qui l’État allemand n’a jamais rien refusé, ni son appui moral, ni l’argent, nerf de la guerre, — a pu profiter de tous ces perfectionnements, mettre en formule la violence qui brusque l’attaque, préparer l’espionnage qui guette l’ennemi désarmé, organiser jusqu’à l’incendie, et devenir ainsi, forgé par quarante-quatre années de haine, le plus formidable outil de destruction qui ait encore semé la ruine et la mort. Elle arrivait forte de l’irrésistible poussée de ses masses, dans un déchaînement de tempête, dans un grondement de tonnerre, furieuse d’avoir vu se dresser sur son passage ce petit peuple belge qui vient d’inscrire son nom au premier rang des nations chevaleresques. Et déjà ses chefs se voyaient maîtres de Paris, qu’ils menaçaient de réduire en cendres — et qui n’a pas tremblé.
C’est à la rencontre de ce colosse de guerre qu’a marché notre petit troupier. Et il l’a fait reculer.
Dans cette guerre nouvelle, il apporte d’abord les qualités anciennes, qui sont les qualités de toujours. Le courage, n’en parlons pas. Le courage, est-ce qu’on en parle ? Lisez seulement les brèves citations à l’ordre de l’armée. Le brigadier Voituret, du 2e dragons, blessé mortellement au cours d’une reconnaissance, crie : « Vive la France ! Je meurs pour elle, je suis content ! » Le cavalier de 1re classe Chabannes, du 18e chasseurs, désarçonné et blessé, répond au major qui lui demande pourquoi il ne s’est pas rendu : « Nous autres, en France, nous ne nous rendons jamais ! » Et ceux qui, mortellement blessés, restent à leur poste, afin de tenir avec leurs hommes jusqu’au bout ! Et ces blessés qui, nous en sommes tous témoins, n’ont qu’un désir ; retourner au feu ! Et celui qui, à jamais mutilé, me disait : « Ce n’est pas cela qui me fait de la peine, mais c’est que je ne verrai pas le plus joli !» Ceux-là, et les autres, et les milliers d’autres, parlerons-nous de leur courage, et qu’est-ce que cela signifierait de dire qu’ils ont du courage ? Mais quel élan ! C’est le seul reproche qu’il y ait à leur faire : ils sont trop ardents, ils n’attendent pas l’instant de charger, de pousser l’ennemi la baïonnette dans les reins. Quel entrain ! Quelle gaieté ! Toutes les lettres de nos troupiers débordent de belle humeur. On s’est demandé d’où vient ce sobriquet blagueur : les Boches ! Il vient d’où tant d’autres sont venus ; il a pour auteur personne et tout le monde : il est le produit spontané de cette humeur gauloise qui raille le danger et tout de suite prend avec lui des familiarités. Quelle fierté ! Quel sentiment de l’honneur ! Tandis que l’officier allemand, placé derrière ses hommes, les pousse comme un troupeau, le revolver au poing et l’injure à la bouche, on n’entend de notre côté que ces mots, ces beaux mots, ces mots radieux : « En avant… Pour la Patrie ! », appel de l’officier français à ses enfants qu’il entraîne en leur donnant l’exemple, en allant au feu le premier, devant eux, à leur tête. Et, suprême parure, quelle grâce dans la bravoure ! Quelques instants avant d’être emporté par un éclat d’obus, le colonel Doury répond à l’ordre de résister sur place et à outrance : « C’est bien : on résistera. Et maintenant, pour mot d’ordre : le sourire. » C’est comme une fleur jetée sur la brutalité scientifique de la guerre moderne, ce ressouvenir de la guerre en dentelles… Voilà le soldat français tel que nous l’avons toujours connu, à travers quinze siècles d’histoire de France.
Le voici maintenant tel que nous ne le soupçonnions pas et tel qu’il vient de se révéler.
Aller de l’avant, oui, mais se replier en ordre, comprendre qu’une retraite peut être un chef-d’œuvre de stratégie, trouver en soi cette autre sorte de courage qui consiste à ne pas se décourager, savoir attendre sans se laisser démoraliser, garder inébranlable la certitude du résultat final, c’est une vertu que nous ne nous connaissions pas : la patience. Elle nous a valu notre victoire de la Marne. Un chef la personnifie, le grand chef, avisé et prudent, ménager de ses hommes, résolu à ne livrer bataille qu’à son heure et sur son terrain, et vers qui se tournent aujourd’hui tous les regards du pays calme et confiant.
Emporter une position d’assaut, oui, mais rester impassible sous la pluie de la mitraille et l’éclatement des obus, dans le bruit infernal et l’épaisse fumée, tirailler contre un ennemi qu’on ne voit pas, disputer pied à pied un terrain semé de pièges, reprendre dix fois le même village, creuser le sol pour s’y tapir, épier, pendant des jours et des jours, l’instant où la bête traquée s’aventurera hors de son terrier, ce flegme et ce sang-froid, les avons-nous appris au voisinage de nos alliés anglais ? C’est dans les rapports anglais que nous lisons les éloges décernés à notre armée pour son endurance et sa ténacité.
