Discours d'ouverture

de Paul Appell

Président de l'Institut de France

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Messieurs,

Le plus grand honneur que puisse rêver un savant est celui de présider la séance publique de l’Institut de France, de cette illustre compagnie qui, parmi tous les groupements d’académies constitués dans les divers pays, présente la particularité unique de réunir les lettres, les arts et les sciences, la grâce, la beauté, la vérité, union toute française, qui caractérise le génie de notre nation.

Le hasard a voulu que, dans les circonstances les plus tragiques qu’ait connues le monde moderne, cette présidence fût occupée par un Alsacien, par un Strasbourgeois. L’Alsace se trouve ainsi, par un de ses fils, à la première place dans la séance d’aujourd’hui, l’Alsace fidèle qui a souffert en silence pendant quarante-quatre ans sous le bâillon allemand, qui n’a jamais désespéré, qui voit se lever enfin le jour de la justice et, dans le triomphe du droit, la reconstitution de la patrie une et indivisible.

Depuis trois mois, notre pays est engagé dans un drame gigantesque, sans précédent, qui met aux prises deux conceptions opposées de la civilisation future de notre planète, de ce petit globe perdu dans l’espace, dont les habitants éphémères n’ont d’autre raison de vivre que l’idéal qu’ils portent en leur conscience.

Des millions d’hommes se heurtent sur des fronts traversant la France et la Belgique, en des batailles qui durent des semaines, qui recommencent à peine terminées, qui exigent des efforts d’héroïsme et une tension surhumaine de la volonté et des nerfs, auprès desquels pâlissent les plus grands faits de guerre, les plus beaux sacrifices à la patrie qui aient jamais été accomplis. Si des deux côtés les courages sont comparables et les armements de même puissance, les âmes et les consciences, ces énergies immatérielles qui constituent la force motrice secrète et décisive, sont entièrement différentes.

Du côté allemand se trouvent une organisation impeccable, une longue préparation, systématique jusque dans le détail, de tout ce qu’il est possible de prévoir et de réglementer ; l’utilisation pratique même des plus récentes découvertes scientifiques ; une conception industrielles et commerciale de la paix et de la guerre, en vue de la domination, du gain, du butin, des conquêtes et des destructions considérées comme des moyens de vaincre ; avec cette pensée directrice que la Force aussi parfaitement organisée crée le Droit, qu’elle est supérieure à tout : à la Vérité, aux traités, aux paroles données, aux idées de liberté fraternelle, de respect de l’homme et des œuvres de l’homme, acquises par l’humanité en de longs siècles de luttes et de souffrances. Le rêve allemand, naïvement avoué, est de faire de l’Allemagne le centre d’un monde, organisé comme un cuirassé, où tout se ferait avec méthode, régularité et soin, sous la domination d’un gouvernement puissant et impitoyable siégeant à Berlin ; les autres peuples de l’ancien et du nouveau continent étant admis à vivre en vassaux dociles, dans une prospérité sans dignité et sans honneur. Cette conception mécanique, d’où l’intelligence et le respect des sentiments d’autrui sont complètement exclus, repose sur une hiérarchie sociale rigidement établie : au sommet, l’officier noble, uniquement voué aux œuvres de la guerre, dominant de haut la nation ; puis, au-dessous, les puissances industrielles et commerciales, les grands propriétaires agricoles, les professeurs, les savants, les maîtres d’école, et enfin la masse du peuple, tous solidement enrégimentés, tous orientés par une formation et un enseignement systématiques, en vue de placer l’Allemagne au-dessus de tout et de faire des autres hommes les clients serviles de leur pays. N’avons-nous pas vu s’étaler la prétention d’enrôler même Dieu, pour assurer la domination de l’Empire allemand ?

À cet idéal les alliés en opposent un autre que suffisent à exprimer les deux noms de Liberté et de Justice.

Nous reprenons enfin notre rôle séculaire. Ainsi qu’il a été dit au début de la guerre qui a libéré l’Italie du Nord : quand la France tire l’épée, ce n’est pas pour dominer, c’est pour affranchir. Les nations alliées combattent pour les opprimés : l’Alsace-Lorraine, le Schleswig-Holstein, le Trentin et Trieste, la Bosnie, l’Herzégovine, la Transylvanie, les parties séparées de la Pologne. Après leur victoire, il faut que l’humanité se développe dans l’union des races diverses, dans l’épanouissement des aspirations nationales, dans le respect des trésors accumulés par l’Art et par la Science ; il faut qu’il ne subsiste plus aucun peuple opprimé, aucune violence, aucune caste militaire. Il faut que tout ce qu’il est de forces au monde soient employées à assurer la paix. Il faut que pour l’Allemagne un autre rêve succède aux ambitions monstrueuses et dominatrices : celui de n’être plus qu’un des éléments du progrès dans un monde affranchi et pacifié.

La France a proclamé en 1789 les Droits de l’Homme ; elle proclamera maintenant les Droits de l'Humanité ; après avoir vaincu l’Allemagne sur les champs de bataille, elle la vaincra sur le terrain moral, en anéantissant toute organisation de violence et en assurant les garanties essentielles du droit et de la civilisation.

C'est là l’esprit qui anime nos admirables soldats, ce sont là les pensées communes à ces jeunes gens de toutes les opinions et de tous les milieux, qui constituent la nation armée pour la défense de la patrie et de la liberté. Nous leur dirons avec M. Lavisse :

« Comme il est beau, votre héroïsme embelli de grâce et souriant à la française ! Jeunes soldats, en un mois vous avez combattu en plus de batailles que jadis les armées en des années de campagne. Jeunes soldats, vous êtes de vieux guerriers glorieux. »

À ces soldats sublimes, j’envoie, au nom de l’Institut de France, un témoignage ému d’admiration et de reconnaissance ; ils auront sauvé la Patrie et libéré le monde.

Peu nombreux sont ceux d’entre nous qui servent sous l’uniforme ; mais si l’âge interdit cet honneur à la plupart de nos confrères, il n’est pas un d’entre eux qui n’ait cherché à se rendre utile dans la mesure de ses forces. Tout d’abord, dans ces jours d’épreuves, l’Institut a tenu à rester à Paris, à son poste de travail, au milieu de cette admirable population si fièrement résolue dans les mauvais jours, si gaiement calme les jours de bonnes nouvelles, dont la volonté, l’énergie et le patriotisme confiant ont contribué à sauver Paris. Un grand nombre d’entre nous participent directement à la défense nationale, soit dans les services militaires : armes, explosifs, aviation, navigation, télégraphie sans fil ; soit dans les services de santé : hygiène générale, médecine et chirurgie, préparation des sérums, pharmacie, radiographie. D’autres se sont appliqués à soulager les victimes de la guerre. L’Institut a ouvert, à l’hôtel Thiers, place Saint-Georges, un hôpital auxiliaire qui a été organisé et qui est dirigé, d’une façon parfaite, par notre confrère M. Frédéric Masson : un second hôpital a été installé à Chantilly. Ici même, pour donner du travail à des femmes sans ressources, l’Institut a créé un ouvroir sous l’habile et consciencieuse direction de Madame Vallery-Radot. Le Comité national d'aide et de prévoyance en faveur des soldats, placé sous la présidence d’honneur de M. le président de la Chambre de Commerce, a pris pour un de ses vice-présidents M. Etienne Lamy, secrétaire perpétuel de l’Académie française ; le Patronage national des blessés a été constitué sous la présidence de M. Lavisse, de l’Académie française ; enfin, le comité du Secours national formé, sous le haut patronage du Président de la République, pour venir en aide, sans distinction d’opinions ni de croyances religieuses, aux femmes, aux enfants et aux vieillards dans le besoin, a associé notre compagnie à cette grande œuvre de solidarité et de concorde, en prenant comme président le président de l’Institut.

Messieurs, dans cette séance solennelle où apparaît l’union de nos Académies groupées en un faisceau qui représente « l’harmonie française », votre Président doit adresser un fraternel adieu à ceux de nos confrères que la mort nous a enlevés depuis un an.

[...]

(NB. : suit une évocation non reproduite ici des membres de l'Institut de France décédés depuis la dernière séance solennelle de rentrée.)


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