Cueillir sur le champ de bataille le laurier des braves, oui. Nous tous, Français, nous sommes amoureux de la gloire. Les récits de guerre que nous avons lus, encore enfants, enlèvements de redoutes, fougueuses chevauchées, luttes furieuses autour du drapeau, nous laissaient tout frémissants et, comme les Athéniens, au sortir d’une tragédie d’Eschyle, brûlaient de marcher à l’ennemi, le livre fermé, nous rêvions de combats où nous illustrer. Depuis lors, la littérature militaire s’est bien modifiée, et les communiqués sur lesquels se précipite deux fois par jour notre avidité de nouvelles ne nous entretiennent d’aucune de ces prouesses. « À l’aile gauche, nous avons progressé... À l’aile droite, nous avons repoussé de violentes contre-attaques... Sur le front, situation inchangée. »
Où sommes-nous ? Quelles troupes ? Quels généraux ? Rien de tout cela. Le voile de l’anonymat recouvre les actions d’éclat, comme la barrière d’un mystère impénétrable protège le secret des opérations. Donc, ils ont supporté toutes les fatigues et bravé tous les dangers, ils n’ont jamais su le matin si le jour qui se levait n’était pas leur dernier jour, et les plus savantes manœuvres et les plus hardis faits d’armes s’estompent, s’effacent, se perdent dans la prose volontairement incolore d’un bulletin énigmatique. Mais ce sacrifice-là aussi, ils l’ont fait. Être, à la place qui leur est assignée, une part grande ou infime de l’œuvre commune, c’est toute la récompense qu’ils ambitionnent. Était-ce bien d’hier, le mal de l’individualisme ? Le soldat de 1914 nous en a guéris. Jamais on n’avait poussé plus loin le désintéressement de soi et la modestie.
Disons-le d’un mot : Jamais on n’avait fait d’aussi grandes choses aussi simplement.
Ah ! c’est qu’il sait, lui, pourquoi il se bat ! Ce n’est pas pour l’ambition d’un souverain ou pour l’impatience de son héritier, pour la morgue d’une caste de hobereaux ou pour le gain d’une firme de commerçants. Non. Il se bat pour la terre où il est né et où dorment ses morts, il se bat pour délivrer le sol envahi et lui rendre les provinces perdues, pour son passé frappé au cœur par les obus qui ont bombardé la cathédrale de Reims, pour que ses enfants aient le droit de penser, de parler, de sentir en français, pour qu’il y ait encore dans le monde, qui en a besoin, une race française. Car c’est bien à cela que vise cette guerre de destruction : la destruction de notre race. Alors la race s’est émue jusque dans ses plus intimes profondeurs ; elle s’est redressée tout entière et ramassée sur elle-même ; elle a rappelé du plus lointain de son histoire toutes ses énergies, pour les faire passer dans celui qui est aujourd’hui chargé de la défendre ; elle a mis en lui, avec la vaillance des anciens preux, l’endurance du laboureur penché sur son sillon, la modestie des vieux maîtres qui ont fait de nos cathédrales des chefs-d’œuvre anonymes, et la probité du bourgeois, et la patience des petites gens, et cette conscience du devoir que les mères enseignent à leurs fils, toutes ces vertus qui, élaborées d’une génération à l’autre, deviennent une tradition, la tradition d’une race laborieuse, forte d’un long passé et faite pour durer. Et ce sont elles, toutes ensemble, que nous admirons chez le soldat de 1914, image complète et superbe de la race tout entière.
Quand elle poursuit ce but, le plus noble de tous, la guerre est sublime et tous ceux qui y entrent en sont comme transfigurés. Elle exalte les âmes, elle les élargit, elle les purifie. À l’approche du champ de bataille, une ivresse sacrée, une sainte allégresse s’empare de ceux à qui a été réservée cette joie suprême de braver la mort pour la patrie. La mort, on la voit partout, et on n’y croit plus ! Et quand, certains matins, au son du canon qui mêle ses grondements à la voix mystique des cloches, dans l’église dévastée qui par toutes ses brèches montre le ciel, l’aumônier fait descendre, sur le régiment qu’il accompagnera tout à l’heure au feu, la bénédiction d’en haut, tous les fronts se courbent pareillement et sentent passer sur eux le grand souffle qui vient de Dieu.
Hélas ! la beauté de la lutte ne m’en cache pas les tristesses. Combien sont partis, pleins de jeunesse et d’espérance, et ne reviendront pas ! Combien déjà sont tombés avant d’avoir vu se réaliser ce qu’ils ont tant souhaité, semeurs qui, pour féconder la terre, l’ont arrosée de leur sang et n’auront pas vu lever la moisson ! Du moins leur sacrifice n’aura pas été inutile. Ils ont réconcilié leur patrie divisée, ils lui ont fait reprendre conscience d’elle-même, ils lui ont rappris l’enthousiasme. Ils n’ont pas vu la victoire, mais ils nous l’ont méritée. Honneur à eux, frappés les premiers, et gloire à ceux qui les vengeront ! Nous les embrassons tous dans le même culte de la même piété.
Puisse, grâce à eux, s’ouvrir une ère nouvelle et naître un monde où les peuples respireront plus librement, où des injustices séculaires seront réparées, où la France, relevée d’une longue humiliation, reprendra son rang et renouera la chaîne de ses destinées ! Alors, dans cette France assainie, vivifiée, quel réveil, quel renouveau, quelle sève, quelle floraison magnifique ! Ce sera ton œuvre, soldat de 1914. Nous te devrons cette résurrection de la patrie bien-aimée. Et plus tard, et toujours dans tout ce qui se fera chez nous de beau et de bien, dans les créations de nos poètes et dans les découvertes de nos savants, dans les mille formes de l’activité nationale, dans la force de nos jeunes gens et dans la grâce de nos filles, dans tout cela qui sera la France de demain, il y aura, cher soldat si brave et si simplement grand, un peu de ton âme héroïque.